Tandis qu’elle parcourait les allées, Livia écoutait la neige crisser sous ses pieds.
Chaque hiver, dans la Région du Nord, le ciel était sombre et elle avait l’impression qu’un toit d’ardoise la recouvrait, tandis qu’en dessous, tout était envahi par la neige. Comme si ce triste paysage ne suffisait pas, elle souffrait également de la faim et du froid. Décidément, l’hiver était long et pénible pour tous.
Mais cet hiver-là, heureusement, il y avait une touche de couleur dans ce monde de gris, quelque chose d’encore plus lumineux qu’un arc-en-ciel et qui brillait comme une étoile éblouissante à travers la tempête de neige.
Plus elle s’en rapprochait, plus elle avait hâte de rejoindre le petit chalet qu’elle avait loué et duquel, si elle n’avait pas à gagner sa vie, elle ne sortirait sans doute jamais.
Son bébé… le fils de Gérald Wimbledon.
À chaque fois qu’elle le prenait contre elle, la jeune femme avait le sentiment de tenir dans ses bras le monde entier.
À cette pensée, Livia accéléra le pas mais alors qu’elle tournait dans la dernière allée, son cœur se serra à la vue de nombreuses empreintes de pas figées dans la neige qui semblaient venir d’une autre ruelle et menaient droit vers la cour où elle vivait avec son fils.
Tous ses voisins étaient des gens du peuple qui, même au printemps et en été, recevaient rarement de la visite, alors à plus forte raison durant les Mois des Démons. Comment se faisait-il qu’il y ait soudain tant d’empreintes dans ce quartier ?
C’est alors qu’une pensé lui traversa l’esprit. La tête lui tourna et elle se sentit envahie d’une peur indicible.
« Du calme. Ce ne peut être vrai… Ce sont sans doute des voleurs ou des réfugiés », se répétait-elle.
N’importe qui, à cette pensée, aurait pris peur mais elle, au contraire, se sentait rassurée.
Frissonnante, elle entra dans la cour mais ce qu’elle vit vint aussitôt briser son dernier espoir.
Bon nombre de patrouilleurs étaient attroupés devant sa porte, la plupart en armure de cuir souple. L’un d’entre eux, vêtu différemment, semblait être un chevalier et portait sur la poitrine un insigne indiquant qu’il était au service de la famille Kant qui régnait sur la Région du Nord.
– « Non! » Cria Livia qui, prise d’un soudain regain de forces, laissa tomber les aliments pour bébé qu’elle avait achetés à grand peine et se précipita tête baissée vers la maison, persuadée qu’elle courait droit à la mort.
Même si ces hommes n’avaient pas l’intention de la tuer, si jamais l’un d’entre eux sortait son épée pour tenter de l’arrêter, elle était prête à se jeter sur la lame.
Mais contre toute attente, la voyant arriver, les gardes s’écartèrent pour la laisser entrer.
Arrivée à la porte, elle trébucha sur le seuil, tomba et déchira sa robe. Les genoux meurtris par le sol froid et râpeux, elle fit fi de la douleur et, le visage plein de larmes, rampa vers la petite chambre dans l’espoir de voir une dernière fois son enfant. Mais en entrant dans la pièce, le spectacle qui l’attendait lui coupa le souffle.
Assise sur le lit, une jeune femme aux cheveux bleus jouait avec l’enfant sous le regard respectueux de la nourrice qui la contemplait comme s’il s’agissait d’un Seigneur.
Lorsque la dame leva les yeux vers elle, Livia comprit qu’elle n’était pas ordinaire. Elle était très belle, cependant, la jeune femme n’aurait pu la décrire avec des mots comme on en utilise généralement pour décrire une femme, que l’on peut qualifier de douce, fragile, charmante ou émotive. Elle avait beau tenir le bébé dans ses bras, il n’y avait pas l’ombre d’un regard maternel dans ses yeux. On aurait dit qu’elle tenait un jouet et non un enfant.
– « Ravie de vous rencontrer », dit lentement la jeune femme. « Mon nom est Edith Kant. Vous avez certainement entendu parler de moi. »
Le cœur de Livia fit un bond :
« La Perle de la Région du Nord! La fille aînée du Duc Kant, cette femme légendaire capable de diriger une armée de chevaliers! »
Edith était si connue dans la région que même Gérald lui en avait souvent parlé.
De l’avis de certains, elle était un adversaire plus rude encore que son père.
– « Enchantée, Votre Grâce », répondit Livia, ravalant avec peine sa salive. Puis, après une profonde révérence, elle demanda : « Auriez-vous la bonté de me dire ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? »
Sur un signe d’Edith, la nourrice s’inclina, quitta la chambre et referma la porte derrière elle.
En voyant cela, Livia se dit que cette femme lui avait certainement été envoyée par la famille Kant qui connaissait depuis toujours le secret entourant la naissance de l’enfant.
– « Je vais être brève. Le Roi m’a ordonné de ramener cet enfant issu du sang de la famille Wimbledon à la Cité Sans Hiver. »
– « Pour… l’exécuter en secret ? » Demanda Livia, le souffle court.
– « Si j’avais voulu le tuer, j’aurais pu le faire n’importe où sans avoir besoin de venir vous trouver. » Edith défit le linge qui entourait la tête du bébé, révélant ses doux cheveux gris. « Sa Majesté a besoin de lui pour apaiser le peuple. Rien d’autre. »
Livia était abasourdie.
– « Je… je ne comprends pas, Votre Grâce. »
– « C’est beaucoup plus simple que vous ne le pensez », répondit la Perle de la Région du Nord en haussant les épaules. « Avez-vous déjà entendu parler des sorcières ? »
Après avoir écouté toute l’histoire, Livia mit un certain temps à établir le rapport entre les deux. Jamais encore elle n’avait entendu parler d’un projet aussi invraisemblable. Déterminé à épouser une sorcière, Roland Wimbledon avait décidé de recourir au fils de Gérald pour dissiper les doutes du peuple! Même si elle n’y connaissait rien à la manière d’agir des nobles, son instinct lui disait que cet arrangement n’était pas clair.
« Il est Roi! Est-il vraiment obligé d’agir ainsi ? » Demandait-elle.
Elle serra les dents et prit son courage à deux mains :
« Veuillez pardonner mon audace, Votre Grâce, mais j’ai peine à croire que le Roi ait pris une telle décision. Sa Majesté croit peut-être avoir besoin du bébé, mais si jamais un jour il change d’avis, Célio va… »
– « Celio ? C’est ainsi qu’il s’appelle ? » Edith fronça les sourcils. « J’ai l’impression que vous n’avez pas compris. Vous ne pouvez désobéir à un ordre du Roi. Deux solutions s’offrent à vous : soit vous vous voyez offrir une belle somme d’argent et quittez le royaume pour n’y jamais revenir, soit vous l’accompagnez à la Cité Sans Hiver, auquel cas vous devrez prétendre être une domestique au service d’une famille noble, personne ne devant connaître votre réelle identité. »
– « Qui prendra soin de lui à ma place ? » Demanda Livia, les yeux pleins de larmes, comprenant qu’elle était bien trop humble pour faire partie de la famille royale.
– « Personne », répondit Edith.
– « Pardon ?! » S’exclama la jeune mère en levant vers elle son visage baigné de pleurs.
– « Sa Majesté n’est pas si cruelle. Si vous décidez de rester avec le bébé, il vous suffira de cacher le fait que vous êtes sa vraie mère. Sinon, rien ne changera. Vous pourrez vous occuper de lui et le regarder grandir. Nous prétendrons que la famille noble que vous serviez a été éliminée par l’Église et que la veuve de Gerald vous a confié l’enfant. » Edith s’interrompit un instant avant d’ajouter : « En outre, le Roi a déjà diffusé la nouvelle dans toutes les régions du royaume. Dans deux ou trois jours, vous en entendrez parler. Si notre souverain voulait vous voir mourir, aurait-il pris la peine de raconter cette histoire à tous ses sujets ? »
Livia porta la main à sa poitrine :
« La Perle de la région du Nord tenterait-elle de me faire comprendre que si Sa Majesté a agi ainsi, c’est pour que je sois certaine que nous serons en sécurité ? »
La jeune mère se rappela la nuit où, désespérée, elle était allée trouver le Prince Roland pour lui demander de l’aide, ce qu’il n’avait pas refusé. Avait-il un motif caché à l’époque ? Elle l’ignorait mais force lui était d’admettre que sans lui, elle aurait depuis longtemps été battue à mort par le propriétaire de la taverne.
Elle prit une profonde inspiration et s’essuya le visage. Ses jambes étaient toutes engourdies d’être restée si longtemps agenouillée, cependant, elle se maîtrisa et parvint à se relever.
– « Votre Grâce… mon enfant a-t-il une chance de devenir Roi un jour ? »
– « Non », répondit Edith avec un regard significatif. « Avant mon départ, Sa Majesté m’a bien demandé de vous dire de ne pas vous faire d’illusion au sujet du trône, sans quoi vous risqueriez d’être déçue. Mais que cela reste entre nous. Pas un mot à quiconque. »
– « Non, Votre Grâce, je ne serai jamais déçue, mon seul souhait étant que mon fils puisse grandir en toute sécurité », répondit péniblement Livia, visiblement à bout de force. « Mais l’emmener à la Cité Sans Hiver ne résoudra pas tous les problèmes. Et si un jour Sa Majesté avait un enfant et qu’il décide d’en faire l’héritier légitime du trône ? Mon fils deviendrait alors une épine dans la chair et devrait disparaître », dit-elle en regardant Edith dans les yeux, appuyant chacun de ses mots. « Je sais que je ne peux rien changer, mais si vous n’êtes pas en mesure de me répondre de façon sensée, je préfèrerais que vous me tuiez sur le champ. »
– « Vraiment ? »
Edith plissa les yeux, le regard meurtrier.
Face à elle, Livia était aussi faible qu’un agneau, cependant, ne voulant pas abandonner, elle se posta devant la Perle de la Région du Nord et dit :
– « Si vous ne pouvez me répondre, cela signifie que tôt ou tard, ce que je redoute se produira et je ne puis le permettre, Votre Grâce. C’est le fils unique de Gérald Wimbledon. »
Si Livia ne pouvait se résoudre à emmener son enfant à la Cité Sans Hiver, c’était par crainte qu’il ne soit exécuté dis ans plus tard. Cette torture psychologique à long terme lui serait intolérable et elle ne voulait pas prendre une telle décision. Compte tenu de son modeste statut de serveuse, elle ne s’attendait pas à ce qu’Edith lui donne une explication, mais lui poser la question était tout ce qu’elle puisse faire. Elle ferma les yeux dans l’attente qu’une lame froide lui coupe la gorge.
« Pardon, Gerald. Pardon très cher. Je ne peux rien y faire », murmura-t-elle pour elle-même.
Soudain, comme s’il sentait sa mère en danger, le bébé s’éveilla et se mit à pleurer.
Livia fit l’impossible pour garder les yeux fermés, de crainte de ne plus avoir le courage d’aller jusqu’au bout si elle regardait à nouveau son enfant.
Un long moment passa, puis Edith eut un petit rire :
– « Je peux », dit-elle.
Livia la regarda, incrédule.
La Perle de la Région du Nord lui donna alors une réponse que la jeune mère dut lire sur ses lèvres. Jamais elle n’aurait pu imaginer pareille explication cependant, elle y crut, un peu comme une personne qui se noie se raccroche à un fétu.
En fait, elle se persuadait elle-même.
Edith tendit l’enfant en pleurs à sa mère, se détourna et se dirigea vers la porte.
– « Faites vos bagages », dit-elle. « Nous partons dans trois jours. »
Alors qu’elle passait devant elle, Livia lui dit :
– « Votre Grâce… Je crains que le propriétaire de la taverne et l’un des gardes de feu Son Altesse Gérald ne connaissent la vérité à mon sujet et à celui de l’enfant. »
– « Ne vous inquiétez pas, je m’en charge », répondit Edith sans se retourner.
La Perle du Nord partie, la jeune mère serra son enfant dans ses bras, craignant à tout moment de le voir disparaître. Finalement, le bébé s’apaisa et enfouit sa tête dans sa poitrine.
Le cœur battant, elle se demanda si tout cela était vrai.
En lisant sur les lèvres d’Edith, elle avait pu déchiffrer ces mots simples mais fascinants : « Vie éternelle. »
Telle était la réponse du Roi.