Le nouveau système administratif ayant considérablement accéléré la transmission des informations, les nouvelles relatives au couronnement et au mariage du Roi eurent tôt fait de se propager d’Ouest en Nord et provoquèrent une certaine agitation.
Autrefois, ce type d’informations était généralement diffusé par les marchands et les bateliers mais désormais, dans chaque ville, l’administration locale affichait des bulletins dans les rues les plus fréquentées et envoyait du personnel pour fournir des explications au public. De toute évidence, le gouvernement tenait à ce que chacun connaisse et comprenne les décisions du Roi. En quelques jours à peine, cette nouvelle devint le sujet le plus en vogue dans toutes les villes et les gens en parlaient si activement qu’ils semblaient en avoir oublié le froid.
Comme toujours, la plupart des civils aimaient se rassembler autour d’une cheminée pour boire une bière et discuter des récentes rumeurs et nouvelles. Ce passe-temps traditionnel apportait des affaires intéressantes ainsi que divers points de vue et informations aux tavernes. La Caverne du Trompettiste ne faisait pas exception.
Depuis quelques jours, Black Hammer, le nouveau propriétaire, arborait un large sourire. Habituellement, ses affaires stagnaient durant l’hiver mais cette année-là, son établissement était florissant depuis l’annonce du couronnement et du mariage du Roi. À sa plus grande satisfaction, ses revenus augmentaient rapidement et il était certain que ce serait le cas jusqu’à la fin de la cérémonie.
« Quelle sage décision que d’organiser le couronnement durant les Mois des Démons! » Pensait-il, reconnaissant au point que si le Roi s’était présenté en personne, il se serait aussitôt agenouillé sur le sol pour lui baiser les bottes.
L’argent n’était-il pas la meilleure chose au monde ?
Malheureusement, en tant qu’ancien Rat, lui qui n’avait que rarement la chance de voir Théo ne serait probablement pas autorisé à rencontrer Roland Wimbledon.
Connaissant ses limites, Black Hammer ne s’attendait pas à une amélioration soudaine de son statut.
Depuis la défaite de Timothy, Théo, qui avait commencé comme pauvre chef de patrouille et simple garde du Prince Roland, était désormais l’homme le plus puissant de l’ancienne Capitale. Il ne s’était pas gêné pour envoyer Nagy, l’ancien propriétaire de la taverne et qui traitait les rats comme des crapules, dans un endroit éloigné. Si Black Hammer et ses amis avaient pu devenir des citoyens officiels et prendre le contrôle de “la Caverne du Trompettiste”, c’était uniquement pour avoir suivi les conseils de Théo en se séparant des Doigts de Squelette.
Jamais il n’oublierait l’aide de ce dernier.
Désireux de lui exprimer sa gratitude, il envisageait d’aller lui rendre une visite personnelle, accompagné d’Anneau-d’Argent, de Pott et de Petit Doigt avant que Théo ne quitte la ville. Certes, cela lui coûterait un peu d’argent mais il était persuadé que s’il entretenait de bonnes relations avec l’ancien garde du Roi, il finirait bien par récupérer son investissement.
Ceci dit, il lui fallait aussi remplir correctement sa mission et collecter de précieuses informations auprès des commerçants et voyageurs qu’il faisait aussitôt parvenir par écrit au contact désigné par Théo.
Pour l’heure, il surveillait les éventuels insurgés et à la table 6 se trouvaient des gens plus que douteux.
– « Croyez-vous vraiment que ce ne soit que pure coïncidence ? » Maugréa un marchand rougeaud. « Pourquoi le Roi est-il soudain si pressé de monter sur le trône ? Se pourrait-il qu’il ait appris que la veuve de son frère était toujours en vie et avait un enfant, juste au moment où il s’apprête à épouser une sorcière qui ne lui en donnera pas ? »
– « J’ai entendu dire que Son Altesse Gerald n’aimait pas du tout les femmes. Il aurait même eu une liaison avec un jeune chevalier. Comment se fait-il qu’il ait eu une fiancée ? »
– « Vraiment ? »
– « N’étant pas d’ici, vous ne pouvez pas le savoir mais c’est certainement vrai, d’autant que contrairement aux Princes Timothy et Roland, il était rare qu’il assiste aux réceptions. »
– « Réfléchissez », reprit le marchand. « Sa Majesté a seulement dit qu’il allait les faire venir à la Cité Sans Hiver. Il n’a jamais précisé que l’enfant était le fils de Gérald. C’est sans doute voulu : il voudrait que nous discutions au sujet de la légitimité du garçon, que nous fassions des recherches sur ses origines, ce qui nous prendra plusieurs années. D’ici là, nous aurons oublié le plus important. »
– « Soyez plus précis. Que voulez-vous dire ? »
– « Oui! Quel est le plus important ? »
« Mais les sorcières bien sûr! » Il prit une gorgée de vin et poursuivit : « Elles ont certainement manipulé le Roi et inventé cette fameuse veuve à l’enfant pour créer une diversion, leur intention étant de prendre le contrôle de Graycastle! »
– « Les sorcières auraient le pouvoir de créer des gens ? »
La salle était en pleine agitation.
– « Oui, elles peuvent faire n’importe quoi! » S’écria le marchand d’un ton amer. « Aussi bien faire apparaître des gens que faire flotter des pierres sur l’eau. Si les sorcières ont inventé cette histoire, c’est sans doute parce qu’elles n’ont pas assez de temps pour créer une personne sans faille. Une fois leur objectif atteint, elles n’auront plus besoin de l’enfant! »
– « Vous divaguez! Pensez-vous que le Roi soit seul dans le Palais avec, pour toute protection, une Pierre du Châtiment Divin ? »
À ces mots, l’assistance éclata de rire, remplissant la taverne d’une atmosphère joyeuse.
– « Riez les gars… hic! Riez! Les sorcières ont déjà remplacé les mineurs de la Cité D’Argent par des machines et tous les fleuves sont pleins de leurs bateaux de pierre… Hic! Bientôt, ce sera votre tour et rira bien qui rira le dernier! » Gronda le marchand.
« Eh bien! Ce ne sont peut-être pas de précieuses informations, mais ce gars me semble assez rebelle », se dit Black Hammer.
Il prit son fusain, une feuille de papier et y décrivit le marchand, n’oubliant pas de préciser dans son rapport que cet homme avait calomnié la famille royale et attaqué les sorcières, visiblement animé d’attention malveillantes à leur égard. Cela fait, il plia le papier et l’inséra dans une fente discrète dans la cave à vin.
Si tout allait bien, le service de police ne manquerait pas de réagir et ce marchand serait sans doute arrêté en sortant de la taverne. Quant à savoir s’il s’agissait vraiment d’un rebelle, c’était à l’interrogateur de le découvrir. Sa tâche s’arrêtait là.
Dans sa résidence située en plein Centre-Ville, Joël était occupé à choisir des vêtements.
– « Que pensez-vous de celui-ci ? » Demanda-t-il en levant devant lui un costume de cérémonie à col haut, d’excellente facture. « Ne me grossit-il pas ? »
Denise Payton, la femme d’affaires qu’il avait rencontrée à la Cité de Lumière, roula sur le lit et tira un coin de la couette pour dissimuler sa poitrine nue :
– « Vous ne prenez pas autant soin de votre tenue lors de vos rendez-vous avez moi », répondit-elle. « Par ailleurs, vous n’avez pas encore reçu d’invitation. Avez-vous l’intention de vous rendre à la Cité Sans Hiver alors que vous venez à peine d’apprendre la nouvelle ? »
– « Je suis un vieil ami de Sa Majesté, je n’ai donc pas besoin d’invitation », dit Joël en secouant le costume. « Vous ne m’avez pas dit ce que vous en pensiez! »
– « Pour être honnête, quoi que vous portiez, le vêtement ne vous change guère », répondit Denise en baillant. « Ceci dit, ce n’est pas votre physique qui m’a attirée lorsque nous nous sommes rencontrés. À propos, que vais-je faire lorsque vous serez parti ? »
– « Euh… Si vous voulez vous amuser, je peux vous présenter de bons… »
– « Ça ne m’intéresse pas », coupa Denise. « Je préfère choisir moi-même mes cibles. De plus, est-ce ainsi que vous traitez une invitée qui a fait tout le chemin depuis la Cité de Lumière pour venir vous voir ? »
– « Dans ce cas, que voulez-vous ? » Soupira Joël, un peu gêné.
– « Que vous m’emmeniez à la Cité de Lumière », répondit en souriant la femme d’affaires. « Voilà longtemps que je rêve de rencontrer le Roi qui a bouleversé tout le Royaume de l’Aube. »
– « Mais… »
– « En tant que vieil ami, vous serez certainement convié à la réception du Roi, pas vrai ? » Denise rejeta la couverture, sortit du lit et s’approcha de Joël : « Emmenez-moi en tant que cavalière. Vous pouvez bien me faire cette petite faveur, à moi qui vous ai accompagné à tant de réceptions à la Cité de Lumière. » Puis, passant ses bras autour de son cou, elle lui murmura à l’oreille : « Détendez-vous, je sais très bien que vous y allez pour rencontrer quelqu’un. Non seulement je ne vous ennuierai pas, mais je pourrais même vous être utile. »
Depuis l’annonce du couronnement et du mariage de Roland, tous, des fonctionnaires au peuple, étaient en émoi. Mais le Roi n’en avait absolument pas conscience.
Une semaine plus tard, la canonnière “Le Roland” entrait dans la Cité de la Nuit Éternelle.
Quelqu’un, dans le Nord, n’allait pas tarder à y perdre sa sérénité.