Trois jours plus tard commençait officiellement le tournage de la Princesse Louve.
Si le tournage d’un film était une expérience inédite pour les gens de ce monde, Roland n’aurait jamais pensé qu’il déchaînerait un tel enthousiasme.
Dès le premier jour, l’expérience retint l’attention de toutes les sorcières de l’Association.
La plupart n’avaient jamais vu de film, mais cela ne les empêchait pas d’imaginer à quel point le spectacle allait être merveilleux. Il y avait également parmi les actrices des Sorcières du Châtiment Divin. Elles relatèrent de manière très vivante leurs expériences vécues au cinéma dans le Monde des Rêves et rendirent cette expérience encore plus attrayante.
Si quelqu’un leur demandait dans quel lieu elles aimeraient le plus souvent se rendre, ces sorcières auraient immédiatement choisi le Monde des Rêves.
Mais celles de l’Association et des Sortilèges de l’Île Dormante, qui n’avaient pas la possibilité de s’y rendre, étaient particulièrement impatientes de voir ce film.
Plus personne n’avait envie de passer toute la journée à manger, à boire ou à jouer aux cartes. Et le second jour du tournage, toutes, y compris Tilly, demandèrent à participer au projet.
Roland en fut très surpris, pour autant qu’il s’en souvienne, c’était la première fois que la Princesse lui demandait quelque chose.
Ils durent donc refaire plusieurs fois la composition de l’équipe et du casting pour y inclure de nouvelles sorcières. Roland était plus qu’heureux de leur faire plaisir, dans la mesure où cela n’affectait pas leur travail et leur productivité. Par ailleurs, ces nouveaux membres apportèrent bon nombre de surprises à toute l’équipe.
Foudre, par exemple, remplaça Amy au poste de caméraman.
Afin de représenter sous son meilleur jour la joyeuse enfance des deux Princesses, la jeune fille exploita pleinement sa capacité de vol. Elle s’éleva dans le ciel et redescendit pour prendre un panorama de la ville enneigée et survola les rues pour filmer le flux des piétons, après quoi elle fila vers une petite chambre du château où de nombreux glaçons pendaient au cadre de la fenêtre, captura toutes les images qu’elle pouvait en chemin et atterrit dans la pièce pour prendre un gros plan des sœurs en train de rire devant la cheminée.
Roland avait passé beaucoup de temps à expliquer à l’équipe le langage de la caméra et même s’il n’était pas très bon en dessin, il avait même représenté des images pour mieux leur faire comprendre ce qu’il attendait.
Il était en train de décrire les différents angles de prise de vue et le cadrage des plans lorsqu’il perçut soudain le regard particulièrement enthousiaste de May.
Extrêmement talentueuse en matière de théâtre, l’Étoile de la Région de l’Ouest avait le don d’imaginer une scène entière dans sa tête, y compris les personnes et les accessoires. Ce qui n’était pas un avantage évident pour une actrice de théâtre traditionnelle allait certainement devenir une compétence extrêmement importante dans la réalisation de films.
Irène, qui jouait la sœur cadette de la Princesse Louve, manquait cruellement de talent dans ce domaine.
Les jours suivants, May mit en pratique les techniques de prises de vue que Roland lui avait enseignées. Elle les assimila très vite et en créa même de nouvelles, au point que certaines scènes rappelaient au Roi les films modernes.
Pour filmer l’arrivée du Prince étranger au Palais, elle commença par prendre un gros plan de ses bottes incrustées de bijoux, de son manteau doré, de sa chemise de soie, puis de son beau visage souriant, après quoi elle fit un zoom arrière pour montrer une longue file de serviteurs superbement vêtus derrière lui afin de mettre en valeur la magnificence de son entrée. À ce propos, l’homme qui jouait le rôle du Prince n’était autre que Carter Lannis, son époux et bien que Roland eût quelque peine à l’admettre, bien habillé, son Chevalier en Chef était le plus bel homme de la Cité Sans Hiver.
Mais les améliorations en matière de composition et de réalisation n’étaient qu’une surprise parmi d’autres, le plus étonnant étant l’adoption d’effets spéciaux.
Chaque jour émergeait de nouvelles idées et de nouveaux effets visuels, dont le “fond en trois dimensions” de Soraya ou encore l’effet de foudre de Sharon.
Si nécessaire, Rossignol pourrait utiliser sa Brume, Molly son Serviteur Magique et Ombre pourrait créer des illusions…
Dans ce film, Maggie tenait deux rôles. Sous sa forme de pigeon, elle était une amie proche de la jeune Princesse et sous son apparence de bête démoniaque volante, le meilleur guerrier du Seigneur des Démons qui devait livrer une bataille acharnée contre la Princesse Louve dans un champ enneigé. Les scènes de combat à faire trembler terre et montagnes et fuir les oiseaux comme les animaux étaient littéralement “révolutionnaires”.
Lotus et Honey aussi contribuaient de manière significative à la production.
Arrivé à mi tournage, l’équipe comptait déjà plus de trois cents personnes, incluant non seulement les membres de l’Association des Sorcières mais aussi ceux des Sortilèges de l’Île dormante et les survivantes de Taquila, attirées par l’évènement qui eut tôt fait de se transformer en carnaval géant.
Debout au sommet des remparts, Roland, ému, contemplait toute cette animation en soupirant. Jamais il n’aurait cru que ce film magique rapproche à ce point les trois organisations de sorcières. Si autrefois elles étaient comme l’huile et l’eau, incapables de se mêler les unes aux autres, elles donnaient désormais l’impression de former une grande famille.
Quel que soit leur type de capacité, toutes œuvraient de concert pour les mettre au service du film, oubliant leurs différences de puissance et d’origine si bien que, progressivement, cette expérience avait fini par créer entre elles un lien particulier.
Pour Roland, c’était vraiment une bonne surprise.
– « Vous n’allez pas vous amuser avec elles ? » Demanda-t-il à Anna en exhalant une brume blanche tant il faisait froid.
Au départ, en effet, Rossignol ne se joignait à l’équipe que lorsqu’on avait besoin d’elle et voilà qu’à présent, elle batifolait toutes la journée avec les autres.
– « Non », répondit la jeune femme en lui montrant ses mains couvertes d’huile. « J’ai beaucoup trop à faire. La dimension des pièces du moteur à combustion interne n’étant pas assez précise, je dois procéder à des ajustements et… »
– « Pardon ? » Fit Roland en clignant des yeux.
– « Et je me détends mieux à vos côtés », ajouta-t-elle en souriant, la tête posée sur son épaule.
Aussitôt, il sentit de chaudes flammes l’envahir, dissipant le froid environnant, et se tut pour mieux profiter de cet instant de paix partagé.
Au bout d’un long moment, Anna lui dit d’une voix douce :
– « L’avenir que vous nous aviez promis est arrivé. »
Il suivit son regard et revint sur l’équipe de tournage. Outre les sorcières, les gens du peuple s’étaient parfaitement intégrés. May faisait de grands gestes : de toute évidence, elle enseignait à Loélia et Carter comment jouer une scène les opposant. Sur le côté, Irène était occupée à peigner les cheveux de Maggie qui plissait les yeux et semblait vraiment apprécier. Les nouveaux membres de l’équipe, incluant les Sorcières du Châtiment Divin, installaient les accessoires destinés à la scène suivante. Le travail d’équipe était beaucoup plus détendu et harmonieux qu’à l’usine, où toutes les tâches sont clairement définies et séparées.
En ce jour de neige, sorcières et gens ordinaires œuvraient tous ensemble, animés d’un même cœur et d’un même esprit.
– « Non », répondit Roland. « Je n’ai pas encore rempli toutes mes promesses. »
– « Feriez-vous allusion à la situation des autres régions de Graycastle ? Elle ne devrait pas tarder à s’améliorer. »
– « Non, je ne parlais pas des relations entre sorcières et gens ordinaires », répondit-il avec un sourire. « Moi qui croyais avoir besoin de tonnes de préparatifs pour atteindre cet objectif, étape par étape, je m’aperçois à présent que ce n’est pas si compliqué. Il me suffit de faire le premier pas et tout le reste se résout de lui-même. Regardez ce film : je n’ai établi ni règles, ni directives et pourtant, tout se passe au mieux. Décidément, cette expérience est pleine de bonnes surprises. »
Anna leva sur lui ses yeux bleus et paisibles dans lesquels il pouvait voir se refléter les flocons de neige :
– « Dans ce cas, quelle est donc cette promesse qu’il vous reste à tenir ? »
– « Me faire couronner Roi et… » il marqua une pause avant d’ajouter en appuyant chaque mot : « …et vous épouser. »