Tout le monde parti, Rossignol demanda :
– « Un mois et demi ? N’avez-vous pas pris cette décision il y a quelques jours ? »
– « Qu’importe », dit Roland, éludant la question. « Pensez-vous qu’elle aurait accepté si je lui avais dit la vérité ? En cas de refus, nous aurions dû nous tourner vers Joanna qui ne peut parler à personne sauf à Foudre et à Maggie. Quand bien même May lui enseignerait le théâtre, cela ne servirait pas à grand-chose. C’est pourquoi j’ai adopté un ton sérieux, afin que Loélia ne puisse pas refuser. Cela fait partie de mes techniques de négociation. »
– « Vous avez sans doute raison… » murmura Rossignol dans un souffle. « Mais pourquoi ai-je l’impression que ce n’est pas pour cela qu’elle a accepté ? »
– « Qu’est-ce que vous avez dit ? »
– « Non, rien », répondit Rossignol d’un ton évasif. Elle glissa un morceau de poisson séché dans sa bouche et demanda : « Avons-nous raison de laisser la Région de l’Extrême Sud dans cet état ? »
Roland haussa les épaules. De toute évidence, il n’avait aucunement l’intention d’approfondir la question. « C’aurait pu être sérieux si cela s’était produit avant leur déménagement, dans un moment où personne ne savait à quoi ressemblerait la vie au Port des Eaux Claires. Mais à présent, il est trop tard. Les conservateurs ne peuvent plus renverser la situation. Le fait même que le chef du Feu Ravageur ait parlé de cet incident à Loélia prouve qu’il a totalement pris notre parti. Ces conservateurs ne peuvent pas l’emporter car en déclarant la guerre, ils se mettraient tous les clans à dos. »
Il y avait une garnison de 500 nouvelles recrues en poste à la Crête du Dragon Déchu et au Port des Eaux Claires, de Clearwater, mais Roland n’avait pas l’intention de les envoyer dans le désert. Il lui suffirait d’en informer Brian, présent dans le Territoire du Sud pour que ce dernier sache quoi faire.
Le Roi en ayant terminé avec les négociations et la persuasion, si quelqu’un tentait de semer le trouble, il n’hésiterait pas à recourir à la force.
Néanmoins, ne voulant pas perdre son temps sur ces questions insignifiantes, il reporta son attention sur le Sceau d’Enregistrement.
Cela faisait environ deux semaines que les Mois des Démons avaient commencé. Autrefois, à cette époque de l’année, la Cité Sans Hiver aurait abandonné toute construction pour se concentrer sur la défense de la ville, Roland n’ayant plus besoin de rappeler aux habitants qu’ils devaient se préparer à lutter contre les bêtes démoniaques.
Mais le Nord-Ouest était étonnamment paisible cette année-là. Non seulement il ne s’était pas manifesté d’hybrides, mais ils n’avaient même pas vu les bêtes démoniaques habituelles, généralement solitaires.
Foudre s’étant rendue un jour sur le Plateau d’hermès, elle n’en avait pas vu là-bas non plus. Le drapeau de la maison de Wimbledon ondulait toujours sur les remparts de la Nouvelle Cité Sainte à l’intérieur de laquelle les religieuses allaient et venaient avec des briques pour construire de nouveaux blockhaus destinés à former une ligne de défense pour la garnison en poste à la Crête du Vent Glacé. Mais tout le reste était désert, comme si toutes les Plaines Fertiles étaient figées.
Après une discussion animée, les antiques sorcières en conclurent que les Diables empêchaient sans doute l’invasion des bêtes démoniaques.
C’était logique car bien que les ruines de Taquila ne fussent qu’un minuscule point perdu dans les vastes plaines, les Diables y transportaient des fournitures et y avaient mis en place des sentinelles. Il était donc très probable qu’ils aient depuis longtemps exterminé ces bêtes.
Les chutes de neige ayant interrompu tous les travaux de construction et les guerres frontalières n’ayant plus lieu d’être, les habitants de la Cité Sans Hiver se retrouvèrent très vite plongés dans un état d’ennui extrême, ce qui pouvait être terriblement préjudiciable au moral des gens, surtout après une grande victoire. Il suffisait de voir les sorcières du château s’abandonner aux jeux de cartes et aux fêtes quotidiennes, aussi, pour maintenir la motivation des gens et aider les sorcières à libérer leur énergie, Roland avait-il décidé de faire un film.
À l’Eglise du Reflet de la Vieille Cité Sainte, il avait pu juger des effets du Sceau d’Enregistrement, plus impressionnants encore que la photographie 3D de la société moderne. Le Sceau reconstituait littéralement des scènes entières et Roland était d’avis que tant qu’il n’aurait pas pu développer la technologie relative à la réalité virtuelle, celui-ci jouerait un rôle irremplaçable dans l’industrie du divertissement.
Il se demanda alors comment les citoyens réagiraient devant un film en trois dimensions aussi réaliste alors qu’une pièce traditionnelle suffisait à les divertir.
Il avait désormais compris pourquoi May avait perdu son calme devant le pouvoir de ce Sceau. Pour des actrices comme elle, cette technologie était vraiment historique car si elle pouvait jouer dans ce film, le monde du théâtre se souviendrait d’elle à jamais.
Toutefois, il n’avait pas révélé à la jeune femme que bientôt, les films remplaceraient les pièces de théâtre, devenant ainsi la forme de divertissement la plus populaire de la société moderne. Une réalité à laquelle May ne s’attendait certainement pas.
Cependant, en dépit de son incroyable capacité, le Sceau présentait un gros inconvénient : l’enregistrement n’était pas modifiable. De plus, la Pierre Magique qui le constituait ne pouvait être obtenue que des Diables. Selon Ayesha, un Sceau d’Enregistrement, une fois chargé, fonctionnait de manière autonome pendant douze heures. Le fait qu’il s’arrête automatiquement en cas d’interruption de la scène signifiait qu’aucune erreur ne serait permise lors du processus, le seul moyen de corriger une éventuelle imperfection serait de toute reprendre depuis le début. Dans ce cas, le nouvel enregistrement viendrait remplacer les anciennes images.
Par ailleurs, le Sceau ne pouvait pas non plus être recyclé.
Tout comme le Sceau d’Écoute, celui-ci était un complexe. Alors que le premier était composé de deux parties distinctes, un “récepteur” et un “microphone”, c’était tout le contraire pour le Sceau d’Enregistrement qui nécessitait la combinaison de deux pierres pour fonctionner. Au sommet de la base de cristal se trouvait un sillon qui, lorsqu’on y insérait une Pierre et du sang Magiques, permettait au dispositif de repasser intensément les scènes précédemment sauvegardées. Il n’était alors plus possible, durant le processus de lecture, de repasser en mode enregistrement car tenter de retirer la pierre de force détruirait l’appareil. Bien entendu, c’était un atout pour la conservation d’importants documents historiques dans la mesure où personne ne pouvait altérer l’enregistrement lorsque le Sceau était en mode lecture.
Mais pour le tournage d’un film, c’était un gros inconvénient car il aurait fallu que toutes les premières prises soient les bonnes, ce qui était pour ainsi dire impossible.
Heureusement, Roland avait trouvé une solution.
Il lui suffirait de demander à Assia de reconstituer certaines scènes de façon à ce que les actrices puissent répéter autant de fois qu’elles le souhaitent jusqu’à ce qu’elles soient satisfaites de leurs performances. Lors du tournage final, un “cameraman” arriverait avec le Sceau d’Enregistrement pour filmer. Assia pouvant effectuer des avances rapides, lire et mettre en pause certaines séquences, ils pourraient même obtenir des effets spéciaux, tels que le “Bullet Time*”
La capacité d’Assia n’incluait pas la restitution des sons mais qu’à cela ne tienne, Echo pourrait aisément résoudre ce problème au moyen du doublage.
Toutes les conditions étant réunies pour tourner, il ne restait plus à Roland qu’à trouver les acteurs. Il imaginait sans peine le bouleversement que ce film causerait au sein du public.
Loélia sortit de la douche, s’enveloppa dans une serviette de bain, regagna sa chambre et, sa queue de loup encore humide, se laissa tomber sur son lit moelleux.
Son corps lui faisait mal à cause de l’entraînement mais elle était heureuse d’être enfin redevenue productive, qu’importe les progrès accomplis.
Tout ce dont elle avait besoin à présent était d’une bonne nuit de sommeil.
C’est alors qu’elle aperçut du coin de l’œil le livret jaune posé sur sa table de nuit.
« Ah oui… Le script. »
La sorcière redressa les oreilles, dénoua sa serviette de bain, entra dans son lit et s’empara du livret.
May Lannis lui avait dit qu’il était important, dans un premier temps, de se familiariser avec l’histoire et que si elle avait la moindre question, elle était la bienvenue à tout moment.
Mais ce dont Loélia se souciait le plus, c’était de savoir ce que le chef pensait d’elle. Or comme cette histoire lui était dédiée, elle espérait pouvoir y trouver des indices.
Elle prit donc une profonde inspiration et ouvrit le livret :
Le titre en était : “La Princesse Louve”.
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NDT : Le Bullet Time est un effet visuel au cinéma ou dans une œuvre audiovisuelle, obtenu grâce non pas à une caméra, mais à une batterie d’appareils photo disposés le long ou autour de l’action. Ils sont déclenchés automatiquement, soit en simultané, soit avec un différentiel de temps très court, ce qui permet après numérisation sur un support de montage vidéo de haute définition de donner l’illusion d’une caméra se déplaçant à vitesse normale autour d’une action figée ou ralentie à l’extrême (source : Wikipedia)