Contes Fantastiques du Pavillon des Loisirs | 聊斋志异
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LIAN XIANG
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Le lettré Sang, prénommé Xiao et qui avait pris aussi le nom de Ziming, était natif de Yizhou et orphelin depuis son enfance. Il s’était installé dans le port de Honghua. De caractère calme, il sortait seulement pour prendre ses repas chez son voisin de l’est, le reste du temps, il ne bougeait pas de chez lui. Une fois, ledit voisin vint le voir et lui dit en plaisantant:

—   Vous qui vivez seul, vous n’avez pas peur des revenants ou des renards?

—   Pourquoi un homme en aurait-il peur? Si c’était un être de sexe masculin, je me défendrais avec mon épée tranchante, quant à un être féminin, je devrais même lui ouvrir la porte pour l’accueillir.

Le voisin de l’est complota alors avec ses amis de faire passer une courtisane en escaladant le mur à l’aide d’une échelle chez Sang. Celle-ci tapota du doigt sur la porte.

—  Qui est là? demanda le lettré en regardant par la fente de la porte.

Comme la courtisane disait qu’elle était une revenante, le lettré prit peur et se mit à claquer des dents. Alors, elle se retira calmement. Le lendemain, lorsque son voisin vint lui rendre visite, Sang raconta ce qu’il avait vu et lui fit savoir qu’il allait retourner dans son pays.

Le voisin se frappa dans les mains en constatant son succès.

— Pourquoi n’avez-vous pas ouvert la porte pour la prendre? dit-il.

Sang comprit alors qu’on lui avait joué un tour et il décida de rester chez lui et d’y vivre tranquillement comme d’habitude.

Six mois plus tard, une jeune fille vint frapper à sa porte dans la nuit. Croyant que c’était encore une plaisanterie montée de toutes pièces par ses amis, le lettré Sang ouvrit la porte et la conduisit dans la maison. Elle était d’une beauté à rendre fou tout le pays. Quand il lui demanda d’où elle venait, elle répondit:

— Je m’appelle Lianxiang, je suis une courtisane de la maison de l’ouest.

Il existait en effet beaucoup de ces “pavillons bleus” dans le port, ce qui le poussa à ajouter foi à ses paroles. Ils se mirent au lit, éteignirent la bougie et s’adonnèrent à l’amour avec passion. Depuis lors, ils se rencontrèrent toutes les trois ou cinq nuits.

Une nuit, alors qu’il était plongé dans ses méditations, une jeune fille entra avec beaucoup de grâce. Croyant que c’était Lianxiang, il se levait avec empressement pour lui parler, quand il découvrit que le visage de la jeune fille était tout à fait différent de celui de son amie. Agée de quinze à seize ans environ, les cheveux épars, avec ses larges manches flottantes, celle-là avait une silhouette gracieuse et lascive, une démarche si légère qu’elle semblait flotter. Très troublé, il la prit pour une renarde.

    Je suis une jeune fille de bonne famille nomée Li. Attirée par votre haute distinction, je serais heureuse si vous m’accordiez une attention bienveillante.

Le lettré, rempli de joie, lui prit la main : elle était froide comme la glace.

    Pourquoi est-elle si froide? lui demanda-t-il.

    Comment pourrait-il en être autrement? J ai dû traverser cette nuit de frimas et je suis très jeune et fragile de nature.

Ses vêtements de soie légère enlevés, il s aperçut que c’était vraiment une vierge.

—   Pour cet amour prédestiné, j’ai perdu ma chasteté et je suis prête à vous servir sur l’oreiller et la natte toute ma vie, si vous ne dédaignez pas ma personne. Est-ce que vous avez déjà quelqu’un d’autre dans votre chambre?

—   Seulement une courtisane du voisinage qui ne vient pas très souvent.

—   Je dois l’éviter avec soin. Je ne suis pas comme une fille de maison close; je vous prie donc de garder le secret. On pourrait s’arranger ainsi: quand elle vient, moi je m’en vais et inversement.

Au chant coq, elle prit congé en lui donnant un petit soulier brodé.

—   C’est quelque chose qui touche le bas de mon corps, dit-elle, et vous pourrez me communiquer vos pensées en le caressant; mais prenez garde de ne pas le faire devant quelqu’un!

Sang le prit dans sa main pour le regarder de près: c’était un chausson au bout effilé en aiguille: il lui plut beaucoup. Le lendemain soir, comme il n’y avait personne chez lui, il sortit le chausson pour le plaisir de l’admirer, et tout à coup, comme flotiant sur le vent, elle vint à lui ; ils se réunirent dans l’intimité. Désormais, chaque fois qu’il sortait le chausson, elle venait, répondant à son appel tacite. Intrigué, il lui en demanda la raison.

  Ce n’est qu’une coïncidence, dit-elle en souriant.

Une nuit, comme Lianxiang était venue, fort étonnée, elle demanda à son ami:

  Pourquoi as-tu si mauvaise mine?

   Je ne m’en suis pas aperçu.

Sur ce, elle s’en alla en lui donnant un rendez-vous dans dix jours. Dès lors, Li vint toutes les nuits sans interruption.

  Pourquoi ton amante ne vient-elle plus depuis longtemps? s’enquit-elle un jour.

Il l’informa du rendez-vous donné.

  Laquelle de nous deux est la plus belle? ajouta-t-elle en souriant.

—Vous êtes deux beautés. Mais la peau de Lianxiang est plus douce.

— Devant moi tu dis que nous sommes aussi belles l’une que l’autre seulement pour me calmer, fit-elle mécontente; elle doit certainement être belle comme une fée de la lune et je ne pourrai pas l’égaler!

Vexée, elle s’avisa que le délai de dix jours allait prendre fin et décida de venir regarder sa rivale à la dérobée, tout en recommandant au lettré de ne pas ébruiter la chose.

La nuit suivante, Lianxiang vint en effet, et ils devisèrent gaiement. Au lit, elle s’effraya:

— Tu es en danger! Depuis dix jours que je ne t’ai pas vu, tu es si épuisé que je suis persuadée que tu as eu d’autres rencontres!

Comme le lettré lui demandait de s’expliquer, elle dit:

—   A examiner ta mine et à constater l’irrégularité de ton pouls, en désordre comme un écheveau de soie emmêlé, je vois que c’est une maladie causée par un fantôme.

La nuit suivante, dès que Li fut arrivée, le lettré lui demanda :

—   Qu’est-ce que tu penses de Lianxiang?

—   Oh, elle est belle, fit-elle, au point que je me suis dit qu’il n’existe pas une personne d’aussi belle au monde; effectivement c’est une renarde. Lorsqu’elle est partie, je l’ai suivie; elle loge dans un trou de la montagne du sud.

Pensant qu’elle était poussée par la jalousie, il lui répondit d’une façon évasive.

La nuit suivante, le lettré taquina Lianxiang en disant;

—   Il y a des gens qui disent que tu es une renarde, mais moi je n’en crois rien.

—   Qui a dit cela, fit-elle vivement?

—   Moi-même, dit Sang en riant.

    Quelle différence entre un être humain et une renarde?  

—   Un homme ensorcelé par elle tomberait malade, et à un degré grave, c’est la mort; elles sont très redoutables.

—   Mais non, fit Lianxiang, à ton âge, la virilité se rétablit trois jours après l’amour. Ainsi, même une renarde pourrait-elle te nuire? Mais si l’on s’épuise tous les jours avec un être humain, on se ruinerait la santé bien plus qu’avec une renarde. Est-ce qu’ils étaient ensorcelés par des renardes tous ceux qui sont morts de phtisie? Ce qui est sûr, c’est qu’il y a quelqu’un qui dit du mal de moi!

Sang s’efforça de le nier; Lianxiang le pressa de questions de plus en plus serrées; Sang, embarrassé, se vit forcé de tout dire.

—  Voilà pourquoi ta santé se détériore si rapidement. Cette femme est-elle bien un être humain? Ne dis rien; demain soir je vais l’observer tout comme elle l’a fait pour moi.

Cette nuil-là, Li vint. Après avoir échangé quelques mots avec Sang, elle entendit tousser de l’autre côté de la fenêtre, elle se sauva rapidement; Lianxiang entra à son tour et dit:

— Tu es en danger! C’est une véritable revenante! Fréquenter une telle beauté et ne pas vouloir casser avec elle te feraient prendre le chemin de l’empire des ténèbres.

Pensant qu’il s’agissait là aussi de jalousie, il ne répondit rien.

— Je sais bien que tu es quelqu’un de fidèle en amour, mais je ne veux pas te voir mourir. Demain j’apporterai des médicaments pour extirper ce mal latent. Heureusement que cette maladie n’est pas encore grave; dans dix jours tu seras tiré d’affaire, et je vais te surveiller au lit jusqu’à la guérison.

La nuit suivante, elle lui présenta en effet une dose de médicament à avaler. Après avoir absorbé ce remède, il alla deux ou trois fois à la selle et se sentit tout de suite les entrailles purifiées et l’esprit clair. Bien qu’il lui témoignât de la reconnaissance, il ne croyait toujours pas à l’histoire du fantôme.

Lianxiang se couchait toutes les nuits près de lui sous la même couverture, mais refusait à chaque fois les propositions amoureuses du lettré. Plusieurs jours après, comme il avait repris des forces, avant de le quitter, elle lui recommanda instamment de rompre avec Li. Sang feignit d’accepter. A peine eut-il fermé la porte et ranimé la lampe qu’il se mit à caresser le chausson en pensant à Li.  Celle-ci arriva aussitôt et se montra fort mécontente de cette séparation de plusieurs jours.

Elle m’a soigné avec des procédés de sorcellerie plusieurs jours durant; mais ne m’accable pas de reproches, j’ai toujours autant d’amour pour toi.

Li paraissait un peu plus satisfaite. Sur l’oreiller, le lettré lui confessa:

—   Je t’aime profondément, mais certains disent que tu es une revenante.

Interdite un moment, elle lança ensuite avec colère:

—   C’est certainement cette débauchée de renarde qui veut t’ensorceler! Je ne reviendrai plus si tu ne romps pas avec elle!

Elle sanglotait, et il dut lui prodiguer mille paroles de consolation pour l’apaiser.

La nuit suivante, il eut la visite de Lianxiang. Sachant que Li était revenue, elle se fâcha:

—   Tu veux donc absolument mourir?

—   Comme tu es jalouse! dit le lettré en riant.

Exaspérée, elle répliqua:

—   Tu implantes en toi des germes de mort, et moi je cherche à t’en débarrasser; heureusement pour toi que je suis poussée par la jalousie!

Prenant un biais, Sang la taquina:

—   Elle m’a assuré que la maladie que j’avais attrapée était due à la sorcellerie d’une renarde.

—   Tout ce que tu m’as dit prouve que tu t’obstines dans l’erreur, soupira-t-elle. Si jamais il t’arrivait malheur, comment pourrais-je me disculper? J’aime mieux m’en aller et je viendrai te voir étendu dans ton lit dans cent jours.

Profondément désolée, elle s’en fut, bien que Sang eût tout fait pour la retenir. Dès lors, il s’adonna à la passion toutes les nuits avec Li. Au bout de deux mois, il se sentait très fatigué. Tout d’abord il cherchait à trouver de bonnes raisons, puis, comme il maigrissait de plus en plus et ne pouvait avaler qu’un bol de bouillie de riz, il voulut rentrer chez lui pour se remettre; mais il ne se décidait point à partir tout de suite. Il traîna encore quelques jours, alors la maladie s’aggrava au point qu’il ne pouvait plus se lever. Constatant son état d’épuisement, son voisin, le lettré, envoyait tous les jours son jeune serviteur lui apporter ses repas. Sang commença alors à avoir des soupçons sur Li et lui dit:

— Je regrette beaucoup de n’avoir pas suivi les conseils de Lianxiang et d’en être arrivé à cet état!

Sur ce, il ferma les yeux. Peu après, revenu à lui, il regarda tout autour de lui: Li était partie et dès lors ne revint plus. Epuisé et allongé seul dans son studio, Sang espérait la venue de Lianxiang avec impatience. Un jour comme il était plongé dans ses pensées, quelqu’un entra en soulevant le store. C’était Lianxiang; elle s’approcha de son lit et avec un sourire aimable elle dit:

— Mon petit paysan! Est-ce que j’avais tort?

Ayant reconnu sa faute, le lettré sanglota longuement et lui demanda de le secourir.

—   Le mal a pénétré incurablement dans la région située entre le cœur et le diaphragme, dit-elle. Je suis venue simplement pour te faire mes adieux et pour te montrer que je ne ressens pas de jalousie.

—   J’ai un objet sous mon oreiller, fit Sang, désolé, et je te prie de le détruire.

Lianxiang y trouva le chausson et le mit sous la lumière de la lampe pour l’examiner, le tournant et le retournant à plusieurs reprises. Tout à coup Li fit son entrée. Mais, à la vue de Lianxiang, elle voulut s’en retourner et se sauver. Cependant Lianxiang se mit en travers de la porte.

Fort embarrassée, Li ne savait quelle contenance tenir. Sang l’accabla alors de reproches et elle se montra incapable de répondre. Lianxiang intervint:

 —  Enfin c’est aujourd’hui seulement que j’arrive à me rencontrer avec vous que je considéré comme ma belle sœur. Vous avez prétendu que je serais la cause de la maladie de notre ami. Qu’en dites-vous aujourd’hui?

Li s’excusa en baissant la tête.

—   Comment pourrais-je considérer une belle fille comme vous comme mon ennemie à cause de l’amour?

Puis elle se jeta à terre en pleurant et implora sa pitié. Lianxiang la releva et l’interrogea sur sa vie.

—    Je suis la fille du juge Li, dit-elle, morte toute jeune et enterrée de l’autre côté du mur de cette maison. Je suis comme le ver à soie du printemps qui meurt avant d’avoir fini de secréter son fil. Mon désir m’a poussée à nouer des relations avec notre ami. Je n’ai jamais eu l’intention de mettre sa vie en danger.

—  Est-ce vrai, demanda Lianxiang, que lorsque une revenante vient hâter la mort d’un être humain, c’est pour l’emmener aux enfers afin de se réunir avec lui pour toujours?

—  Non, lorsque deux revenants de sexe different se rencontrent, quel plaisir pourraient-ils éprouver? Si c’était le cas, il ne manquerait pas de jeunes gens aux enfers!

—  Quelle folie, dit l.ianxiang, de se livrer aux pratiques amoureuses toutes les nuits! Ce serait déjà intenable entre deux êtres humains, à plus forte raison avec une revenante!

— Une renarde, fit Li, pourrait faire mourir un être humain; par quelle méthode évite-t-elle qu’il en soit ainsi?

—  Je n’appartiens pas à l’espèce des renardes qui ne cherchent qu’à soutirer la force des humains. Il existe au monde des renardes qui ne nuisent pas aux hommes, mais il n’en est jamais ainsi pour les revenantes, parce que le souffle du yin* domine chez elles.

A entendre ces paroles, le lettré commença a comprendre que les deux jeunes femmes étaient bien, l’une, une renarde, et l’autre, une revenante. Heureusement comme il était habitué à elles, il ne s’en effrayait plus. Mais en pensant que sa vie ne tenait qu’à un fil, il se mit a sangloter. Lianxiang demanda alors à Li en la fixant du regard :

—  Que comptez-vous faire pour notre ami ?

Celle-ci, devenue rouge de honte, s’inclina modestement.

—   J’ai peur, fit Lianxiang souriante, que vous deveniez plus jalouse que jamais quand notre ami recouvrera la santé.

—   Si l’on pouvait, dit Li en faisant un gracieux salut, trouver un médecin éminent pour me décharger de mon ingratitude envers notre ami, je resterais tête basse au fond de la terre pour ne plus me montrer au monde humain.

Lianxiang défit son sac, en sortit des médicaments et dit:

—   Comme j’avais prévu ce qui arriverait, je suis allée chercher des plantes médicinales dans trois montagnes après vous avoir quittés. Et pendant trois mois j’ai préparé un remède assez efficace pour rendre la vie à des gens atteints d’une maladie incurable. Cependant on doit trouver un adjuvant selon l’origine de la maladie. Ainsi à mon tour je vous prie de m’aider.

—   Que pourrais-je faire?

—   Donner une goutte de votre salive parfumée. Lorsque je vais introduire une pilule dans sa bouche, je vous prie de poser vos lèvres sur les siennes pour lui insuffler votre salive.

Une légère rougeur se répandant sur ses joues, Li baissa la tête en regardant son chausson.

 —  Considérez-vous ma sœur, dit Lianxiang en la taquinant, que la seule chose qui puisse vous donner satisfaction est votre chausson?

Gênée à l’extrême, Li ne savait plus où se mettre.

  — C’est pourtant un art que vous exercez le plus couramment; pourquoi vous en montrer si avare maintenant?

Elle mit une pilule dans la bouche du lettré et força Li à s’exécuter. Pressée par elle, Li passa sa salive au lettré.

— Encore! ordonna Lianxiang.

Elle dut recommencer à quatre reprises tandis que la pilule descendait. Peu après on entendit un grondement dans le ventre du lettré; Lianxiang introduisit alors une autre pilule dans sa bouche et y colla ses propres lèvres pour faire pénétrer son souffle en lui. Sang sentit immédiatement une chaleur se répandre dans son abdomen tandis qu’il retrouvait toute sa vitalité.

  Te voilà guéri! lui dit Lianxiang.

Au chant du coq, Li prit congé de ses amis avec beaucoup de regret. Comme Sang était à peine rétabli et avait besoin de soins, Lianxiang pensa qu’il ne convenait plus qu’il allât prendre ses repas chez le voisin; elle ferma donc la porte de l’extérieur pour faire croire que le lettré était retourné dans sa famille, coupant ainsi les visites. Ce qui lui permettait de prendre soin de Sang nuit et jour. Li venait aussi chaque nuit offrir ses dévoués services; elle regardait Lianxiang comme sa sœur aînée et, en retour, celle-ci lui témoignait une amitié et une compassion profondes.

Après trois mois de repos, Sang était redevenu aussi robuste qu’auparavant. Li fut  alors plusieurs nuits de suite sans revenir. Si elle se montrait par hasard, elle s’en allait aussitôt. Lorsqu’elle trouvait face à face avec ses amis, son visage exprimait constamment une grande tristesse. Comme Lianxiang l’invitait à partager leur lit, elle refusa catégoriquement. Un jour, le lettré la poursuivit dehors pour la ramener en la prenant par la taille; son corps alors lui parut mince comme celui d’un bonhomme de paille. Ne pouvant plus s’enfuir, elle se coucha tout habillée et, recroquevillée sur elle-meme, elle ne faisait plus que deux pieds. Lianxiang en eut encore pitié davantage. Elle incita donc le lettré à prendre Li dans ses bras et à la secouer; mais il ne réussit pas à la réveiller. Sang finit par s’endormir à son tour; à son réveil, il la chercha de la main. Elle avait disparu. Une dizaine de jours passèrent; comme Li ne revenait plus, le lettré, plongé dans ses souvenirs, sortait souvent le chausson qu’il caressait de concert avec Lianxiang.

—   Son attitude réservée, dit cette dernière, lui attire même mon affection, à plus forte raison celle des hommes!

—  Autrefois, fit Sang, elle venait quand je caressais le chausson, et je n’avais jamais pensé qu’elle pourrait être une revenante bien que je fusse très intrigué. Maintenant devant ce chausson, en pensant à son beau visage, je suis accablé de tristesse.

Sur ce, il versa des larmes.

Quelque temps auparavant, une jeune fille de la riche famille Zhang, prénommée Yan’er (Hirondelle), morte à quinze ans d’une maladie inconnue, se réveilla la nuit même et se leva dans l’intention de s’enfuir. Zhang, le père, ferma la porte de l’extérieur. Ne pouvant sortir, elle s’écria:

—   Je suis l’âme de le fille du juge; émue par l’affection sincère du lettré Sang, j’ai laissé encore un de mes chaussons chez lui; je suis réellement une revenante! A quoi

bon m’enfermer?

En entendant ces paroles bien significatives, on lui demanda la raison de sa venue. La jeune fille jetait des regards autour d’elle sans pouvoir fournir d’explication. Comme d’aucuns disaient que Sang, malade, était rentré dans sa famille, la jeune fille démentit catégoriquement cette nouvelle, ce qui acheva d’intriguer les gens.

Le lettré, voisin de l’Est de Sang, ayant appris cette histoire, franchit le mur et vit que Sang était en train de parler avec une belle fille. Il entra furtivement droit dans la pièce et la belle disparut précipitamment. Effrayé, le lettré demanda des explications.

—   Ne vous ai-je pas dit, fit Sang en souriant, que si c’était une créature appartenant au sexe féminin, je la prendrais.

Le voisin lui raconta alors ce que Yan’er avait dit. Sang ouvrit la porte, prêt à aller faire une enquête, mais il regretta que rien ne pût motiver sa visite.

En apprenant que Sang effectivement n’était pas rentré dans sa famille, la dame Zhang, fort intriguée, envoya une vieille servante pour réclamer le chausson. Sang le sortit et le remit à cette dernière. Yan’er fut heureuse de le retrouver et essaya de le mettre à son pied, mais il était trop petit d’au moins un pouce. Fort surprise, elle se regarda dans le miroir et se rendit compte qu’elle était revenue à la vie en s’incarnant dans le corps d’une autre personne. Elle raconta alors toute l’histoire à la dame Zhang qui commença à la croire.

—  J’avais beaucoup de confiance dans la beauté de mon visage, dit-elle en pleurant, et pourtant je me sentais souvent honteuse chaque fois que je me trouvais devant ma sœur Lianxiang. Mais que penser alors de mon visage actuel ? Vraiment l’être humain ne vaut pas la revenante.

Elle sanglotait bruyamment en tenant le chausson. Impossible de lui faire entendre raison bien qu’on lui prodiguât des paroles réconfortantes. Elle s’étendit sur son lit en s’enveloppant entièrement dans une couverture. Elle refusait de prendre aucune nourriture, tandis que tout son corps se mettait à enfler. Elle resta ainsi sans manger sept jours durant, pourtant elle était toujours en vie et son enflure diminuait peu à peu. Une fringale la gagnant, elle se remit à manger. Pendant plusieurs jours, elle ressentit des démangeaisons par tout le corps et la peau s’en alla en pellicules. En se levant un matin, elle trouva ses chaussons tombés par terre; lorsqu’elle voulut les mettre à ses pieds, elle s’aperçut qu’ils étaient devenus trop grands. Elle essaya alors d’enfiler son ancien chausson; il était exactement à son pied. Tout heureuse, elle saisit de nouveau le miroir: ses yeux, ses sourcils, ses joues étaient tout à fait semblables à ce qu’ils étaient autrefois; elle en fut remplie de joie. Après avoir fait sa toilette, elle alla rendre visite à sa mère; tous ceux qui étaient là la regardèrent avec étonnement.

Ayant eu connaissance de ce fait extraordinaire, Lianxiang conseilla à Sang de contracter mariage avec la jeune fille par l’intermédiaire d’une entremetteuse, mais la différence de fortune retenait le lettré d’agir immédiatement.

A l’occasion de l’anniversaire de la vieille dame, Sang se mêla aux rangs de ses neveux et gendres pour aller lui présenter ses vœux. Ayant découvert le nom du lettré parmi les autres, la vieille dame recommanda à Yan’er de guetter derrière le store pour le reconnaître; c’était le dernier arrivant. Yan er fit tout à coup son apparition et prit Sang par la manche dans l’intention de le suivre chez lui. Mais sur la réprimande de la dame, elle se retira dans l’appartement toute honteuse.

Le lettre qui lavait parfaitement reconnue, pleurait à chaudes larmes et restait prosterné devant la dame Zhang. Celle-ci le releva et ne considéra pas l’incident comme un affront. Quand il fut sorti, Sang pria un oncle de la jeune fille de s’entremettre pour arranger le mariage, la vieille dame avança l’idée de choisir un jour faste pour marier sa fille à Sang dans sa propre maison afin que les nouveaux époux vivent chez elle.

De retour chez lui, Sang informa Lianxiang de la situation et lui demanda conseil. Celle-ci resta plongée un long moment dans la tristesse, puis prit la décision de le quitter. Sang, atterré, fondit en larmes.

— Tu vas célébrer ton mariage, dit Lianxiang, dans la maison d’une autre, et moi, si je te suivais là-bas, quelle figure pourrais-je faire?

Sang lui proposa alors de rentrer d’abord dans sa famille avec lui, et il reviendrait ensuite chercher Yan’er pour le mariage; Lianxiang accepta.

Le lettré expliqua la chose à la dame Zhang qui, en colère de voir qu’il avait déjà une femme, lui adressa de sévères reproches. Elle ne céda que sur l’intervention énergique de Yan’er.

Le jour du mariage, le lettré alla chercher sa nouvelle épouse. La maison n’était garnie que des choses nécessaires; mais, à son retour, du seuil de la porte à la salle de réception, il trouva le sol couvert de tapis de laine, tandis que des milliers de bougies, scintillant comme un brocart, éclairaient la pièce. Lianxiang soutint la nouvelle mariée pour la faire entrer dans la salle garnie de tentures bleues. Quand on eut soulevé le voile de la mariée, ils retrouvèrent leur joie d’autrefois. Lianxiang leur tint compagnie pendant qu’ils vidaient la coupe nuptiale, puis interrogea la mariée sur sa réincarnation miraculeuse.

— Depuis le jour où je vous ai quittés, comme je me trouvais désolée’de ne pas appartenir au monde humain, désoeuvrée, je n’ai pas voulu rentrer dans ma tombe et je me baissais voguer au gré de l’air. J’admirais les êtres vivants chaque fois que j’en rencontrais. Le jour je m’accrochais à une plante ou à un arbre; la nuit j’errais çà et là au gré de mes pas incertains. C’est par hasard que je suis arrivée dans la famille Zhang. Là j’ai vu le corps d’une jeune fille étendu sur le lit et je me suis installée en elle. Et pourtant je ne savais pas que je pourrais revenir à la vie.

En écoutant ces paroles, Lianxiang restait silencieuse, comme plongée dans ses réflexions.

Deux mois après, Lianxiang mit au monde un fils, mais après l’accouchement, elle contracta une maladie des plus dangereuses et qui ne fit que s’aggraver. Un jour elle prit Yan’er par le bras et lui dit:

— Je me permets de te confier la charge de mon humble enfant. Regarde-le comme ton propre fils.

Les larmes aux yeux, Yan’er la consolait de son mieux. On voulait faire venir des guérisseurs, mais elle ne l’accepta point; bientôt la maladie arriva à son paroxysme et son souffle de vie ne tint plus qu’à un fil. Le lettré et Yan er pleuraient à chaudes larmes. Tout à coup, Lianxiang ouvrit les yeux et dit:

— Ne vous désolez pas ainsi! Vous aimez à vivre, je préfère mourir. Nous nous reverrons dans une dizaine d’années si la destinée le permet.

Sur ce, elle mourut. Quand on souleva la couverture pour la mise en bière, on découvrit que ses restes s’étaient transformés en ceux d’une renarde. Ne voulant pas la traiter autrement qu’un être humain, il lui fit de riches funérailles.

Son enfant reçut le nom de Hu’er (Fils de renarde); Yan’er l’élevait comme son propre fils. A chaque Fêté des morts, elle allait pleurer devant la tombe de son amie en portant l’enfant. Après avoir réussi à l’examen provincial, le lettré vit peu à peu l’aisance s’installer dans sa maison. Malheureusement Yan’er n’avait pas eu d’enfant à elle. Hu’er était très intelligent, mais chétif et souvent malade. De ce fait, Yan’er nourrissait l’intention de chercher une concubine pour Sang. Un jour, une servante vint annoncer qu’il y avait à la porte une vieille femme qui proposait de vendre sa fille.

Yan’er la fit entrer. A la vue de la petite, elle poussa un cri et dit fort étonnée:

—   Serait-ce ma sœur Lianxiang qui reviendrait à la vie?

A son tour, le lettré fut frappé par la ressemblance.

—   Quel âge a-t-elle?

—   Quatorze ans.

—   Quelle somme en voulez-vous?

—   Ma vieille carcasse ne possède plus que ce bout de fille. Je voudrais qu’elle ait une maison convenable, et que moi, j’ai un endroit pour manger un bol de riz et que je ne sois pas abandonnée dans un ravin après ma mort. Voilà tout ce que je souhaite!

Le lettré lui offrit une bonne somme et décida de les garder à la maison.

Yan’er la prit par la main pour l’examiner dans l’appartement intérieur et, lui caressant le menton, elle dit en souriant:

—   Est-ce que tu me connais?

—  Non!

Elle s’informa alors de son nom de famille.

   Mon nom est Wei; mon père était un vendeur de lait de soja de la ville de Xu; cela fait trois ans qu’il est mort.

Pensive, Yan’er compta sur ses doigts : cela faisait justement quatorze an que Lianxiang était morte. Elle ne quittait pas des yeux la jeune fille dont les traits et l’attitude présentaient une ressemblance extraordinaire avec ceux de Lianxiang. Elle lui donna de petites tapes sur la nuque :

—   Lianxiang, ma sœur! Tu voyais juste en nous donnant rendez-vous dans une dizaine d’annees!

Comme au sortir d’un rêve, la jeune fille poussa un cri, les yeux fixés sur Yan’er.

—   C’est vraiment, s’exclama le lettré en souriant, comme dit le poème, “le retour de l’hirondelle que j’ai connue”.

Tout en larmes, la jeune fille avoua:

—   Oui, c’est bien moi! J’ai entendu dire par ma mère que je parlais dès ma naissance. Croyant que c’était un signe maléfique, elle m’a fait avaler du sang de chien pour que j’oublie tous mes liens avec le passé. Aujourd’hui, je reviens enfin à la vie comme d’un rêve. Et vous, madame, êtes-vous ma sœur Li qui avait honte d’être une revenante?

Tous les deux parlèrent alors de leur vie antérieure avec une mélangé de joie et de tristesse.

Au jour de la Fête des morts, Yan’er dit:

—  Aujourd’hui c’est le jour où, nom mari et moi, nous allions te pleurer chaque année !

   Ils se rendirent ensemble à la tombe : les brousailles poussaient en désordre et les arbres étaient déjà si gros qu’il fallait les deux bras pour en faire le tour. A cette vue, la jeune fille poussa un profond soupir.

— Ma sœur Lianxiang et moi, dit Yan’er à Sang, nous avons été liées par deux fois dans ce monde par un sentiment des plus profonds; nous ne voulons donc plus nous séparer; tu devrais inhumer nos blancs squelettes dans la même tombe.

Pour exaucer ce souhait, le lettré fit ouvrir la tombe de Li et transporter ses restes pour les inhumer par la suite avec ceux de Lianxiang.

A l’annonce de cette étrange nouvelle, des parents et amis, en habits de cérémonie, accoururent auprès de la tombe. Ainsi quelques centaines de personnes se trouvèrent-elles réunies sans s’être donné rendez-vous.

Quant à moi, au cours d’un voyage dans le Sud, en l’année Geng-Xu**, arrêté par les pluies saisonnières à Yizhou, je dus descendre dans une auberge en attendant un temps meilleur. Là se trouvait un lettré nommé Liu Zijing à qui un de ses cousins germains avait montré la biographie du lettré Sang, un écrit de dix mille caractères rédigé par Wang Zizhang, membre de la même association littéraire que lui. C’est cette biographie que j’ai pu lire en fin de compte. L’histoire que j’ai racontée ici n’en est que le résumé.

* * *

Le chroniqueur des Contes fantastiques dit: Hélas! Les morts désireraient revenir à la vie, et les vivants souhaitent la mort. Le plus précieux en ce monde n’est-il pas le corps humain? Quel dommage que ceux qui en sont possesseurs le négligent souvent si bien qu’ils ont la honte de ne pas valoir une renarde de leur vivant ni une revenante quand ils ont ruiné leur vie.

* C’est-à-dire le monde des ténèbres.

** Nom donné d’après le système ancien pour marquer les années; ici il s’agit de l’an 1670.



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