À l’intérieur de la sombre, et tranquille résidence, ne se trouvaient que Reynolds, Yale, George, et quelques douzaines de domestiques, ainsi qu’une petite douzaine de gardes. Tous étaient là pour Linley.
Sous les branches de vignes grimpantes, George, Yale et Reynolds étaient assis autour d’une table en pierre.
– Boss Yale. Que penses-tu qu’il se passe avec Troisième frère ? Le visage de Reynolds montrait clairement sa confusion tandis qu’il demandait cela.
Yale secoua la tête.
– Je ne sais pas non plus. Cela fait dix jours que Troisième frère est ici, et durant ces dix jours, il n’a eu à aucun moment son énergie habituelle. Il ne s’entraîne même pas, et ne plaisante ou rit plus avec nous. Il est toujours reclus, dans son coin.
George acquiesça aussi,
– Dans le passé, quoi qu’il arrive, Troisième frère n’arrêtait jamais son entraînement. Mais maintenant, il semble avoir été totalement changé.
– Donc qui peut me dire ce qu’il se passe exactement avec Troisième frère ? Reynolds grogna entre ses dents.
– J’aimerais bien le savoir aussi, soupira Yale, d’un ton résigné.
Ce qui les tracassait le plus était qu’ils n’avaient absolument aucune idée de ce qui avait bien pu provoquer cet état chez Linley. Il ne s’entraînait plus, et ne plaisantait même plus avec eux. Il était toujours dans son coin et semblait avoir perdu son âme.
Il était devenu comme cela, sans aucune raison apparente depuis qu’ils l’avaient traîné du combat contre les six Exécuteurs spéciaux.
En tant que frères de cœur de Linley, comment ne pouvaient-ils pas être inquiets pour lui ?
– Troisième frère doit avoir reçu un choc émotionnel intense, soupira silencieusement Yale. L’espace d’un instant, George et Reynolds furent tous deux surpris, puis ils se turent. Ils ne pouvaient s’empêcher de repenser à ce qu’ils avaient vu ce jour-là.
Des milliers de spectateurs entourant une zone circulaire où sur des centaines de mètres, absolument tout avait été réduit en poussières. À l’intérieur de la zone sinistrée, ces six incroyablement profonds cratères et ces six météorites.
Linley, en forme complète de Corps de Dragon, avait brutalement massacré ces six Exécuteurs Spéciaux, puis était tombé à genoux et avait commencé à pleurer. Il s’était mis à sangloter, comme un enfant.
– Je ne l’avais jamais vu aussi dévasté, aussi fragile, continua Yale à voix basse.
George acquiesça aussi.
– Troisième frère est très solide. Même lorsqu’il a eu le cœur brisé par sa rupture avec Alice, après avoir complété « l’Éveil du Rêve », il s’est directement dirigé vers la Chaîne de Montagnes des Créatures Magiques pour s’entraîner encore plus.
– C’est vrai. Même quand son père est mort, Troisième frère a réussi à le supporter, et à rester solide. Mais cette fois… Reynolds ne pouvait tout simplement pas le comprendre.
Ils étaient tous certains que leur précieux frère était dans un état extrêmement fragile en ce moment, mais aucun d’eux ne pouvait réussir à trouver une raison à cet état.
À côté d’une petite crique dans la cour arrière de la résidence, Linley était assis au sommet d’une pierre polie, servant de décoration. Il contemplait la crique, immobile.
Bébé était aussi assis sur la pierre, juste à côté de Linley.
Le silence était total. Le seul bruit que l’on pouvait entendre était celui du murmure de l’eau qui coulait.
Bien que les yeux de Linley soient fixés sur la crique, ses pensées étaient toujours avec Papy Doehring, et sur tous les moments qu’ils avaient passés ensemble.
Lorsqu’il avait joué avec Papy Doehring étant enfant.
Lorsque Papy Doehring l’avait entraîné sous sa tutelle de manière stricte étant adolescent.
Lorsque dans la Chaîne de Montagnes des Créatures Magiques, Papy Doehring lui avait patiemment fait la leçon encore et encore pour qu’il soit toujours prudent.
Pour chaque moment qui lui revenait en mémoire, Linley sentait son cœur s’alourdir de plus en plus.
– Après le décès de mon père, j’ai pensé que j’étais maintenant très seul. Mais je n’avais pas réalisé qu’en réalité, je ne l’avais jamais été. Quoi qu’il arrive, Papy Doehring était toujours derrière moi, pour me supporter, pour me consoler, pour m’encourager, pour me rappeler à l’ordre…
– Mais pourquoi je n’ai jamais réalisé ça avant ? Pourquoi n’ai-je pas chéri le temps que j’ai passé avec Papy Doehring ? Le cœur de Linley était rempli de douleur.
Papy Doehring ne lui avait jamais demandé quoi que ce soit d’excessif, et de son côté, il n’avait jamais réellement pris le temps de considérer comment pouvait se sentir Papy Doehring. Il n’avait jamais réellement chéri le temps qu’il avait passé avec Papy Doehring. Peut-être qu’inconsciemment, il avait cru que Papy Doehring serait toujours avec lui, à l’intérieur de l’Anneau Panlong.
– L’Anneau Panlong ? Papy Doehring était toujours à l’intérieur de l’Anneau, seul. Cela devait sûrement être très triste et douloureux pour lui d’être toujours aussi seul là-dedans. Papy Doehring devait aussi probablement espérer que je discute plus avec lui, non ? Ce n’est que maintenant que Linley pensa à toutes ces choses.
Mais…
Auparavant, Linley ne demandait habituellement les conseils de Papy Doehring que lorsqu’il se retrouvait face à une insurmontable situation. Il n’allait que très rarement chercher Papy Doehring juste pour discuter avec lui.
Il n’avait fait que prendre, sans jamais donner en retour.
– Pourquoi est-ce seulement après l’avoir perdu, que je me rends compte de ce que je devais chérir ? Le corps de Linley se mit à trembler. À quel point souhaitait-il que Papy Doehring revienne et se retrouve à ses côtés, comme avant.
Malheureusement…
C’était impossible.
Papy Doehring était mort. Mort et parti dans l’au-delà pour toujours.
Linley pouvait sentir son cœur se serrer, comme s’il se tordait. Tout son corps se convulsait de douleur. Mais il n’y avait pas la moindre trace de douleur sur le visage de Linley.
Au fond de son cœur, Linley se mit même à penser…
S’il pouvait juste mourir de douleur, alors enfin, il pourrait échapper à tout cela.
– Boss. La petite voix de Bébé résonna dans la tête de Linley. Il se tourna pour le regarder. Les petits yeux brillants de Bébé le fixaient, avec un air d’inquiétude.
– Tu… tu penses encore à ce Papy Doehring ? Bébé n’avait appris qu’après la mort de Doehring Cowart que Linley avait eu jusque-là le fantôme d’un Archimage de niveau Saint à ses côtés.
Linley acquiesça.
Bébé lui dit mentalement,
– Boss, peux-tu… peux-tu me parler de lui, de ce Papy Doehring ?
Linley regarda Bébé, hocha doucement la tête, puis l’attrapa, et le serra dans ses bras. Il se mit alors à lui raconter tout ce qu’il avait vécu avec Doehring Cowart.
– Cette année-là, j’avais huit ans. Il y avait deux combattants de niveau Saint qui étaient apparus dans le ciel, au-dessus de notre petit village…
Sur le seuil de la porte menant à la cour arrière, Reynolds et les autres regardaient silencieusement Linley serrer Bébé dans ses bras, assis sur ce rocher décoratif.
– Je me sens tellement triste en voyant Troisième frère comme cela, soupira doucement Reynolds.
Yale et George étaient tous les deux silencieux.
– Nous devons réfléchir à quelque chose. Les yeux de George s’étrécirent soudain, devenant résolus. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas laisser Troisième frère s’effondrer juste comme ça.
Yale et Reynolds acquiescèrent ensemble.
– Deuxième frère, tu as des idées ? Reynolds et Yale le regardèrent.
George expliqua ses pensées,
– Nous n’avons aucune idée de ce qui a bien pu rendre Troisième frère dans cet état. Mais il y a plusieurs choses que nous pouvons deviner, dit gravement George. Le clan de Troisième frère est celui des Guerriers Dragonblood. En tant que clan qui a déjà dominé le monde entier, les membres de ce clan désirent naturellement faire revivre leur gloire passée.
Les yeux de Yale s’illuminèrent.
– C’est vrai ! Troisième frère tient énormément à son clan. Pour récupérer son héritage ancestral, il a même accepté de vendre aux enchères « l’Éveil du Rêve ».
– Exactement.
George hocha la tête.
– Ma théorie est la suivante : si Troisième frère s’entraînait si dur, c’était parce qu’il avait quelque chose d’important qui le motivait. Et il est très probable que ce soit justement le fait de faire revivre la gloire de son clan qui le motivait. Troisième frère a travaillé dur pendant tant d’années maintenant. Il n’abandonnerait définitivement pas aussi facilement. Nous devons utiliser cela pour le faire réagir, et pour l’encourager.
– Le faire réagir ? Ça marcherait ? Yale était un peu suspicieux.
George répliqua, d’un ton impuissant,
– Avez-vous une meilleure méthode pour l’aider ?
– On va utiliser cette méthode, s’exclama Reynolds. Je n’en peux plus de regarder Troisième frère continuer à se morfondre comme ça. Allons-y. Tous les trois, allons parler avec lui. On verra alors bien ce qu’il se passe.
– Quatrième frère, laisse second frère parler. Plus tu parles, plus tu empires les choses, lui rappela Yale.
Connaissant son tempérament, Reynolds acquiesça. George, Yale, et Reynolds se regardèrent, puis avancèrent vers Linley.
Après avoir écouté l’histoire de Linley, Bébé était aussi silencieux. Il était tout aussi peiné par la mort de Doehring Cowart. Soudain, Bébé sentit des personnes s’approcher d’eux par-derrière. Il sauta hors des bras de Linley, puis regarda dans la direction des pas qui s’approchaient.
C’était Yale, George, et Reynolds.
Mais à ce moment, Linley venait juste de finir de raconter à Bébé tout ce qu’il avait vécu avec Papy Doehring et il était de nouveau perdu dans ses souvenirs. Il n’avait même pas réalisé que des personnes s’étaient approchées de lui.
Yale, George, et Reynolds se regardèrent, soupirant tous intérieurement. Linley était un expert. En temps normal, Linley les aurait probablement remarqués avant même qu’ils n’entrent dans la cour. Mais maintenant, ils étaient tous les trois devant lui, et pourtant, il ne réagissait toujours pas.
– Troisième frère. Yale fut le premier à parler.
Linley trembla, puis tourna légèrement la tête pour les regarder tous les trois. Ses yeux étaient très calmes.
– Vous êtes venus. Après avoir dit ces mots, Linley tourna de nouveau la tête vers la crique, et se remit à contempler l’eau qui coulait.
Yale, George, et Reynolds s’avancèrent immédiatement à côté du rocher sur lequel Linley était assis.
– Troisième frère. Yale attrapa soudain Linley par les épaules, pour le forcer à le regarder. Troisième frère, te rappelles-tu de toutes ces choses qui nous sont arrivés à l’Institut Ernst, et de ce que tu me disais souvent ?
– J’ai oublié, dit calmement Linley.
Yale le fixa avec surprise,
– Oublié ? Troisième frère, tu me reprenais souvent, en disant que je ne travaillais et que je ne m’entraînais pas assez, et que dans notre dortoir, ce serait moi le plus faible, alors que je suis le plus grand physiquement.
Lorsqu’ils étaient tous dans la même résidence, ils plaisantaient naturellement souvent entre eux.
Mais Linley resta silencieux.
George regarda Yale, puis fit un léger mouvement de la tête. Yale relâcha les épaules de Linley, puis George s’avança jusqu’à se retrouver directement en face de Linley, et lui dit solennellement,
– Troisième frère, je dois te le demander. Pourquoi t’es-tu entraîné si durement pendant toutes ces années ?
Linley eut un léger mouvement de surprise.
Il ne put s’empêcher de repenser à la manière dont il avait toujours été très concentré sur son entraînement, et cela depuis qu’il était jeune.
– Pour le clan, répondit finalement Linley.
À côté de lui, un air ravi apparut sur les visages de Yale et Reynolds. George dit immédiatement,
– Laisse-moi te demander cela alors. Dans ton état, est-ce que tu te comportes correctement vis-à-vis de ton clan ?
Après avoir regardé George, Linley sourit amèrement. D’une voix morne et désolée, il dit,
– Mon père est mort. Ma mère est morte. Dis-moi. Quel est l’intérêt de travailler dur pour mon clan ? Il n’y a plus de clan.
Linley se leva alors, et quitta la cour arrière.
Yale, George, et Reynolds fixèrent tous le dos de Linley qui s’éloignait, puis ils échangèrent des regards stupéfaits.
– Inutile. Tout le monde est mort. Quel est l’intérêt de faire de mon mieux ? Dit encore Linley avec une voix désespérée et affligée, tout en disparaissant par la porte.
Quinze jours.
Linley était resté dans la résidence pendant quinze jours. Durant ces quinze jours, Yale et les autres avaient essayé tout ce à quoi ils avaient pu penser, mais quoi qu’ils fassent, Linley restait toujours le même.
George, Reynolds, et Yale étaient assis ensemble, buvant avec mauvaise humeur.
– Qu’est-ce qu’on devrait faire ? On ne peut pas se contenter de regarder Troisième frère se noyer dans un abîme de désespoir. Reynolds lança brutalement sa coupe de vin contre le sol.
Yale et George secouèrent tous deux la tête.
Ces derniers jours, ils avaient tenté tout ce qu’ils pouvaient. Ils avaient même demandé à Linley ce qui l’avait rendu dans cet état-là, mais Linley n’avait pas dit un mot, il avait refusé de répondre et était resté silencieux.
Que pouvaient-ils faire ?
– Lorsque je vois à quel point Troisième frère est silencieux, je m’inquiète réellement pour lui. Ma tête me fait mal à force. Troisième frère, hélas… Yale attrapa la bouteille de vin, et but directement au goulot, avalant en une fois la moitié de la bouteille.
Ils avaient tous grandi aux côtés de Linley, et leur amour pour lui était encore plus grand que celui qu’ils avaient pour leurs propres frères. Comment pouvaient-ils se contenter de le regarder s’effondrer comme cela ?
Assis dans sa chambre, Linley contemplait l’Anneau Panlong passé à son doigt. Linley pouvait clairement se rappeler à quoi ressemblait Papy Doehring à chaque fois qu’il sortait de l’anneau.
Mais cette scène ne se reproduirait plus jamais.
Sur l’autre main de Linley se trouvait un deuxième anneau, un anneau inter-spatial. Après que Clayde soit mort, l’anneau et son contenu étaient devenus des objets sans propriétaires. Lorsqu’il s’était battu contre les six Exécuteurs Spéciaux, le sang de Linley avait rapidement recouvert l’anneau, et il l’avait naturellement personnalisé et lié à lui.
Mais…
Ces quinze derniers jours, Linley n’avait même pas jeté un coup d’œil à cet anneau et son contenu. Ses pensées étaient autre part. Même lorsqu’il ne s’appesantissait pas dessus, ses pensées revenaient toujours vers des scènes qu’il avait partagées avec Papy Doehring. À quoi Papy Doehring ressemblait lorsqu’il caressait sa barbe blanche, ou à quoi il ressemblait lorsqu’il entraînait sévèrement Linley. Toutes sortes de souvenirs, tous si clairs et précis.
– Pourquoi ? Pourquoi ? Même Papy Doehring, la dernière personne que j’avais, a été prise ?
Après avoir perdu Papy Doehring, Linley avait aussi perdu sa plus grande force de support. Il se sentait plus fragile et plus seul qu’il ne l’avait encore jamais été. Linley serra fortement Bébé dans ses bras. Dans cette silencieuse petite chambre, il restait assis là, seul…