Donner cours était toujours aussi passionnant. Deux siècles à exercer le même métier et pourtant, ma passion brûlait toujours aussi fort. Chaque jour était différent et unique. Les visages de mes élèves qui s’éclairaient à chacun de mes mots, était la scène qui illuminait mes journées.
Accompagné par l’administration et le gouvernement, mon travail était facilité et rendu plus agréable. La paperasse ? Simplifiée par les nouvelles réformes. Les emplois du temps ? Faits automatiquement par un algorithme avec justesse. Les conditions de travail ? Tout avait été rénové grâce à l’investissement massif de l’État dans l’éducation.
Les examens ? Faits par un programme prenant en compte tous les paramètres possibles, capacités des élèves, compétences à acquérir etc. Corriger ? Pas besoin, tout était corrigé par un automate.
‘Enfin, si seulement tout ça était vrai’, songeai-je en m’affalant sur le canapé.
Enseigner la même chose chaque année commençait à me barber. J’avais beau essayer de la dynamiser, de varier les façons de faire, ma sagesse avait ses limites. Puis la sagesse était aussi de savoir quand il fallait abandonner. Ça faisait trente ans que je faisais le même cours, efficace, précis et concis. Il fallait bien que je gagne ma vie.
Sans compter sur le fait que ma classe était beaucoup plus intéressée par le lieu de la prochaine fête plutôt que par l’histoire des arts. La plupart venaient à mon cours car “La prof est sympa et jolie et les cours sont simples”. C’était flatteur, mais ce n’était pas le but recherché.
L’image idéalisée que j’avais de ce métier avait disparu dès le premier cours. Deux personnes, seulement, y avaient assisté réellement. Les quatre cents autres dormaient sur leurs tables. Des visages éclairés ? J’avais surtout pu voir des faces déformées par la gueule de bois et le manque de sommeil.
Mais, j’avais continué d’enseigner. J’avais continué pour ces deux jeunes qui m’avaient écouté jusqu’au bout ce jour-ci. Ils méritaient d’avoir une professeure qui faisait de son mieux.
C’était ainsi qu’une vocation naquit : transmettre mon savoir aux personnes intéressées.
Rien n’allait m’arrêter, que ce soit les problèmes d’administration, la paperasse incessante, ou les locaux en ruine, j’allais continuer à enseigner.
Mais l’histoire des arts commençait à faire son temps. Je devais peut-être envisager de changer de matière. Malheureusement, il n’y avait pas de matières comme “Stratégie de la guerre” ou encore “Sagesse et pensées artistiques”.
Je pris le mot que j’avais trouvé à l’entrée. Qui avait pu me l’envoyer ? Pitié, pas la fac. Mon casier était déjà débordé de lettres de l’administration.
Et si c’était un mot d’amour ? Non, ce n’était pas possible, qui aurait pu trouver mon adresse ? Puis ça faisait longtemps que je n’avais pas vu quelqu’un d’autre que lui en dehors du travail.
“Athéna, quand est-ce que tu comptes te marier ?
– Ce ne sont pas tes affaires !
– Je veux voir mes petits-enfants, c’est tout, pas besoin de crier sur ton papa chéri.
– Tu as suffisamment de petits-enfants. Tu ne les connais même pas tous.
– Mais !
– Je me marierai quand je trouverai quelqu’un, point barre.
– Mais tu ne cherches même pas ! Tu es toujours soit dans la bibliothèque soit noyé sous le travail.
– Ça ne te regarde pas, lâchai-je en quittant le salon.”
Le mariage, franchement, il n’y avait aucune honte à ne pas être mariée à mon âge, n’est-ce pas ? Puis même, se marier n’était pas une obligation. Artémis ne s’était pas mariée, elle et personne n’allait l’embêter.
Que pouvait bien dire ce mot de toute façon ? Je le lus.
“Athéna, je te laisse cet enfant. J’ai promis de veiller sur lui, je reviendrai ce soir.”
Je savais que je me faisais des idées. C’était lui, la Mort, qui m’avait écrit. Je laissais tomber le mot, déçue. Pas de lettre d’amour pour moi.
Néanmoins, j’étais contente qu’il me laisse un petit mot. Ça ne faisait qu’un jour qu’il avait commencé son nouveau travail, mais la maison paraissait si vide. Bien qu’il avait son propre appartement, il dormait presque tout le temps chez moi, après tout, il veillait sur moi. Il avait même sa propre chambre.
J’avais pris l’habitude de rentrer et de voir un dîner tout prêt. J’avais pris l’habitude de me plaindre auprès de lui dès que je passais la porte. J’avais pris l’habitude de prendre le bain qu’il m’avait préparé en avance. J’avais pris beaucoup d’habitudes, en fait.
Je me levai du canapé, il se faisait tard. Il était temps de se faire à manger. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire ?
Il s’agissait du moment parfait d’utiliser le livre de cuisine que m’avait offert une de mes premières élèves !
Alors que je me dirigeais vers les chambres, une odeur putride m’attaqua le nez. Un monstre ? Ici ? Il avait de l’audace. Je sortis mon bouclier et ma lance. J’avançai à pas de loup vers la source de la puanteur.
J’ouvris la porte d’un coup. Un enfant ensanglanté et endormi m’attendait dans le lit du Héros de la Malchance. Lui, un monstre ? Je ne sentais pas d’aura démoniaque. Étrange. Que faisait-il là ?
Je ressortis le mot.
“Qu’est-ce que ça pouvait bien signifier ?” grommelai-je avant de le déchirer.
Quelle était la décision la plus sage à prendre ? Face au miroir qui était accroché au mur, je fixai ma réflexion. Voilà, c’était ça, la priorité, le garçon. Il était blessé, il fallait le laver et le soigner. Les explications attendraient ce soir.