« Alors, tu te rends, amateur ? »
Cette phrase prononcée devant la quasi-totalité des étudiants de l’Académie et des enseignants qui jugeaient l’affrontement donna un plaisir sans nom à Marlon, la pointe de son épée pressée contre le creux du cou de Romuald, qui était dans un piteux état.
Le silence s’était abattu sur l’arène, une sorte de contemplation abasourdie de la part des Forgecielois, alors que Loki félicitait intérieurement le Runiste de sa prestation.
Les juges, les enseignants Kelko, Maleterre et un troisième qu’il ne connaissait pas, se tournèrent les uns vers les autres avant que Kelko ne se lève et annonce d’une voix solennelle :
« L’affrontement est terminé, Romuald n’étant plus en état d’affronter son adversaire. »
Maleterre semblait profondément en colère et voulait sûrement essayer de mettre des bâtons dans les roues de Marlon, mais le jeune homme s’y attendait, et il avait une manière simple de remédier au problème.
Malgré l’épuisement dont il était sujet, son corps le brulant absolument partout, ses organes enflammés à cause de l’usage prolongé de la Posture Astrale, il rengaina son épée et il sortit deux parchemins de soin, les activant promptement, l’un destiné à Romuald, le deuxième le visant lui, pour atténuer ne serait-ce qu’un peu la douleur dont il était victime.
Les deux parchemins se consumèrent et les auras vertes envahirent le corps des deux combattants, les fractures et organes écrasés de Romuald se réparant presque instantanément alors que ses yeux renvoyaient non plus de la souffrance mais une haine incommensurable. La douleur de Marlon, elle, s’estompa légèrement sans disparaître tout à fait.
Les juges, qui s’étaient tendus en voyant le runiste sortir les parchemins, se relâchèrent quelque peu en voyant que Marlon ne faisait que guérir son adversaire.
Le juge inconnu hocha discrètement la tête et alors qu’un murmure de plus en plus bruyant s’élevait de la foule, il leva une main en l’air, se levant de son siège et réduisant l’assistance au silence, puis il enfin annonça la victoire de Marlon.
« Revenge, vous êtes victorieux de ce Défi, et le fait que vous ayez soigné votre adversaire vous honore. Maintenant, si vous le voulez bien, annoncez ce que vous allez exiger de Romuald. »
Il n’y avait ni colère ni mépris dans sa voix, juste une neutralité impartiale, et Marlon se dit que c’était ce qu’il aurait pu espérer de mieux.
Il s’éclaircit la gorge et eut du mal à tenir debout, cela malgré le soin qui venait d’être effectué sur son corps. Mais il savoura ce moment. Il l’avait attendu pendant plus d’un mois. L’occasion de ridiculiser Romuald.
Certains étudiants se levaient et quittaient déjà l’arène, peu intéressés par la sentence et ayant eu droit à un spectacle digne de ce nom.
Alors qu’il ouvrait la bouche, il se rappela une des nombreuses discussions nocturnes qu’il avait eu avec Vladimir et Palkor, et il sut exactement ce qu’il allait exiger du petit connard ingrat à ses pieds.
« Vu qu’il a perdu ce Défi, j’exige de Romuald qu’il soit assigné aux corvées de nettoyage de la Maison des Délices, et ce pendant tout un mois. Il ne pourra pas se faire remplacer ni échapper à ses tâches. »
Un hoquet d’horreur s’échappa de la bouche de plusieurs étudiants, et même Maleterre sembla choqué par la punition exigée par le runiste. Kelko et le juge inconnu semblaient, eux, plutôt amusés par ce que venait d’annoncer Marlon, et il sut qu’il avait touché juste.
Merci Vladimir. La Maison des Délices était bien sûr une des maisons closes préférées du géant blond et il lui avait confié que la pire des choses pour un guerrier ou un bien-né de la cité était de nettoyer les couchages et les linges des prostitués et de leurs clients. C’était considéré comme dégradant pour eux, et lorsqu’il lui avait raconté, Marlon avait rigolé à l’idée que le colosse se venge de cette manière contre ses adversaires.
Il comprenait bien mieux maintenant.
« Cette sentence est bien trop lourde pour le fils d’Esclan, voyons. Et qui plus est, infligée par un immigré que ne connaît pas sa place et nos coutumes. J’aimerais que l’on abroge cette décision, chers collègues. Imaginez l’humeur de son père s’il apprend ce qui s’est… »
Maleterre n’avait pu contenir sa colère et tentait bel et bien d’invalider la victoire de Marlon, mais le juge inconnu l’interrompit sèchement.
« Il suffit, Maleterre ! Le Défi est fait exactement pour inculquer de l’humilité et la valeur du travail acharné à nos jeunes générations, et celui-ci en a largement besoin. J’ai vu les rapports. Je sais que vous détestez ce Revenge. Moi, ce que je vois, c’est un combat gagné à la loyale, et il est hors de question que Romuald évite son châtiment, fils d’Esclan ou non. Il serait bon que vous vous rappeliez les valeurs de Forgeciel, Maleterre… »
L’enseignant jeta un regard qui aurait consumé Marlon sur place si cela avait été possible. Le Runiste croisa les doigts pour qu’il n’existe pas de sorts ou de runes capables d’effectuer ça, mais fut rassuré par le fait que le jury n’était pas composé d’un seul enseignant.
Les discussions allaient maintenant bon train dans l’arène, tous les étudiants commentant la punition de Romuald et le combat qui avait été un spectacle impressionnant, surtout pour quelqu’un arrivé il y a peu.
Kelko et le juge inconnu s’en allèrent, saluant l’arène puis Marlon avant de s’éclipser. Maleterre resta, pendant quelques instants, immobile, comme bouillonnant intérieurement et prêt à exploser.
Il ne put s’empêcher avant de s’en aller, de déclamer une dernière phrase, suffisamment fort pour être entendu de toute l’assistance encore présente, et avec un mépris absolu suintant de chaque mot.
« Cette victoire aura été rapide, il n’y a pas à dire. Et ces runes Draconique, nous n’en avions plus vu depuis Magnus, l’ennemi juré de notre peuple. Espérons que tu ne sois pas comme lui, n’est-ce pas ? »
Avec un rictus satisfait, l’enseignant sortit de l’arène, et une nouvelle série de murmures s’éleva, cette fois-ci touchant un tout autre sujet.
Marlon avait parfaitement compris ce que venait de faire Maleterre, et il serra les dents pour s’empêcher de répondre et devenir encore plus la cible de ceux qui ne l’aimait pas.
Faire un lien entre lui et Magnus devant les étudiants était le meilleur moyen de transformer le runiste en une cible géante vivante. Pas forcément tout de suite, mais d’ici quelques semaines, lorsque la rumeur sera répandue et déformée, la plupart des gens dans la cité le détesteraient.
« Ce type est un vicieux. Je ne le trouvais déjà pas très avenant depuis ton cours hier, mais maintenant, je le déteste franchement. Bon, après, ce n’est pas comme si tu étais ici pour te faire des amis, pas vrai ? »
Marlon acquiesça intérieurement et décida de s’en aller lui aussi, laissant un Romuald paralysé par ce qui venait de se passer, toujours allongé sur le sol. Juste avant de quitter l’arène, il ne put s’empêcher de se retourner vers lui et de lui dire :
« J’espère que tu passeras du bon temps à la Maison des Délices. Et si tu veux te venger, je t’attends quand tu veux pour un autre Défi, petite merde… »
En dehors de l’arène, Vladimir et Palkor attendaient le jeune runiste, deux sourires géants accrochés sur leur visage.
« Bien joué, Revenge. Je ne pensais pas que tu prendrais au mot ma version de la punition ultime, mais je pense que tu viens de donner une bonne leçon à Romuald. Beaucoup de gens vont t’adorer maintenant ! »
Marlon secoua la tête, un air désabusé sur le visage.
« Avec ce que Maleterre a balancé, je pense que ça va être compliqué… »
Les deux acolytes se firent tout à coup très sérieux, et ce fut Palkor qui continua la discussion.
« Il n’aurait jamais du dire ça. Je remonterais l’information à mon père mais le mal est fait. Il va falloir que tu fasses attention, Revenge. Tu le sais, mais la haine de Magnus n’est pas quelque chose à prendre à la légère ici. Tous ne sont pas stupides, mais beaucoup entretiendront une haine farouche à ton égard à cause de cela. Je pense même que ça peut avoir des conséquences au niveau du conseil. Et même si j’ai profondément apprécié la branlée que tu viens d’infliger à ce con de Romuald, le fait que tu ais démontré une aussi bonne maitrise de la Forme de l’Eau en si peu de temps va soulever des interrogations… »
« Je ne vais pas vivre dans un terrier pendant plusieurs mois en cachant mes capacités, Palkor. Je vais continuer à travailler dur, et à récolter des ressources incroyables dans les Souterrains. S’ils veulent s’en prendre à moi, qu’ils viennent. Ce n’est pas comme si je pouvais y faire grand-chose, de toute facon. »
« J’aimerais ne pas avoir à me resacrifier dans l’immédiat, merci beaucoup. »
Marlon avait une question qui le taraudait, et il la posa à ses deux amis, curieux.
« Qui était le troisième juge ? Je ne l’ai jamais vu, mais il n’a pas hésité une seule seconde à remettre Maleterre à sa place… »
Palkor fut celui qui répondit à l’interrogation du runiste, et ce avec un sourire mi-figue, mi-raisin.
« Il s’agit de Draknir. Il est le second en chef de la branche militaire de Forgeciel. Le commandant étant mon père…je ne sais pas si le fait qu’il t’ait remarqué est une bonne ou une mauvaise chose…»
« Décidément, tu as vraiment un don incroyable pour ne pas attirer l’attention, j’en reste sidéré, jour après jour… »
L’intervention de Loki fit presque sourire le Runiste, mais il n’avait pas, ou du moins plus, le cœur à rire. Certes sa victoire sur Romuald était jouissive, mais les ennuis que l’intervention de Maleterre allaient entraîner étaient une plaie pour le jeune homme.
Ce fut Vladimir qui mit un terme à cette conversation en levant les mains au ciel.
« Quoiqu’il en soit, Revenge s’est battu superbement bien, et il a mis à l’amende Romuald. C’est une bonne raison de faire une fête improvisée, et je sais exactement où je vais vous emmener pour ça ! Et ne t’inquiètes pas pour Draknir, c’est un homme juste, il se fout des origines des gens, seul le mérite compte. »
Palkor commença à ouvrir la bouche pour protester, mais le colosse blond ne lui en laissa pas le temps.
« C’est bon, Palkor, je veux juste montrer à Revenge l’endroit où il a décidé de faire souffrir Romuald pendant le prochain mois. Tu n’es pas obligé de toucher aux filles, tu sais. Et ils servent une nourriture à se damner là-bas ! Je vous invite, allez ! »
L’Apprenti forgeur parut réfléchir pendant quelques secondes, mais il s’avoua vaincu et hocha la tête d’un air dépité.
Marlon se contenta de lever les yeux vers Vladimir et de dire d’une voix affaiblie :
« Penses-tu qu’on puisse faire cela ce soir, Vlad ? Je suis épuisé après le combat et j’ai besoin de dormir, je crois. »
Le géant lui posa une main sur l’épaule, le poussant doucement mais sûrement devant lui en secouant la tête.
« Je sais exactement ce que tu ressens, Revenge. J’en ai fait des combats où les Postures m’ont drainé toute mon énergie. Et c’est aussi pour cela que je t’emmène là-bas. Ne t’inquiètes pas, je sais ce que je fais. Allez, avance, ou je serais obligé de te porter ! »
Et c’est ainsi que quinze minutes plus tard, ils se retrouvèrent dans ce qui était un curieux assemblage de salon dinatoire privé et de salon de massage.
Marlon, lui, était en train de se faire masser par une sublime femme aux cheveux couleur de feu, découvrant des muscles qu’il ne savait même pas posséder sous ses doigts experts. Loki, partageant ses sensations lorsqu’il le voulait, en arriva même à pousser ce qui passait pour des grognements de plaisir alors que le massage se révéla être un véritable rituel de guérison.
Les mains de la masseuse étaient imbibées de mana et semblaient avoir un effet similaire à un sort de soin, mais en mieux. Il sentait sa fatigue musculaire être extraite de son corps et une énergie nouvelle l’envahir.
Palkor et Vladimir, eux, se repaissaient de dizaines de plats différents amenées par des processions de femmes toutes aussi sublimes les unes que les autres et moins vêtues au fil de leur arrivée.
Le jeune Apprenti avait déjà repoussé nombre d’avances, tout comme Marlon, alors que Vladimir, lui, semblait comme un coq en pâte. Il connaissait le prénom de chacune de ces femmes, et prenait de leurs nouvelles avec un ton intéressé.
Ces dernières étaient ravies de le voir également, et avaient toujours un geste affectueux ou un baiser réservé pour le colosse blond.
« Ce type a vraiment la cote ici, c’est incroyable ! Prends des cours, gamin ! »
Ils passèrent l’après-midi dans cet endroit, Marlon oubliant pendant ce temps tout ce qui se passait en dehors de ces murs, les conséquences de ce qu’il s’était passé le matin, et même sa quête de devenir empereur.
Pendant quelques heures, il ne fut plus qu’un homme profitant d’un repos bien mérité avec deux de ses amis, mangeant, buvant et riant à bâtons rompus. Même Loki resta tranquille, semblant comprendre que son protégé avait besoin de ce moment.
Lorsque Marlon rentra, la soirée était entamée depuis un certain temps, et lui et Palkor étaient suffisamment éméchés pour chanter des chansons paillardes apprises dans la Maison des Délices ce jour-là, Vladimir étant resté en charmante compagnie pour finir la nuit.
Ils ne croisèrent pas grand monde sur le chemin du retour, mais le peu de gens qu’ils virent avaient deux types de réaction.
La première était des grands sourires et des signes d’encouragement, avec quelques compliments sur le combat du matin qu’ils avaient trouvé très intéressant.
La deuxième était beaucoup plus froide. Ils regardaient le duo, ou plus précisément Marlon, les yeux suspicieux, les lèvres pincées, ne répondant pas au salut des jeunes gens et continuant à les fixer longtemps après les avoir dépassés.
L’œuvre de Maleterre commençait déjà à avoir un effet…
Le runiste et Palkor allèrent tous les deux se coucher une fois rentrés dans la Résidence, et Marlon se permit quelques instants avant de dormir pour planifier le programme du lendemain avec l’IA, qui avait été remarquablement calme ce soir.
« Tu vas être content Loki. Demain, nous allons aller voir Luna, et tu verras de plus près à quoi ressemblent leurs fameux Espaces Alternatifs. C’est incroyable ! Et si jamais tu arrives à comprendre comment cela fonctionne, n’hésites pas à m’en faire part, je donnerais cher pour avoir la même chose avec moi. »
« Ce qui m’intéressera plus, c’est surtout savoir comment enlever le collier de restriction dont tu m’as parlé. Si tu veux quitter la ville précipitamment, il va falloir qu’on se penche sur le sujet… »
Ils continuèrent à discuter de tout ce que le Runiste avait à faire dans la cité, et la liste exhaustive que Loki dressa fit presque tourner la tête à Marlon tellement elle était longue. Il savait qu’il avait de quoi faire, mais à ce point ? La mémoire édeitique de l’IA était une malédiction dans ces moments-là…
Apprendre les runes, perfectionner son art du combat, améliorer ses grades de profession, explorer les Souterrains et y trouver des ressources rares, apprendre à fabriquer des Sangsues, même si elles étaient basiques, éviter de se faire passer à tabac, libérer Luna ou du moins s’y préparer, ne pas se faire capturer par le conseil, planifier sa sortie de Forgeciel pour l’île Onirique, convaincre Palkor de continuer ses expérimentations et en profiter le plus possible, apprendre le fonctionnement des Espaces Alternatifs et tenter de se procurer un Anneau de stockage similaire à celui de Vladimir, augmenter sa réserve de mana…et ce n’était pas tout.
« Ça parait beaucoup comme ça, mais ne t’inquiètes pas, en plusieurs mois c’est largement faisable. Et je trouverais bien d’autres sujets dignes de ton attention, hahaha… »
Malgré la fatigue, le Runiste s’exhorta à effectuer ses exercices de mana, agrandissant chaque jour un peu plus sa réserve de mana. Vingt minutes plus tard, lorsqu’il eut terminé, il s’écroula sur son lit et s’enfonça dans le sommeil en quelques secondes.
Pour une fois, ce ne furent pas des cauchemars qui vinrent le visiter, mais des rêves où il battait encore Romuald, l’humiliant toujours un peu plus. Il vécut une bonne dizaine d’affrontements tous différents dans ses songes, et chaque fois la punition était un peu plus dure. L’un des combats se finit dans une gerbe de sang, alors qu’il tranchait avec son épée la tête de son adversaire et la brandissait au-dessus de lui, le sang arrosant son visage et la foule hurlant son nom avec voracité et envie, les yeux morts de Romuald fixant le vide de la mort.
Un observateur extérieur aurait alors vu un sourire paisible et heureux sur le visage du Runiste, alors qu’il rêvait de massacres et de mort…