Le silence prit fin. Le printemps s’était tu dans cette forêt. La faune avait fui, le vent s’était caché. Depuis que le dernier cygne s’était envolé, la mare s’était figée. Par cette chaude après-midi, plus paisible que jamais, la nature tremblait.
Les oiseaux s’en étaient allés haut dans les cieux, rattrapés par de sombres nuages. Et pourtant, la mélodie reprenait. La douceur de la harpe annonçait brutalement le chaos qu’elle invitait.
Les arbres qui veillaient depuis toujours sur ce paradis préservé furent en un instant rasés. La terre retournée en profondeur grondait en souffrance, emportant tout ce qui l’avait nourri.
Cette désolation qui ne cessait de s’étendre n’était pourtant qu’un sinistre présage. Le conflit de deux enfants de cette nature déciderait aujourd’hui non pas du sort de ce lieu reculé, mais du monde connu.
Deux silhouettes se tenaient au beau milieu de cette désolation, face à face.
Une cape sombre emportée dans un souffle enveloppa le soleil. L’étrange tenue, de blanc et de noir, recouvrait son corps entier. L’inquiétant masque de charognard se tournait vers l’origine de la mélodie.
La harpe, comme si elle venait d’une autre réalité, flottait dans les airs, à quelques centimètres du sol. Sa couleur irisée éblouissait ces terres désolées.
Les doigts de la jeune femme s’interrompirent, sans lâcher les cordes de l’instrument, mais ce fut son adversaire masqué qui prit la parole.
???: « Llynel, je n’oublierai jamais ce nom. Tu es aussi forte qu’il le dit. Plus encore, même. »
Cette voix plus grave encore que le tonnerre trouvait son chemin à travers le tissu qui recouvrait sa bouche.
Llynel: « Celui-là, alors. Il s’est bien gardé de me complimenter en ma présence. »
La charmante jeune femme haletait. Ses airs angéliques étaient souillés par la poussière, ses longs cheveux d’un châtain clair s’étaient teints de son propre sang, ses yeux verts brillants de vie portaient une lourde fatigue. La dame à la harpe avait de la voix et du tempérament, mais elle était à bout de force. Sa tenue, à mi-chemin entre celle d’un barde et d’un chevalier, était déchirée de toute part, révélant les blessures sur tout son corps.
L’individu masqué face à elle était désarmé, et pourtant, on aurait pu ressentir la menace qu’il représentait sans même un regard. Il lui tendait sa main gantée.
???: « Il n’est pas trop tard. Ta famille ne demande rien d’autre que de te voir rentrer saine et sauve. Même si tu t’obstines à rester et à te battre, tu ne pourras rien changer. J’ai le sentiment que tout est écrit d’avance. »
Ce combat avait déjà duré depuis trop longtemps. Cette journée n’en finissait pas. Et si Llynel était grièvement blessée, son ennemi, lui, était indemne.
Llynel : « Quelle importance ? Même si le destin ne pouvait être changé, rien ne dit que ce n’est pas ma victoire qui y est gravée ! »
Ce sourire étincelant n’était pas de la provocation, mais plutôt de la sympathie. Son Némésis était face à elle, mais la pureté de son cœur ne pouvait laisser la haine s’y infiltrer.
??? : « Je m’en doutais… Ce n’est qu’avec cette vision des choses que tu as pu aller aussi loin. Mais je ne retire pas ma proposition. Pars, et je te garantis que tu n’entendras plus jamais parler de nous. Ni toi, ni ton mari,ni tes enfants. »
Llynel souriait encore, avec une douceur candide. Pourtant, ses yeux étaient emplis d’une tristesse insondable.
Llynel : « …Si je m’acharne autant contre vous, c’est parce que j’ai compris. Aussi fou que ce soit, je sais quel est ton but. Et je sais que si je ne vous arrête pas moi-même aujourd’hui, les conséquences de vos actions finiront par atteindre les miens. Je sais quel monde les attend si je perds ce combat. »
Derrière le masque de son adversaire, on ne pouvait rien lire. Pas un sentiment, pas un regret.
???: « Tu as donc percé le secret du Portesonge… Prodigieux. »
Llynel : « J’imagine que c’est toi qui en a fait la découverte. Sans ça, je n’aurai jamais pu ni y penser, ni y croire. Quant à tes objectifs… »
???: « Tu dois les trouver méprisables. Tu dois penser que je suis le mal incarné… Que je veux détruire le monde par sadisme. »
Sans ôter sa main de la harpe, Llynel prit la pose. Son adversaire reconnut dans sa gestuelle qu’elle ne doutait pas.
Llynel : « Pas du tout. »
Avec un air nonchalant, elle poursuivit.
Llynel : « J’ai confiance en mes impressions. Et tu me parais être quelqu’un de trop modéré pour te lancer dans d’aussi sombres desseins sans raison. »
???: « Ah oui… ? »
Llynel : « Cependant, ça ne signifie pas que tes actions sont justes. Il n’y a d’ailleurs pas de bonne raison de souhaiter un tel avenir, si tu veux mon avis. Voilà pourquoi je te le propose ici. Arrêtons-nous là. »
La souriante jeune femme lui tendit la main, tout sourire.
Llynel : « Réfléchissons ensemble à une autre solution pour obtenir ce que tu souhaites ou régler ton problème. Et si on ne trouve rien de mieux, tu pourras précipiter le monde dans les ténèbres si tu y tiens tant, mais je suis sûre qu’il y a mieux à faire… »
Mais son Némésis restait impassible.
???: « Quelle candeur. Tu as pourtant dû voir ton lot d’horreur… Hélas, au risque de paraître désagréable, je ne pense pas que tu sois en mesure de comprendre tout ce que je prends en compte… »
Llynel : « Tu es bien plus loquace que tout à l’heure, c’est rassurant… »
Le sourire de la dame retombait lentement. Ses doigts tremblaient.
Llynel : « …J’ai toujours fait en sorte de régler mes conflits avec le dialogue et la bonne volonté. Si tu continuais de te murer dans le silence, je ne pourrais rien faire d’autre que de continuer à saccager cette pauvre forêt… »
???: « J’ai assez entendu parler de toi pour savoir que tu fonctionnes ainsi. Mais la communication n’est pas mon fort. Et avec moi, elle ne te mènera nulle part. »
Llynel : « J’ai entendu ça si souvent… »
???: « Crois-moi, je sais ce que tu ressens. Et c’est aussi pour ça que je préférerais que tu ne t’interposes plus, Llynel. C’est ta dernière chance de vivre une vie normale tant que tu le peux. »
Un rire discret siffla entre les lèvres de Llynel.
Llynel : « Tu me donnes parfois l’impression d’être une créature omnisciente. Et pourtant, on dirait que tu n’as pas encore réalisé. »
L’adversaire insurmontable fixait Llynel derrière son masque. Il ne parvenait pas à comprendre ce dont elle parlait, jusqu’à ce qu’il voit le rouge couler à la commissure de ses lèvres.
Llynel : « …Quel que soit l’issue de notre combat, je ne pourrais plus rentrer chez moi. »
Le guerrier au masque ne montrait rien. Pourtant, quelque chose venait de l’ébranler.
???: « …Je vois. Dans ce cas, je me dois au moins de réparer cet affront. Je t’offrirai la mort qu’une guerrière de ta trempe mérite. »
Face à la compassion de son ultime adversaire, Llynel décrocha un nouveau sourire.
Mais dans l’instant d’après, son Némésis masqué était devant elle, et d’un mouvement impitoyable, perfora le torse de Llynel à la seule force de son bras.
Personne au monde ne pouvait lutter face à une telle vitesse. La main gantée de noir et de blanc était à présent d’un rouge uni. Elle ressortait du dos de la jeune femme.
Llynel cracha du sang le moment d’après. Elle se courbait lentement.
???: « Tu auras été l’obstacle le plus terrible que j’ai pu rencontrer. Tu as bien mérité de te reposer. »
Une certaine mélancolie se faisait entendre dans cet oppressant silence.
La harpe se désagrégeait. Cette invocation immatérielle s’effritait lentement, devenant poussière d’étoile.
Le ciel se couvrait de lourds nuages. Les yeux de Llynel devinrent troubles. Ses paupières se plissèrent.
???: « Je ne pensais pas que les choses finiraient ainsi. Après toute la résistance que tu as montrée, te voir céder à une attaque si simple… Tu as su renoncer pour t’épargner bien des souffrances. »
La respiration de la jeune mère était saccadée. Son corps entier s’engourdissait. Son visage devint blême.
???: « Maintenant, plus rien ni personne ne pourra m’empêcher de rétablir l’équilibre de ce monde… »
Dans la confusion de ses derniers instants, Llynel entendait des voix se bousculer dans sa tête. Des cris d’enfants. Des rires.
Les silhouettes d’un garçon et d’une fillette se détachaient de la brume.
L?????d : « Mère ! »
N???????e : « Mère ! »
Ces joyeuses voix l’apaisaient et résonnaient dans sa tête mourante, à l’aube du grand sommeil.
I????m : « Ma chérie. »
Une voix d’homme si familière s’ajouta à cette dernière rêverie.
Derrière ses enfants, la silhouette rassurante de celui qu’elle avait de plus cher apparut.
Puis vint un autre visage au milieu de la pénombre. Un homme encore plus grand, un plus petit. Une vieille dame. D’autres enfants. Tous ceux qui l’avaient accompagné pendant ces 28 ans étaient là, comme pour lui rendre un dernier hommage. Ils étaient des centaines autour d’elle. Ils scandaient son nom. Encore et encore.
Llynel : « … »
Une émotion si forte réveilla ses sens. Elle sentait ses doigts brûler. Un éclair parcourut ses nerfs jusque dans leurs extrémités. Elle sentait la douleur innommable sous son cœur. La tristesse plus forte encore. Elle était toujours en vie.
Llynel : « …Tes sbires ont l’air de t’avoir énormément parlé de moi, n’est-ce pas… ? »
Dans la douleur, elle répondit à son meurtrier. Elle relevait la tête lentement. Le sang coulait le long de son cou, et dans sa gorge. Elle peinait à articuler.
Llynel : « …Alors, ils ont forcément dû te dire… »
Quand le guerrier au masque aperçut de nouveau le visage de la jeune femme, il se figea.
Llynel : « …Que je n’abandonne jamais… »
Un frisson parcourut les épaules de l’ultime ennemi. Le regard de Llynel l’avait pétrifié.
Llynel : « …Et que je finis toujours… …Par gagner… ! »
Dans ses yeux brûlait une résolution incandescente. Une détermination sans faille.
???: « …Comment ça… ? Tu t’es laissée tuée… »
La jeune femme suffoquait, mais trouvait la force de prononcer chaque mot.
Llynel : « …Ils ont aussi dû te dire que je ne recule devant rien pour m’assurer la victoire. …Moi et mes stratagèmes désespérés. …Et tu t’apprêtes à faire les frais de l’ultime coup de bluff… de Llynel Nefolwyrth… ! »
???: « Tu ne cherchais pas à esquiver… ? Mais que peux-tu faire de plus dans ton état ? »
Le sourire de Llynel se redressait.
Llynel : « Ça. »
Sa main n’avait jamais quitté les cordes de la harpe. Celle-ci avait pratiquement disparu, mais il restait encore une corde, flottant dans le vide.
Llynel : « GIGA CURA EIUS ! »
D’un coup léger, elle la fit vibrer. Du son naquit une lumière intense qui l’enveloppa. Toutes les blessures de la mage se refermèrent.
???: « Un sort de soin… À quoi bon ? Mon bras traverse encore ton corps… »
La jeune femme tenait bon, malgré la souffrance.
Llynel : « …Très juste, mon cher ennemi. Mais sache-le, je n’ai pas seulement compris ton plan. …J’ai aussi percé le secret de tes magies ! »
Le corps de son adversaire se raidit en entendant cette affirmation.
???: « Mes magies ? Impressionnant… Mais si c’est bien vrai, alors tu dois avoir réalisé que je suis totalement invincible. »
Llynel fixait toujours son Némésis intensément. Les couleurs de son teint revinrent.
Llynel : « À première vue, peut-être, oui… Cependant, quand je dis ‘percer le secret’, je veux dire que je connais les limites de tes pouvoirs. Je connais ton point faible. »
Un fugace mouvement sous le masque permit à Llynel de s’assurer qu’il avait compris, et qu’il savait qu’il était trop tard. Il tira sur son épaule, sans pouvoir extraire son bras du torse de la jeune femme.
???: « …C’était ça ton plan… »
La jeune femme s’agrippa des deux bras à celui de son adversaire.
Llynel : « J’ai gagné suffisamment de temps. Il doit être loin, à présent. »
Cette lutte au corps-à-corps paraissait anodine au milieu de ce paysage retourné. Et pourtant, ici même, à cet instant, l’avenir du monde connu se jouait.
???: « Alors c’est pour lui que tu as fait durer cette discussion aussi longtemps… »
Les nuages noirs avaient fini par rattraper le soleil.
Llynel : « Je t’avais prévenu, la communication est l’art martial ultime des Nefolwyrth. Maintenant, les quinze secondes sont largement passées. »
L’impressionnant adversaire de Llynel se débattait dignement. Mais la jeune mage se cramponnait à lui aussi fort que possible. Elle ne lâcherait jamais. Elle portait les espoirs de tous ceux qui l’avaient accompagnés jusqu’ici. La panique gagnait lentement le plus terrible des adversaires.
???: « …Alors tu as vraiment compris. Prodigieux… Mais même si tu parvenais à me vaincre aujourd’hui, tu sais très bien qui prendrait la relève. Tu ne peux plus empêcher mon objectif d’être réalisé. Tu peux à peine le retarder de quelques années, tout au plus. Je peux te permettre de passer les derniers instants de ta vie avec les tiens si tu renonces à cette folie. Llynel ! »
Les deux luttaient de toutes leurs forces. Ces mages d’une puissance rarement égalée se livraient à une lutte qui ne reposait plus que sur la force de leur corps. Sans bouger, leurs muscles s’opposaient dans un duel fatidique. Mais ce qui déterminerait l’issue de celui-ci était la volonté qui transcendait leurs chairs.
Quelque chose brillait sur le doigt de Llynel. Il s’agissait d’une petite bague sertie d’une pierre précieuse en forme de lyre. Une lyre à corde unique.
Llynel : « Voudrais-tu bien respecter la dernière volonté d’une amie ? »
???: « … ? »
Entendre la voix presque sereine de Llynel dans un tel moment alerta son adversaire.
Llynel : « Si tu survis, je t’en prie, réfléchis-y encore. Redonne sa chance à la vie que tu menais avant. Essaye d’y trouver une autre réponse. Je ne te demande rien de plus. »
???: « …Sois-en assurée, je ne mourrai pas. Je n’en ai pas encore le droit… ! »
Llynel était parvenue à faire ressurgir la détermination de son ennemi. Celui-ci tirait plus ardemment que jamais. Il utilisait son autre bras pour agripper le poignet de la jeune mage, qui luttait pour atteindre sa bague du bout des doigts.
Llynel : « Ne sois pas si sûr de toi. Je t’ai gardé le meilleur pour la fin… »
La bague luisait d’un éclat éblouissant. La menace qui émanait de cet artefact aurait pu terroriser n’importe qui.
???: « Ta lutte est vaine. Il t’aurait suffit de céder pour que ta famille et tes alliés puissent connaître la paix aussi longtemps que possible ! Mais tu as décidé de te sacrifier, tout en sachant que tu ne pourras plus contrecarrer mes plans ! »
Llynel : « Tu l’as dit toi-même, je gagne quelques années. Et crois-moi, quelqu’un prendra ma relève… ! J’ai laissé mon héritage en ce monde, et je suis certaine qu’un jour, ma victoire d’aujourd’hui leur permettra d’avoir raison de tes idéaux… ! »
La main de la jeune mère tremblait, mais elle progressait, millimètre par millimètre. Elle se rapprochait de la bague. Sa force, qu’elle soit physique ou mentale, mettait en déroute le plus puissant des adversaires.
???: « Quelle garantie as-tu de cela ?! Tu penses que tes enfants te succéderont dans ta lutte futile ?! Tu penses que l’enfant à qui tu as permis de fuir pourra briser le destin ?! »
Llynel : « …Je n’ai aucune certitude à proprement parler. Vois plutôt ça comme un vœu. Un vœu que je porterai jusqu’au tout dernier instant. Un vœu que j’emmènerai jusque dans mon ultime destination. »
Une aura lumineuse émanait de la courageuse guerrière. Elle pouvait presque effleurer la corde unique.
???: « Llynel… Non… ! »
Llynel : « Ce fut une belle aventure mais, mon redoutable ennemi, il est temps de nous dire adieu…! »
???: « Non !! »
Le regard de Llynel s’embrasa. Rien ni personne ne pouvait plus l’arrêter.
Llynel : « MAESTRO. REQUIEM. EIUS !!! »
Dans une simple note jouée sur la lyre, les rouages du destin se bloquèrent.
Une lumière infinie émanait de Llynel. Une énergie sans commune mesure résonnait à travers l’univers entier.
Avant de disparaître la première dans ce sort ultime, elle montra un tout dernier sourire à son adversaire, débordant d’émotion, et laissa une larme couler.
La lumière aveuglante absorbait toutes les couleurs de ce monde, même ses sons. Dans le silence le plus parfait, un orbe de lumière gonfla, gonfla, emportant tout sur son passage. Le dôme éblouissant s’élevait jusqu’aux nuages. Ce phénomène majestueux pouvait être aperçu à plus d’une centaine de kilomètres.
L’explosion fit trembler le royaume entier. La lumière avait tout avalé.
Quelques secondes plus tard, ce champ de bataille avait été remplacé par un cratère de plus d’une lieue au milieu d’une forêt dévastée. La fumée s’élevait haut dans les cieux, et se mêlait à la pluie.
Une secousse traversa un palais non loin. Le souffle ne l’avait pas atteint, mais le séisme venait de faire tomber un tableau dans l’un de ses longs couloirs.
Un garçon s’approchait du cadre, à pas lents. Le doux visage sur la peinture bascula en avant et disparut face contre terre.
Le garçon savait. Les premières gouttes de pluie frappèrent les fenêtres du corridor.
???: « Mère… »
Cette tragédie mit un terme à une histoire, et planta les graines d’une nouvelle. Et des années plus tard, le bourgeon qui en sortit était à son tour celui d’une tragédie. Mais le terreau dans lequel il avait poussé était toujours nourri par le plus noble des vœux. Le dernier vœu de Llynel Nefolwyrth.