Nefolwyrth
A+ a-
Chapitre 63 – Un jour nouveau
Chapitre 62 – Celui qui se dressait face au destin Menu à suivre...

-1-

Le silence était particulièrement doux. Il accompagnait les premières lueurs de la matinée. Le printemps s’éveillait derrière les vitres. La lointaine chaleur du soleil finit par atteindre les draps satinés de la princesse de Lucécie.

Cette sensation mit fin à son sommeil qui s’était prolongé pendant une journée entière.

Sa mine était maussade, et son esprit embrumé, mais elle se redressa pour discerner les formes de sa chambre.

Toute sa décoration était de retour, mais quelque chose dissonait dans cette étrange vision. Revoir ces objets lui donnait l’impression d’être restée au pays des songes.

Confuse, elle ne sut comment réagir. Elle ne pouvait pas accepter ce qu’elle avait sous les yeux.

Nojùcénie fixait longuement ses mains. Tout était encore irréel.

Des pas vifs se firent entendre dans le corridor.

Quelqu’un accourait, ce qui attira l’attention de la demoiselle.

Ce bruit presque menaçant se rapprochait. L’espace d’un instant, la peur d’être enlevée de nouveau la prit au cœur.

La porte s’ouvrit brutalement. Mais la silhouette qui venait de faire irruption ne fut pas la première à parler.

Deryn : « Mais qu’est-ce que tu fais ?! Tu devrais la ménager, la pauvre ! »

Déjà essoufflée par ce sprint matinal, Eilwen continuait de tenir la poignée, s’y appuyant presque.

Eilwen : « Nojùcénie… !»

Aussitôt qu’elle l’aperçut, le regard de notre cousine s’illumina.

Nojù fixait l’origine de cette voix criarde. Elles étaient toutes deux abasourdies.

Entendre ce nom scandé fit tout drôle à Deryn, qui fermait la porte derrière elle. La cadette vit à son tour le visage de leur cousine qu’elles croyaient perdu à jamais.

Néanmoins, le regard de Nojù baignait encore dans les ténèbres de cette longue nuit. On n’y décelait aucune émotion.

Eilwen : « Nojùcénie ! »

Sans plus attendre, l’aînée des Nefolwyrth bondit sur le lit de sa cousine, débordant d’une joie très courte, qui se changea en sanglot dès l’instant où elle la serra entre ses bras.

La princesse revenue se laissa faire, et finit même par poser ses deux mains autour d’Eilwen en réponse.

Deryn, elle, restait légèrement en retrait.

De là où elle était, elle pouvait les voir toutes les deux. C’était cette vision qui l’avait figée sur place.

Elle apporta sa main jusqu’à la poitrine, puis sourit chaleureusement à Nojù. Elle choisit ce moment pour se faire un serment à elle-même. Le serment de ne plus jamais les perdre.

Ma sœur, toujours absente, regardait à droite, puis à gauche. C’était bien sa chambre. C’était bien l’odeur d’Eilwen. C’était bien le sourire de Deryn.

Presque éblouie, elle discernait la douce lumière de ce début de printemps. La chaleur de sa cousine lui parvint enfin.

Pourtant, une sensation s’immisça dans ces retrouvailles.

Elle était à nouveau dans cette prison loin de toute lumière naturelle. Deux silhouettes se tenaient au-dessus d’elle.

Ses chaînes qui étaient pratiquement devenues une partie de son corps, elle pouvait encore les sentir. Le froid de la pierre, la peur, l’inconfort devenu douleur, elle les ressentait encore.

L’épaisse pénombre de cette pièce humide finit par se dissiper.

Devant elle se tenait Deryn.

Sa cousine avait le souffle court, et pinçait ses lèvres tremblantes, comme pour contenir son émotion. Elle plissait ses yeux embués, incapable de retenir ses larmes plus longtemps.

Deryn : « Ça y est… Nous sommes enfin toutes ensemble, à nouveau… »

Ce murmure larmoyant avait aussi attiré l’attention de sa sœur.

Deryn : « Eilly… Nojùcénie… Je ne veux plus jamais être loin de vous… Je vous veux avec moi pour toute la vie… ! »

Avant de craquer, et de bondir sur le lit à son tour, la jeune fille retrouva son calme, tant bien que mal.

Deryn : « …J’avais fini par accepter que rien ne serait plus jamais comme avant… Mais à partir d’aujourd’hui, tout revient à la normale ! Tout est fini ! »

Une lueur naquit enfin dans le regard de Nojù. Quelque chose dans les mots de Deryn l’avait fait réagir.

Eilwen s’écarta pour voir ce qui venait de surprendre sa sœur.

Nojùcénie : « C’est… »

La princesse qui d’habitude était plus bruyante que ne pouvait l’être Eilwen ou Efflam avait à peine réussi à être entendue par ses cousines.

Sa gorge s’était nouée aussitôt. Eilwen et Deryn fixaient Nojù avec inquiétude. On n’entendait pendant quelques secondes que le chant des oiseaux.

Nojùcénie : « C’est… Fini… ? »

La respiration coupée, sa voix était rapidement montée dans les aigus. La jeune fille était bouleversée.

Il n’en fallait pas plus pour que Deryn ne craque. Avec plus de retenue que sa sœur, elle monta sur le lit, et étreint Nojù de tout son amour.

Deryn : « Oui… ! C’est fini… ! »

Ma sœur serra ses bras et sa poigne contre le dos de ses cousines. Elle pensait elle aussi ne plus jamais les revoir. Elle pensait ne plus jamais revoir personne.

Nojùcénie : « Ouuh…. »

Dans un dernier gémissement étouffé, elle réalisa pleinement. Son calvaire venait de prendre fin.

Nojùcénie : « Waaaaaaaaaaaaaaaah…. !!! »

La princesse éclata en sanglots comme elle seule savait le faire. Ces vocalises tonitruantes n’étonnaient plus ses cousines, qui partageaient ses sentiments.

Elle put s’en donner à cœur joie, pendant quelques minutes, sans être interrompue par ses deux amies retrouvées.

Nojù poussa un long soupir, satisfaite.

Nojùcénie : « Ça fait du bien ! »

Eilwen : « Parle pour toi, tu m’as vrillé les tympans ! »

Deryn : « Haha, même ça, ça m’avait manqué. »

Les trois filles étaient toutes avachies sur le lit.

Nojùcénie : « Vous avez dû bien vous ennuyer sans moi ! »

Là où Eilwen rit jaune, Deryn était sincèrement amusée d’entendre ça.

Deryn : « Tu n’as pas idée… ! »

Ce paisible quotidien ne semblait jamais avoir été interrompu.

Nojùcénie : « …D’ailleurs, il faut que j’entende toute l’histoire racontée par Lucé ! Je suis sûre que ça va prendre la journée, alors autant commencer de suite ! »

Ses deux cousines soupirèrent. Elle ne pensait déjà plus qu’à entendre des récits héroïques.

Deryn : « Avant qu’Eilwen ne décide de partir comme une furie, ton père a dit qu’il était sorti très tôt ce matin. Il est parti au sud de la ville, apparemment. »

Eilwen regardait dans le vide pendant un instant. Des souvenirs difficiles lui revenaient.

Nojùcénie : « Qui eut crû que le jour viendrait où il ne tiendrait plus en place ! »

À quelques kilomètres, une canne de bois frappait le sol.

Un couple de vieillard, toujours surpris d’avoir la visite d’un prince, me saluait gaiement tandis que je repartais vers le carrosse.

Malgré la fatigue terrible, et ce sur tous les plans, je m’étais levé dès le premier jour. Il n’était pas question que je reste un jour de plus à me reposer.

J’avais un souvenir affreux de ma rééducation, et ne souhaitais plus repasser par là. Heureusement, dès ce deuxième jour, j’avais trouvé la force de me lever à l’aube.

Après un dernier sourire lancé aux deux fermiers, je me retournais face à ma route, le regard mut par une résolution inaltérable. Une simple discussion avait pu réveiller en moi des sentiments encore profonds.

Sur la route du retour, je guettais les derniers mètres avant les premières habitations. Je regardais le chemin de terre défiler sur ma gauche, à l’orée du bois. La fureur brûlait de nouveau en moi.

La tête pleine de pensées, je finis par revenir au palais.

Je montai lentement les marches, essayant de m’appuyer sur la canne le moins possible.

Je finis par toquer à une porte.

Nojùcénie : « Oh oh ! Quand on parle du loup ! »

Même après tout ce temps, elle pouvait encore reconnaître ma façon de frapper le bois.

Je rentrais dans la pièce, sereinement. Elle s’était visiblement réveillée en forme.

Lucéard : « Quelle énergie… »

Soupirai-je, à peine entré.

Je fermai la porte derrière moi, et ce claquement précéda un long silence.

Les trois filles me dévisageaient l’air curieux. Seule Deryn se doutait de ce qui venait de me percuter.

La dernière génération des Nefolwyrth était de nouveau au complet.

Je vacillais sur mes jambes, prêt à tomber à tout instant. J’étais béa.

Nojùcénie : « Décidément, je vous fais tous beaucoup d’effet aujourd’hui ! »

Quand la stupéfaction fut passée, un murmure m’échappa.

Lucéard : « Eilwen… ? »

Nojù fronça les sourcils, contrariée d’être ignorée, et incrédule face à ma surprenante réaction.

Eilwen hocha la tête un coup, et j’y reconnus que ce que je croyais être une impression, était en fait bien plus.

Eilwen : « Oui… Moi aussi je suis de retour. »

Avec beaucoup de tendresse, elle me lança un large sourire.

Les yeux humides à mon tour, je ne savais plus quoi faire.

Ma cousine se leva et tendit les bras des deux côtés, elle aussi émue malgré son ton impatient.

Eilwen : « Qu’est-ce que tu attends ? La meilleure action que tu puisses faire ce tour, c’est de venir me faire un câlin ! »

J’ignorai encore de quoi il en retournait, mais je finis par lui répondre d’un timide signe de tête.

Et après un pas, la canne me tomba de la main, et je me retrouvais enlacé par Eilwen.

Eilwen : « Merci Lucéard… Je n’ai pas pu encore te le dire, mais merci d’avoir survécu. Et merci d’avoir fait autant pour moi ! »

Accepter ça de Kana m’avait déjà pris un temps fou, mais me retrouver dans les bras d’Eilwen était vraiment troublant.

Alors que Deryn était visiblement enchantée d’assister à ça, le visage de Nojù se décomposa.

Nojùcénie : « Que quelqu’un m’explique ce qui se passe ! Il n’a pas pu se passer assez de trucs en un an pour justifier ce que j’ai sous les yeux !! Deryn !! »

Elle finit par empoigner notre cousine, totalement dépassée par cette scène surréaliste.

Deryn : « Eh bien… »

Nojùcénie : « Non finalement dis rien ! J’ai compris ! Je rêve encore !! »

Son attitude tournait aussitôt à la psychose.

Je mis mes mains sur les épaules d’Eilwen et pus plonger mon regard dans le sien. Cette lueur pleine de vitalité que je lui connaissais était revenue.

Lucéard : « Il va falloir m’expliquer, moi aussi. Mais je suis heureux que tu sois guérie ! »

Nojùcénie : « Guérie ?! »

Eilwen se tournait vers sa cousine, agacée.

Eilwen : « Mais tu peux pas te taire deux secondes ! Tu gâches tout ! »

Nojù fut réduite au silence. Elle se fit une raison et se contenta d’observer.

Eilwen : « Grâce à ce que vous avez entrepris, Ellébore, Deryn, et toi, j’ai pu m’en sortir. »

Elle ne serait pas en train de parler de…

Deryn : « J’ai réussi à réparer l’orbe à vœux, mais finalement, c’est Eilly qui a réussi à utiliser son pouvoir. »

Nojùcénie : « L’orbe à v- »

Dans une tentative ratée visant à lui obstruer la bouche avec la paume de sa main, Deryn frappa Nojù au niveau des yeux.

Nojùcénie : « Aaaaah ! »

Deryn : « Oups ! Désolée ! »

J’étais doublement soulagé. Savoir qu’Eilwen était totalement guérie était une chose, mais la culpabilité d’avoir rendu vain l’ingénieux plan d’Ellébore s’évanouit enfin.

Lucéard : « C’est… C’est fou… »

Je n’aurais même pas osé rêver d’un dénouement aussi parfait…

Eilwen : « D’ailleurs, il faudra que j’aille remercier Ellébore. Elle faisait partie de l’équipe de sauvetage, n’est-ce pas ? Elle… Elle s’en est sortie, hein ? »

Son inquiétude se propagea à sa sœur. Nojù, elle, clignait rapidement des yeux, plus perdue que jamais.

Lucéard : « Je suis passé la voir hier. Selon son père, il n’y a pas à s’inquiéter pour elle. Mais je n’ai pas pu la voir. Elle aussi doit avoir besoin de repos. »

Répondis-je, en repensant à ma discussion avec le docteur.

Deryn : « Tiens, tiens. Alors que tu aurais pu rester au lit hier, tu as préféré aller à l’autre bout de la ville pour voir comment elle allait. »

Le sourire en coin chargé de sous-entendu, Deryn me toisait du regard.

Nojù était toujours aussi larguée, mais le ton de sa cousine attisa sa curiosité.

Nojùcénie : « Désolée d’encore vous couper, mais cette Ellébore dont vous parlez, je la connais ? Parce que j’en connais une que j’ai rencontré après ton enlèvement, Lucé. Mais ça ne peut pas être la même, si ? Je ne me souviens pas qu’il y avait de fille dans l’équipe venue à mon secours. Enfin, à part si vous parlez de la vieille minuscule. »

Lucéard : « C’est celle que tu connais. »

Je confirmai avec amusement.

Nojùcénie : « Quoi ?! »

Elle réfléchit profondément puis finit par renchérir.

Nojùcénie : « QUOI ?! »

Finalement, elle se montra plus excitée qu’abasourdie.

Nojùcénie : « Mais il s’est vraiment passé un paquet de trucs, en fait ! »

Avant que l’un de nous puisse reprendre la parole, elle s’égosilla de nouveau.

Nojùcénie : « Oooh !!! Mais attends !! Pourquoi les sbires de Lusio étaient alliés avec toi ?! »

Je haussais les épaules, nonchalamment.

Lucéard : « Hélas, je suis moi-même loin d’avoir tout compris. »

Nojù bondit de son lit, pleine d’énergie.

Nojùcénie : « Bon, voilà ce que je propose : je vais retrouver toute la famille ! On mange parce que je meurs de faim ! Et après, soit vous me racontez tout, soit on va rendre visite à Ellébore ! »

Deryn hocha la tête avec intérêt.

Deryn : « Ça c’est un plan. »

Eilwen : « Oui ! Tout le monde doit être en train d’attendre en bas. Allons-y ! »

-2-

-Léonce-

Les oiseaux sifflaient sur les branches. La légère brise matinale emportait les pétales de fleurs. Il y en avait de toutes les couleurs. Et elle portait avec eux toutes les fragrances de ce début de printemps.

Je boitais dans ce paysage paradisiaque. Ce jardin semblait presque appartenir à un autre monde. La saison était particulièrement douce, et cet endroit avait certainement atteint son plein potentiel.

Il ne manquait qu’un détail pour que je me sente de retour en enfance.

Du moins, c’est ce que je pensais.

En arrivant vers le banc, elle était là.

Cheveux au vent, la demoiselle profitait de ce climat idéal. Elle s’immergeait dans la lumière du soleil.

Mais ce fut moi qui m’en éblouit.

Elle aussi fut surprise de me voir. Outre le fait que je ne revenais pas souvent à Sendeuil, mon corps était recouvert de bandages, et ma démarche pénible en disait long sur la profondeur des plaies.

Miléna : « Léonce ! »

Pouvoir entendre sa voix à nouveau suffit pourtant à ce que tous mes maux s’évanouissent.

Léonce : « C’est bien moi ! »

Confuse, elle hésita à se lever, mais face à mon sourire, elle réalisa que ce n’était pas la peine.

Miléna : « Je croyais que cette semaine, tu ne faisais rien d’autre que fêter l’anniversaire d’Ellébore. Tu t’es fait mal à un entraînement au palais ? »

Son inquiétude m’attendrissait. Maintenant que j’étais face à elle, elle observait l’étendue des dégâts avec soin.

Léonce : « Crois-moi, si ces blessures ont l’air de dire que j’ai une aventure trépidante à raconter, c’est parce que c’est le cas ! »

Elle n’osait pas se réjouir vu mon état, mais elle partagea mon enthousiasme.

Miléna : « J’espère qu’aucun d’entre vous ne s’est blessé gravement. »

Je considérai sa question en secouant la tête.

Léonce : « …Moi ça va. Mais maintenant que j’y pense, personne ne s’en est vraiment sorti indemne. Il faudra que j’aille voir Ellébore et Lucéard, ils étaient totalement dans les pommes pendant tout le retour. »

Miléna était déjà pendue à mes lèvres. Son angoisse était bien sûr plus marquée que lorsque je lui lisais une fiction.

Léonce : « Mais il ne faut pas t’en faire ! Ce sont des durs à cuire, ces deux-là ! »

La demoiselle hocha la tête, convaincue.

Miléna : « Oui, je les ai déjà vus à l’œuvre. Mais malgré tout, pourrais-je t’accompagner quand tu leur rendras visite ? Je suis certaine que mon père acceptera. »

Léonce : « M-m’accompagner ?! »

Jamais jusque là je n’avais pu partager le même véhicule que Miléna. Même maintenant, le temps qu’on passait ensemble se limitait à ce jardin.

Hectorius : « Encore toi ?! »

Furibond, j’aperçus le baron approcher de nous.

Hectorius : « Tu n’as plus l’autorisation de te pavaner dans ce jardin ! Tu ne l’as jamais eu d’ailleurs ! »

Pour plusieurs raisons, il s’était montré conciliant ce dernier mois, mais mon existence ne manquait pas de l’agacer.

Miléna : « Père. Vous ne devriez pas crier comme ça. Léonce est parfaitement capable de vous écouter sans que vous n’ayez à être agressif. »

La jeune fille se leva, et se montra ferme, ce qui ne manquait jamais de me surprendre. Elle n’avait jamais eu à révéler cette facette d’elle avec moi.

Le baron grimaça. S’il envenimait les choses, il craignait d’induire une quinte de toux à son enfant.

Hectorius : « S’il comprenait quoi que ce soit, il ne serait pas ici en ce moment même. »

Miléna : « Je suis d’accord sur un point. Il aurait été préférable qu’il se repose aujourd’hui. Mais je suis heureuse qu’il soit venu me tenir au courant de ce qu’il s’est passé. »

Le début de sa réponse m’avait fait une frayeur, mais pour la seconde partie, elle s’était tournée vers moi avec un délicat sourire.

Hectorius : « En effet, il n’est pas bien portant. Je n’aimerais pas avoir un garde du corps aussi peu fiable. Et qu’est-ce qui nous dit qu’il s’est blessé en sa fonction de garde du corps ? Peut-être qu’il s’est fait ça lors d’un de ses méfaits ! As-tu déjà oublié ce qu’il nous a fait, Miléna ? »

J’étais contraint de baisser la tête. Il aurait pu ressortir cette vérité autant de fois qu’il le souhaitait, je n’aurais jamais pu m’en défendre.

Miléna : « Je n’ai rien oublié. Et c’est pour ça que je suis certaine que notre prince Lucéard a le meilleur garde du corps du royaume. »

Le baron ronchonnait. Il n’aimait pas voir sa fille se laisser influencer par un malfrat de mon espèce.

Hectorius : « Et cette bague alors ? Qu’est-ce qu’un guerrier ferait avec un tel objet ? Ce n’est certainement pas ainsi qu’il est payé à la cour ducale ! Il l’a volé ! Et c’est ainsi qu’il s’est fait rossé ! »

Sa frustration le poussa à s’improviser détective.

Miléna avait déjà remarqué cet étrange accessoire, mais ce fut ma réaction qui l’étonna. La mention de cette bague me rendit mélancolique.

Miléna : « Si vous dites vrai, Père, alors le prince Lucéard et mademoiselle Ystyr sont complices de ce vol puisqu’ils sont aussi blessés. Nous allions justement leur rendre visite. Voulez-vous bien nous accompagner plutôt que de vous acharner injustement sur mon ami ? »

Son amour pour son père se ressentait dans ses mots, et la dureté de son langage n’était là que par nécessité.

Hectorius : « Allons bon, que s’est-il encore passé ? Maintenant que l’état d’urgence est levé, c’est à nouveau le chaos ? »

Léonce : « Non, ce n’est pas ça. Nous étions à Rougonde. »

Hectorius : « Rougonde ? »

Le baron et sa fille étaient d’autant plus surpris.

Hectorius : « Oh et puis, qu’importe. Miléna, nous avons déjà un invité pour midi, tu n’as pas oublié, tout de même ? Il est hors de question d’annuler. »

Mon amie s’imaginait déjà que je lui raconte toute l’histoire pendant le trajet. Elle cachait pourtant sa déception autant que possible.

Miléna : « Je n’ai pas oublié… Néanmoins, je suis sûr qu’ils comprendront si vous leur expliquez. Même si ce n’est plus une première, que le Prince se soit blessé est quelque chose d’assez grave pour changer nos plans. »

Hectorius : « Rien ne nous empêche d’y aller plus tard. Il n’y a pas d’urgence à proprement parler. Laisse donc ce jeune homme rentrer seul au palais. »

Miléna me lança un rapide coup d’œil. Elle était navrée. Elle aussi se faisait une joie d’une excursion ensemble.

Léonce : « Hm, monsieur ? »

J’avais cependant une carte à jouer.

Hectorius : « Quoi encore ? Ma décision est prise. »

Léonce : « Il n’y a pas d’urgence, comme vous dites. Mais il y a quand même une autre raison de justifier l’absence de mademoiselle pour midi. »

Il haussa un sourcil. Miléna était intriguée.

Léonce : « Au palais, il y a quelqu’un d’autre à qui elle souhaiterait certainement rendre visite le plus tôt possible. »

Son père souffla du nez, las.

Hectorius : « Même si c’est notre roi en personne, ça ne change rien. »

Miléna : « Qui donc… ? »

Ne sachant pas où je voulais en venir, elle se rapprocha de moi, et me fixait intensément.

Léonce : « Mademoiselle Nojùcénie de Lucécie. »

Le visage du baron se contorsionna en entendant la nouvelle. Même Miléna ne put cacher la grandeur de sa stupéfaction derrière une seule main.

Miléna : « Mais… Comment… ? »

Hectorius : « Vous n’êtes pas sérieux ? Nous avons assisté à ses funérailles il y a de cela des mois. Vous n’oseriez quand même pas utiliser le nom de la princesse défunte pour embobiner ma fille ? »

Sa fille était plus que convaincue par mes mots. Ses yeux en étaient même devenus humides.

Miléna : « Nojùcénie est… Elle est en vie ? »

Je n’avais jamais pu les voir toutes les deux ensemble, mais dans la réaction de Miléna, je sus immédiatement qu’elles étaient de très grandes amies. Outre le fait bien sûr qu’elle m’avait beaucoup parlé d’elle quand nous étions petits.

Léonce : « Oui. Et elle est saine et sauve, maintenant. »

J’étais d’autant plus heureux d’annoncer la bonne nouvelle. Bien que j’aurais aimé gardé ça pour le point culminant de mon histoire.

Hectorius : « Ne- »

Miléna : « Nous partons sur le champ ! »

Face à la ferveur de sa fille, il ne sut continuer.

Après cet éclat de voix, Miléna nous fit dos à tous les deux, et toussa à plusieurs reprises. Il lui fallut quelques secondes de plus pour reprendre sa respiration.

Le baron et moi partagions le même air inquiet, nos regards se croisèrent même pendant un instant.

Hectorius : « Je ne peux pas annuler… Ils doivent déjà être en route. »

Un goût amer lui inspira une nouvelle grimace.

Hectorius : « J’enverrai une équipe pour t’accompagner, Miléna. Pas question que tu y ailles seule avec cet ennemi public. »

Malgré ce nouveau qualificatif peu flatteur, j’étais aussi ravi que Miléna d’entendre ce compromis.

On échangea un regard plein d’enthousiasme.

Léonce : « Allons-y ! »

Miléna : « Oui ! »

-3-

-Ellébore-

Je me réveillai en sursaut.

J’étais dans ma chambre, haletante.

De soudaines douleurs m’assaillaient de toute part.

Ellébore : « Aïe aïe aïe… »

Je me sentais un peu vaseuse, d’où ma soudaine inquiétude.

J’aurais été atteinte par son pouvoir ?

Je n’avais aucun moyen de m’assurer que ce n’était pas le cas. Cependant, être dans ma chambre par une belle matinée m’aidait à me détendre.

Non… Je suis quasiment sûre que je m’en suis sortie.

Je me levai, puis me regardais dans la glace.

Mais peut-être que je suis carrément morte ?!

Après une courte panique, je constatais que j’étais en piteux état. Et pas des plus propres.

Mon fantôme ne serait pas aussi cracra.

Une fois présentable, je descendais les marches. À en juger par les vieux patients qui me saluaient, j’en déduisais que mon père était rentré sain et sauf.

J’entrais dans le salon. Perdue dans mes pensées.

Qu’est-ce qu’y a bien pu se passer ? Si je suis revenue à la maison après ce qui s’est passé, c’est que quelqu’un a dû prendre le temps de me secourir. Je peux donc être quasiment sûre qu’au moins l’un d’entre nous s’en est sorti. …Mais j’ignore totalement si nous avons réussi à sauver Ceirios ou non… Faites qu’il ne leur soit rien arrivé de grave…

Baldus : « Tu veux une crêpe ? »

Sur le canapé face à mon fauteuil, Baldus était assis, assiette sur les genoux. Il était plus blessé encore que moi.

Ellébore : « B-b-baldus ?! »

Ceirios : « La prochaine est prête ! »

Entendis-je depuis la cuisine.

Ceirios portait le tablier et la toque de mon père.

Ma mâchoire se décrocha.

Ellébore : « Cette fois-ci, c’est sûr, je suis morte !! »

Ceirios fronça les sourcils, indigné.

Ceirios : « C’est la première fois que j’en fais, mais même ce ronchon dit qu’elle sont bonnes, c’est pas ça qui te tuera ! »

Baldus: « Ça se laisse manger, ouais. »

Ellébore : « C’est pas ça le problème…! »

Cette voix prise d’un sanglot attira leur attention.

Ellébore : « Ceirios, Baldus, venez là ! »

Mes joues rougissaient d’émotion.

Baldus et Ceirios me rejoignirent sans question. Je me jetais à leurs cous.

Ellébore : « Vous êtes revenus ! »

Je pleurais à chaudes larmes sans relâcher mon étreinte. Baldus me tapota le dos, ne sachant pas quoi faire d’autre.

Baldus : « Tu t’attendais à quoi ? On est bien trop balèze pour mourir. »

Ceirios : « Hm, faut dire que jusque là, on était abonné aux défaites contre Mandresy… »

J’entendis un discret soupir au creux de mon oreille.

Baldus : « …Ouais… »

Je les laissais respirer, puis les inspectai l’un après l’autre.

Ellébore : « Je suis si heureuse que vous soyez en vie. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous, je vous aime trop ! »

Je me frottais les yeux à l’aide de mon bras.

Ceirios posa sa main de métal sur ses hanches.

Ceirios : « Ahlala… Dire que tu as failli mourir pour venir à mon secours, alors que c’est moi qui suis censé te protéger… »

Baldus : « C’est le type au gros zombie qui t’a retrouvé. Il avait l’air de dire que t’avais battu Alaia, c’était pas vrai, si ? »

Ellébore : « …Et pourtant, je crois bien que je l’ai fait ! »

Les deux hommes étaient bluffés.

Ceirios : « Je savais que tu avais de la ressource, mais tu t’es surpassée, là ! »

Baldus : « Ouais… Tiens, ça sent le cramé, non ? »

Ceirios : « Oh, zut ! »

Ceirios s’empressa de revenir aux fourneaux.

Ellébore : « Du coup, vous voulez-bien me dire ce qui s’est passé dans la base de Musmak ? »

Même si Baldus avait ce que j’identifiais comme de l’amertume dans le regard, leur attitude me donnait l’impression que tout ne s’était pas mal fini pour nous.

Ellébore : « Tout le monde s’en est sorti, hein ? »

Je devais absolument en avoir le cœur net.

Baldus : « Ouais, on peut dire ça… Mon groupe est rentré à Gorwel direct, mais moi je m’étais engagé à voir le doc si j’utilisais mes dards. Du coup, il me garde en observation. Et l’autre rouquin là-bas, je crois qu’il est encore en congé ici jusqu’à ce qu’il reprenne son poste. »

J’affichais un sourire benêt.

Ellébore : « Trop bien, vous allez rester tous les deux à la maison pour au moins une semaine ! C’est comme si mon anniversaire se prolongeait ! »

Baldus : « Eh ben il a été particulièrement festif ton début de semaine d’anniversaire ! »

Je ris jaune.

Ellébore : « Semion allait bien, lui ? »

Baldus : « Si tu parles du gars d’Absenoldeb, ouais. On l’a déposé chez lui sur le retour, il s’en est mieux sorti que tout le monde. »

J’allais de soulagement en soulagement.

Ellébore : « Et mon père ? »

Baldus pointa sa main vers la salle de soin.

Baldus : « Fidèle à lui-même ! »

On toqua à la porte.

Ellébore : « Ohoh, les affaires reprennent. »

La porte s’ouvrit, révélant le prince de Lucécie, soutenu par une canne comme beaucoup des patients ici présents.

Ellébore : « … »

En se reconnaissant l’un l’autre, notre joie s’afficha simultanément.

Lucéard : « Ellébore ! »

Ellébore : « Lucéard ! »

Nous étions si enchantés qu’on restait quelques instants immobile au milieu des vieillards.

Ellébore : « Tu as tenu parole, alors ! »

Lucéard : « Toi aussi ! »

Ellébore : « Ne restez pas là, entrez ! »

J’avais aperçu Deryn derrière lui et les invitais à venir avec nous dans le salon.

Je menais la marche pour ne pas rester au milieu du chemin.

Ellébore : « Asseyez-vous, et n’hésitez pas à prendre des crêpes. Vous voulez boire quelque chose ? »

Lucéard : « C’est gentil, mais nous sortons du petit-déjeuner. »

Nojùcénie : « J’ai toujours de la place pour des crêpes. »

Cette voix m’était familière. Pourtant, son identité ne me revint qu’en voyant la jeune fille entrer après Deryn.

Ellébore : « …Mais… »

Je me tournais vers Lucéard et Baldus, attendant qu’ils me confirment que j’hallucinais.

Ellébore : « Moquez-vous de ma thèse si vous voulez, mais je commence à croire qu’on est tous dans le monde des morts ! »

La sœur de Lucéard paraissait fière de m’avoir fait réagir comme ça.

Nojùcénie : « Eh pourtant non ! Je suis de retour, Ellébore ! »

Je restais pétrifiée par cette annonce.

Lucéard : « Je dois dire que je comprends ce que tu ressens, ça fait bizarre au début. Mais elle ne t’attaquera pas, toi. »

Nojùcénie : « Parle pas si vite. Si on ne m’apporte pas de crêpe, je pourrais me montrer violente. »

Ellébore : « Attendez… Attendez ! Si j’ai bien compris, Nojùcénie était retenue dans la base de Rougonde de Musmak, et vous l’avez sauvé par hasard en portant secours à Ceirios ? »

Lucéard : « En résumé, oui. »

Ceirios : « Sauf que je me suis sauvé tout seul ! »

Criait-il depuis la cuisine.

Ceirios : « Enfin, presque seul… »

Après un murmure qu’on ne put entendre, il rappliqua parmi nous, et fit une révérence face à la princesse.

Ceirios : « Mademoiselle Nojùcénie, je suis navré de ne pas m’être présenté avant. Je me nomme Ceirios Dydd, jeune écuyer de l’Ordre des chevaliers de Lucécie. Je vous souhaite un bon retour parmi les vivants. Voulez-vous de la confiture avec votre crêpe ? »

Nojùcénie : « Bonjour ! Enchantée ! Votre bras est très classe, monsieur Dydd. »

Ma sœur fit de son mieux pour s’adresser à lui comme le voulait l’étiquette, mais lui aussi peinait dans cet exercice.

Nojùcénie : « Mon odorat ne me trompe pas, il y a du caramel de beurre salé ici… Donc… »

Ceirios : « Vos désirs sont des ordres ! »

Il repartit aussitôt dans la cuisine.

Lucéard et sa sœur se lancèrent un regard complice.

Je suis si heureuse que vous soyez à nouveau réunis. Je suis si heureuse pour toi, Lucéard.

Le voir ainsi, lui qui avait eu tant de mal à s’en remettre. Lui qui était passé par tant d’épreuves avant de pouvoir accepter. Lui qui n’avait eu de cesse de se dresser contre les malheurs des autres depuis que je le connaissais, il avait enfin retrouvé sa sœur.

Ce sentiment de chaleur emplissait mon cœur tout entier.

Eilwen : « Ellébore ? »

Je me tournais vers Eilwen. Elle aussi arborait une mine joyeuse. Quelque chose dans son regard me surprit.

Ellébore : « Oui ? »

Eilwen : « Je voulais te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi. Lucéard m’a dit que tu étais allé dans les souterrains d’Azulith dans l’espoir de trouver quelque chose pour me guérir, et que tu as trouvé la piste vers l’orbe qui m’a guérie. »

C’était donc plus qu’une impression, mais malgré tout, je restais abasourdie par la nouvelle.

Ellébore : « Comment ça ? Mais l’orbe a été brisé… »

Deryn : « Je me suis documentée aussi sur le sujet. »

Tout le monde se tournait vers Deryn avec curiosité.

Deryn : « Sauf si son pouvoir a été utilisé, tant qu’un orbe à vœux peut être assemblé, il peut toujours réaliser les souhaits. »

Nojùcénie soupira.

Nojùcénie : « Je comprends toujours rien à ce qui se passe, il serait temps qu’on m’explique ! »

Baldus : « Moi non plus. Ça devient lourd. »

Ces deux-là se regardèrent, l’air complice.

Nojùcénie : « Eh ! Vous me faites penser à quelqu’un qui m’a enlevée et séquestrée ! »

Baldus : « C’est dingue comme coïncidence, ça. »

Nojùcénie : « Oui, si ça se trouve, vous êtes la même personne ! »

Baldus : « C’est possible, oui. Le monde est tellement petit. »

Nojùcénie : « Ça c’est sûr. Regardez Ellébore, c’est moi qui l’ai rencontrée la première, et selon Deryn, maintenant elle est plus qu’amie avec mon frère. »

Baldus : « Surprenant. »

Deryn : « Nojùcénie, tu n’es pas obligée de tout lui raconter. »

La cadette des Nefolwyrth était dans l’embarras.

Y a trop d’informations d’un coup, je sature.

Eilwen : « Enfin bref ! »

L’héritière d’Aubespoir recentra la discussion d’un air autoritaire. Je ne l’avais pratiquement jamais vu ainsi. Et pourtant, nul doute que c’était l’essence même de sa personnalité.

Eilwen : « Tout ça pour dire que je suis extrêmement touchée de ce que tu as entrepris pour moi, alors que nous ne nous connaissions qu’à peine. »

Je ne retins que l’essentiel : nos efforts n’avaient pas été vains. Je hochais la tête, la larme à l’œil.

Ellébore : « Je suis ravie de savoir que tout s’est arrangé pour la famille Nefolwyrth. »

Mon père venait de faire entrer un nouveau patient, et sourit en coin en entendant ce que je venais de dire à travers la porte.

Lloyd : « Et moi donc… »

Les quatre Nefolwyrth me répondirent avec de la bonne humeur.

Ellébore : « Cela dit, n’oublions pas que si l’opération Orbe à vœux a réussi, il faut aussi remercier celui qui a passé l’épreuve de l’astramar en battant un béhémoth astral. Et je veux bien sûr parler de celui qui prépare des crêpes en ce moment même : Ceirios. »

Eilwen se tourna vers celui qui apportait la prochaine assiette.

Eilwen : « Je l’ignorai ! Merci à vous ! Monsieur Dydd, c’est ça ? Je vous suis éternellement reconnaissante. »

Ceirios : « Ah, rien de tel que de savoir que la haute-noblesse m’est éternellement reconnaissante. »

Baldus : « 56. »

Ceirios : « Oups. Je voulais dire, ce n’est rien. J’ai agi sous les ordres d’Ellébore, je ne suis que son bras armé. »

Eilwen était visiblement amusée par la personnalité de l’écuyer.

Eilwen : « Malgré tout, les béhémoths astraux ont plus de 2000 points d’attaque, vous n’êtes pas déméritant ! »

Ceirios : « Qu’a-t-elle dit ? »

Deryn : « Pas la peine de tout écouter quand elle commence à parler de points d’attaque, monsieur Dydd. »

Ceirios : « Oh. Bien. Quoi qu’il en soit, c’est toujours Ellébore à qui vous devriez porter votre gratitude. C’est elle qui a vaincu Alaia. »

Cette révélation surprit tous les Nefolwyrth.

Nojùcénie : « Qui ? »

Lucéard : « C’est vrai, ça… Si tu es revenue saine et sauve, et que Semion aussi, ça signifie que vous avez gagné ! »

Des sentiments complexes animaient Deryn et Eilwen. L’aînée me fixait avec insistance.

Eilwen : « Par vaincue… Tu veux dire… ? »

Je secouais rapidement la tête de gauche à droite.

Ellébore : « Je ne l’ai pas tuée, non ! Enfin, je ne crois pas ! Elle est sûrement toujours en liberté… »

Je baissais les yeux quelques instants avant de les lever en direction de Lucéard. Il semblait avoir compris la question que j’allais poser, et se tourna vers Baldus.

Lucéard : « Qu’en est-il des autres sbires de Musmak ? »

Baldus haussa les épaules.

Baldus : « Lothaire et Mandresy sont morts. Quant à Laukai, il était salement amoché. Si ça se trouve, il a cané. »

Toute l’assistance restait sans voix.

C’étaient certes des ennemis, mais notre groupe avait par la force des choses tué des gens. Pas de gaieté de cœur, je le croyais, mais quand même…

Baldus : « Bref, la véritable menace est toujours bien vivante. Et c’est de ça dont je dois te parler, Lucéard. »

Baldus se leva et vint face à mon ami.

Baldus : « Tu as retrouvé ta sœur. Tu as mis des bâtons dans les roues de cette organisation. Toute ta petite famille va bien. Alors, maintenant, laisse tout ça derrière toi. »

Il était particulièrement froid avec Lucéard, comme s’il s’attendait à ce que ce sujet fasse réagir le prince.

Lucéard : « … »

Comme je l’aurais supposé, Lucéard n’osa pas répondre. Il détournait même le regard.

Baldus : « Tu avais peut-être des raisons de mener ce combat comme tu l’as fait. Finalement, même si je pensais que c’était une mauvaise idée, ça nous a permis de récupérer la princesse. Peut-être qu’une intervention ordonnée par le pouvoir royal aurait été moins fructueuse. Néanmoins, maintenant qu’elle est là, tu n’as plus à t’impliquer. »

Sa famille n’osait pas répondre en son nom. Ils le fixaient comme nous tous. Lui qui était de si bonne humeur jusque là avait l’air bien plus grave.

Lucéard : « … »

Baldus : « Têtu, comme je m’y attendais. Tu n’as pas l’air de réaliser. Musmak est une menace terrible pour toute ta famille. Maintenant que tu lui as mis une déculottée, il redoublera d’effort pour s’en prendre aux tiens. Il est bien plus fort que toi, je suis sûr que tu as eu l’occasion de t’en rendre compte. Et pourtant, par rapport aux plus haut placés de la garde ducal, par rapport à l’Ordre des chevaliers, par rapport aux membres éminents de la Guilde, il n’est rien. »

Son ton était un peu trop ferme, mais j’étais d’accord avec Baldus. Il n’y avait même pas de débat à avoir sur la question.

Baldus : « Tu imagines si le moindre cinglé habile de ses mains et doué en magie pouvait retourner le gouvernement avec sa petite équipe de cas sociaux ? Je suis sûr que la garde personnelle que tu ne prends jamais avec toi pourrait même le battre rien qu’à eux. Peut-être qu’il sera difficile à attraper à cause de toutes vos lois et procédures à la noix, mais tant que Lucécie se tient prête à recevoir la visite des empereurs, tant que ton palais attend de pied ferme Musmak, il n’a aucune chance. Et je sais de quoi je parle ! »

Lucéard : « …Je comprends bien, oui. »

Je ne pouvais m’empêcher d’avoir de la peine pour Lucéard qui se prenait des remontrances après avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour que nous puissions être tous réunis ici aujourd’hui.

Baldus : « Que ce soit clair entre nous, si tu décides de t’exposer encore, si tu ne réussis pas à faire comprendre l’urgence et l’ampleur du problème à ceux qui sont en charge, si tu ne mets pas tous les moyens en place pour optimiser la sécurité de ta famille, alors soit certain que quelqu’un mourra. Et pour le coup, ce sera vraiment une mort que tu aurais pu empêcher. Si tu te penses plus qualifié que tout le monde pour arrêter Musmak, alors bien sûr, donnes-en toi à cœur joie ! Parce qu’après tout, il s’en prendra toujours à quelqu’un à sa portée, et si ce n’est pas tes proches, ce sera de parfaits inconnus. Mais si tu t’obstines à vouloir l’empêcher de nuire, c’est ta famille qui en paiera le prix. Pas toi le premier, évidemment. Et quand ce sera arrivé, ce sera trop tard ! »

Le message ne pouvait qu’être passé. Toutes les personnes présentes ne pouvaient que se sentir mal. Et ce fut une autre voix qui osa briser le silence.

Léonce : « Il fera bien ce qu’il voudra ! »

Léonce venait de faire son entrée, et son intervention semblait avoir donné du baume au cœur à Lucéard.

Léonce : « On l’a bien tous suivi dans ses idées, et j’ai comme l’impression que ça nous a réussi. »

Il fixait Nojùcénie qui boulottait encore sa crêpe.

Nojùcénie : « Lucé, ton ami est vraiment trop classe. »

Léonce : « S’il juge que son combat n’est pas fini, je le suivrai. »

Il entra dans la pièce en tapant sur l’épaule de Lucéard.

Lucéard : « Léonce, merci. Mais il n’empêche qu’il a raison. Il faudra réfléchir à ce qu’on fera concernant les empereurs de la fin obscure à l’avenir. »

L’atmosphère était toujours assez lourde, jusqu’à ce qu’une douce voix caresse nos tympans.

Miléna : « Bonjour ! »

Une odeur fleurie envahit la pièce. Miléna venait de faire son entrée.

J’étais heureuse de la voir, même si elle m’intimidait toujours un peu.

Cela dit, elle avait aujourd’hui quelque chose de différent. Elle n’était pas aussi sereine que d’habitude, comme si elle ne parvenait pas à refréner un sentiment.

Son regard se tournait aussitôt vers Nojùcénie, qui posait sa collation en l’apercevant à son tour.

Miléna : « Nojùcénie… Je peinais à réaliser jusqu’à pouvoir te revoir. »

Nojùcénie : « Miléna ! »

Enchantée de ces retrouvailles, Nojùcénie bondit sur la frêle jeune fille.

Nojùcénie : « Oh ça fait du bien de te revoir. Je vais rester vivre chez toi pour me remettre de mes émotions. Oh, j’ai une encore meilleure idée : épouse-moi ! »

La mâchoire de Léonce se décrocha.

Miléna ne savait pas comment réagir à ce débordement d’affection. Mais c’était apparemment quelque chose qu’elle appréciait chez Nojùcénie, d’une certaine façon.

Miléna : « Nojùcénie, nous sommes en public, peut-être que tu devrais montrer un peu plus de retenue. »

Lui précisa-t-elle avec un sourire indécrochable.

Elle colla néanmoins son front contre celui de la princesse pour ne pas paraître trop froide.

Miléna : « Si j’avais dû imaginer la meilleure chose qui pouvait m’arriver aujourd’hui, j’aurais pensé à quelque chose d’infiniment moins bien que revoir ton sourire, Nojùcénie. »

Nojùcénie recula d’un bond comme si elle venait de se prendre une flèche dans le cœur.

Nojùcénie : « Woah ! Je vais vraiment finir par tomber sous ton charme si tu as encore d’autres répliques de ce niveau. »

Le teint pâle de Miléna était plus que jamais contrasté par un rouge intense sur ses joues.

Contenir sa joie était un effort de chaque instant.

Miléna : « Je ne pensais pas que ça te ferait autant d’effet, mais si ça a pu te faire plaisir, j’en suis plus heureuse encore. »

Nojùcénie : « Oh je l’aime cette fille ! »

Eilwen : « C’est notre Miléna nationale ! »

Deryn : « Pas de doute. »

Miléna se tourna vers les sœurs Nefolwyrth.

Miléna : « C’est un plaisir de vous revoir toutes les deux aussi. Tu as l’air d’aller bien mieux, Eilwen. Je suis soulagée. »

Eilwen : « Oui ! »

Ellébore : « Bon, on est assez nombreux, mais n’hésitez pas à vous asseoir si vous le souhaitez ! »

-4-

Deryn et Eilwen insistèrent pour rester debout. Et pour cause, la plupart d’entre nous étaient couverts de bandages.

J’avais laissé mon fauteuil à Nojùcénie à sa demande, tandis que Miléna, Léonce, Lucéard, et moi étions assis sur le canapé.

Baldus et Ceirios faisaient la vaisselle tous les deux en chantonnant.

Ellébore : « À notre victoire ! »

Je trinquais avec Lucéard et Léonce.

Léonce : « On fait vraiment une équipe d’exception tous les trois ! »

Lucéard : « Oui, après, je ne sais pas vous, mais c’est vraiment un miracle si j’ai contribué à notre succès. »

Léonce et moi éclations de rire.

Léonce : « Pareil, ça s’est vraiment joué à rien. »

Ellébore : « Moi aussi… Je n’étais même plus sûre d’avoir gagné en me réveillant. »

Baldus : « Je crois que personne ne fait exception. Mais je dois bien reconnaître que la clé de voûte de cette opération, c’est toi, gamin à la grosse épée. »

Miléna accueillit cette information avec une joie non dissimulée. Elle fixait le garçon assis à côté de lui avec tendresse. Elle se replongeait dans les souvenirs de sa venue en carrosse.

La jeune fille était face à lui, tandis qu’il commençait à raconter les grandes lignes de cette expédition improvisée à Rougonde.

Miléna: « Vous vous êtes battus contre les personnes des avis de recherche qui ont attaqué Lucéard dans le bois de Sendeuil, n’est-ce pas ? Je suis sûre que tu leur as été d’une grande aide ! »

Face à son sourire, Léonce paraissait pris de court. Le moment était pourtant venu.

Léonce: «Euh ben, en fait… Je suis pas si fort que ça. J’ai fait ce que j’ai pu pour aider le groupe de Baldus, c’est tout. »

Elle pouvait encore voir le sourire embarrassé de Léonce tandis que Baldus vantait les mérites de Léonce, détaillant les actions héroïques qu’il n’avait pas su lui raconter.

La joie sur son visage se fit plus radieuse que jamais.

Miléna : J’en étais sûre. Tu as été formidable, Léonce.

Sentir autant de fierté et d’affection à côté de lui fit rougir les joues de Léonce.

Nojùcénie: «Tu te bats avec une grosse épée ?! Je suis jalouse ! »

Eilwen: « J’aurais aimé voir cette créature géante se retourner comme une crêpe face à un simple humain ! »

Nous avions tous les yeux rivés sur Léonce tandis que Baldus narrait ce récit épique.

Baldus : « Bien sûr, si ne serait-ce que l’un d’entre nous n’avait pas été là, notre défaite aurait été assurée. Mais lui, après avoir tenu bon contre Lothaire pendant quelques temps, il a réussi à le mettre à terre, et nous a ensuite permis de vaincre Mandresy. Et s’il ne s’était pas empressé de partir à la rescousse du prince, nous aurions eu au moins un mort à déplorer. »

Nojùcénie : « Oui ! Quand Lucéard s’est interposé pour me protéger pendant notre fuite, Léonce est arrivé de nulle part et l’a sauvé comme si c’était lui la princesse en détresse ! C’était incroyable ! »

L’assistance était subjuguée. Et moi aussi.

C’est bien le Léonce que je connais, ça !

Je lui frappai doucement l’épaule pour le féliciter. Il se tourna vers moi pour répondre à mon sourire.

Eilwen : « Eh bien merci d’avoir sauvé mon cousin, Léonce ! »

Deryn hochait la tête avec satisfaction. Elle avait déjà une excellente estime de notre ami, mais il venait encore de marquer des points.

Léonce : « Roh, bon, plus la peine d’en parler. »

Miléna était enchantée d’entendre les prouesses de Léonce louée.

Lucéard : « Je pense que le moment est bien choisi pour un sujet un peu moins réjouissant. »

Le prince ne se montrait pas particulièrement sérieux pour autant, mais attira l’attention de chacun.

Lucéard : « Pour en revenir à Musmak, il nous a vaguement parlé de l’objectif de leur organisation. »

Baldus : « Il a fait ça ? »

Baldus était sincèrement intéressé par la question.

Lucéard : « Tu es peut-être plus au courant que moi, mais il a évoqué le déclin de l’humanité. Je ne sais pas si c’était à prendre au sérieux, mais il y a de quoi s’inquiéter. Nous n’avons apparemment pas grand-chose à voir avec leurs objectifs, et de ce qu’il m’a dit, il attend actuellement la prochaine étape de son plan. J’ai l’impression que ça sous-entendait qu’il n’est pas totalement en contrôle de leur avancée… »

Tout le monde était désormais pensif. Nous avions bien trop peu d’informations pour déduire quoi que ce soit des quelques indices que Lucéard avait récolté.

Baldus : « Ça vaut c’que ça vaut, mais tu devrais demander une audience au roi pour lui en parler directement. Musmak est un bouffon, mais ça m’étonnerait pas qu’il projette un mauvais coup de cette ampleur. Après, va savoir si tu seras pris au sérieux… »

Ellébore : « C’est déjà une piste… »

Léonce : « Ouais, enfin, on ira pas loin avec ça. »

Nojùcénie : « Oh ! »

La princesse de Lucécie bondit.

Nojùcénie : « Mais attendez ! Moi j’ai des infos ! »

Nous avions tous été surpris par ce soudain éclat de voix.

Lucéard : « Mais oui… ! Après tout ce temps là-bas, tu as forcément dû entendre quelque chose ! »

Nojùcénie hochait la tête pour confirmer.

Nojùcénie : « Cela dit, c’est plutôt vague. Musmak devait faire gaffe à ne pas que ce genre de discussions ne s’ébruite. Il n’en parlait jamais devant ses sbires. Seulement devant un homme… »

Même la vaisselle s’était tue. Nous écoutions tous la jeune fille sur mon fauteuil.

Lucéard : « Ce ne serait pas Lusio ? »

Nojùcénie le démentit de la tête.

Nojùcénie : « Je ne pense pas, non. C’était quelqu’un d’autre. »

Elle réfléchissait encore. Ces souvenirs semblaient douloureux, et pourtant, être là avec nous semblait atténuer ce traumatisme.

Nojùcénie : « Pour ceux qui ne savent pas tout, je rappelle pour le contexte que je me suis faite enlevée d’ici par un type volant qui a fait irruption dans ma chambre. Alors que je croyais être morte lors d’un affrontement contre Lusio, je me suis réveillée dans un nouvel endroit. J’étais à nouveau prisonnière, mais cette fois-ci, j’étais retenue dans des conditions bien plus sordides. J’ai subi une sorte d’expérience magique un peu glauque. Pendant des mois, j’étais persuadée d’être à la tête de l’organisation de Musmak. »

J’étais aussi choquée que les autres d’apprendre ça. Seul Lucéard restait de marbre. Il avait dû s’en rendre compte par lui-même, de la pire façon possible.

La demoiselle peinait à continuer. Le fait d’évoquer sa mémoire lui avait provoqué comme une absence.

Nojùcénie : « …Je suppose que c’est ce qu’ils m’ont fait… Ils m’ont insufflé une autre mémoire. Quelque chose du genre, en tout cas. Ils ont bridé mes souvenirs heureux, et déformé tout ce qu’ils pouvaient. C’est à se demander s’ils n’ont pas vu toute l’histoire de ma vie… Si c’est vraiment le cas, alors la réputation de Talwin est fichue. »

Elle conclut avec un air malicieux en évoquant un énigmatique souvenir.

Je n’ose même pas imaginer ce que Talwin aurait pu faire pour perdre toute crédibilité face à Musmak.

Lucéard : « Pour avoir affronté Musmak, je sais qu’il peut altérer la mémoire, même sans rituel complexe. C’est un pouvoir redoutable. »

Je me redressai, stupéfaite.

Ellébore : « Alors c’est bien ça… ! C’est pour ça que tout le monde a oublié Kynel ! »

Le fait que je l’évoque semblait faire plaisir à Lucéard. Plus encore que je ne l’imaginais.

Nojùcénie : « Kynel ? C’est qui ça, encore ? »

Je me tournais vers mon ami qui fixait ses pieds. Il finit par croiser le regard curieux de sa sœur, le visage fermé.

Lucéard : « La première fois que j’ai rencontré Musmak, j’ai failli mourir. Je n’ai d’ailleurs à ce jour jamais été aussi près d’y passer. Mais un garçon d’une ferme au sud de la ville m’a sauvé la vie. Il a essayé de me protéger de Musmak, et c’est comme ça qu’il s’est fait tuer. »

La plupart des gens ici étaient choqués d’entendre une telle nouvelle. Nojùcénie dévisageait son frère d’un air plus sérieux que ce qu’elle avait montré jusque-là.

Deryn : « Mais… Il me semblait que tu avais été retrouvé tout seul dans la forêt… »

Miléna acquiesça.

Miléna : « C’est aussi la version que j’ai eue. »

Eilwen : « Ah bon ? Vous êtes sûres ? »

La réaction d’Eilwen nous surprit tous.

Eilwen : « J’étais persuadée qu’on avait retrouvé quelqu’un juste à côté de lui, et qu’il n’avait pas pu être sauvé à temps… »

Je sentis Lucéard s’agiter. Le dos de sa main effleura la mienne par inadvertance.

Lucéard : « Comment… ? »

Nojùcénie et Eilwen étaient perplexes.

Eilwen : « Comment quoi ? »

Je pris la parole la première.

Ellébore : « Un pouvoir qui ressemble à de la sorcellerie a été utilisé. Quelque temps après la mort de Kynel, tout le monde s’est mis à l’oublier. Pire encore, il n’y avait plus aucune trace physique prouvant qu’il ait un jour existé. Le pouvoir qui a été utilisé défit toute logique. »

Baldus : « C’est à se demander si ce serait pas juste vous qui vous êtes inventé un type. »

Je ne pouvais pas le laisser dire ça.

Ellébore : « Non, c’est hors de question. Il ne peut qu’y avoir des incohérences, et si Eilwen s’en souvient aussi, ça n’est pas une coïncidence. »

Lucéard apprécia l’intention, et poursuivit.

Lucéard : « Musmak me l’a avoué, de toute façon. Il utilise des épées qui peuvent effacer l’existence d’un adversaire s’il le tue avec… Mais son pouvoir n’est pas infaillible, puisque je me souviens encore de lui. »

Tout l’auditoire était indigné qu’un tel enchantement soit possible.

Lucéard : « Il a fait de moi le seul à me souvenir de Kynel. Mais même si c’est un poids à porter, Ellébore, tu m’as cru sans condition, sans qu’il n’y ait pas la moindre preuve de ce que j’avançais, à l’époque où j’étais le moins fiable du monde, et grâce à toi, j’ai pu tenir le coup. Merci. »

J’étais loin de m’attendre à ce qu’il déballe ça dans un tel moment, et me mis à rougir sans savoir quoi répondre.

Deryn donna de légers coups de coude à Nojùcénie pour avoir son attention.

Deryn : « Tu vois maintenant ? »

Nojùcénie : « En effet. »

La demoiselle nous fixait avec un intérêt renouvelé.

Baldus : « Bon, bref, et le truc que tu devais nous dire, princesse ? »

Nojùcénie : « Ah ! »

C’est vrai qu’on a encore dévié du sujet.

Nojùcénie : « Bref, Musmak a un pouvoir lié à la mémoire. Et même si je n’ai que de vagues souvenirs de ces derniers mois, je me souviens qu’il a dit à son acolyte dans la pièce où j’étais retenue qu’il « n’avait plus eu de nouvelle depuis », et je pense qu’ils étaient en train de parler du chef de l’organisation. Par contre depuis quoi ? Ça, je n’en sais rien… »

Tiens, ça pourrait être important. Je lui redemanderai plus tard, en privé, histoire de prendre des notes.

Lucéard : « Donc les cinq empereurs auraient bien un chef, mais ils fonctionnent sans son commandement. C’est donc bien Musmak qui tire les ficelles pour l’instant… »

Sa conclusion était issue d’éléments que j’ignorais manifestement, mais il semblait sûr de lui.

Nojùcénie : « Et ce n’est pas tout… »

Tout le monde dévisageait la princesse en silence.

Nojùcénie : « Il a aussi dit quelque chose comme quoi l’existence du Portesonge se confirmait. »

Ellébore : « Le Portesonge, tu dis ? »

Nojùcénie : « Oui. Ne me demandez pas ce que c’est, je n’en ai aucune idée ! »

Léonce : « C’est sûrement le nom d’une ville avec des bateaux. »

Sa remarque amusa l’assistance, à défaut d’avoir été prise au sérieux.

Lucéard : « Vu qu’on est tous les trois des experts en ports dont l’existence n’est pas avérée, je pense qu’on aurait entendu parler de ce Port-Teussonge. »

Ellébore : « Ha ha ha… »

Nojùcénie souffla du nez.

Nojùcénie : « Je ne suis pas dupe. Vous ne me ferez pas croire qu’en moins d’un an, vous avez eu le temps de devenir amis et de trouver un genre de Haven Gleymt tous les trois. »

C’était apparemment une plaisanterie de sa part, mais lorsqu’elle se plongea dans nos regards, elle déchanta.

Nojùcénie : « Ils bluffent, Deryn ? »

Comme si c’était son dernier espoir, la princesse se tourna vers sa cousine, qui lui sourit en coin.

Nojùcénie : « Orh ! »

Ses yeux s’illuminèrent de nouveau.

Nojùcénie : « Il va falloir tout me raconter dans les moindres détails, alors ! »

Ceirios : « C’est tout ce qu’on a sur le sujet ? »

L’écuyer avait laissé notre cuisine impeccable avant de nous rejoindre.

Baldus : « Une créature mystérieuse nommée le Portesonge, un chef d’organisation abonné absent. Un groupe au nom moisi qui prépare la fin du monde. Si quelqu’un a mieux, c’est le moment. »

Ceirios : « Au risque d’être désagréable, c’est toi qui devrais avoir mieux vu ton passé. »

Je hochais rapidement la tête.

Ellébore : « Bien envoyé ! »

Baldus : « J’ai dit tout ce que j’avais à vous dire. J’en sais plus que vous, certes, mais même avec vos infos, j’ai pas de quoi aider. Ça vous va ? »

Lucéard soupira.

Nojùcénie : « Donc tu es bien celui qui m’a endormi en me jetant un truc dessus ! »

Baldus : « Pourquoi un type sympa comme moi ferait une chose pareille ? »

S’indigna Baldus.

Nojùcénie : « Hm, c’est vrai… »

Je pense que tu étais sur la bonne piste, Nojùcénie, tu devrais avoir plus confiance en tes déductions.

Ceirios : « Quoi qu’il en soit, ça ne nous regarde plus, non ? »

Baldus : « Oh, ben voilà ! Tu sais faire preuve de sagesse quand tu veux, le roux ! »

Ceirios : « Si j’avais su que tu me complimenterais, j’aurais dit le contraire. »

Leur éternel conflit ne manquait pas d’amuser mes invités.

Lucéard : « Si on avait encore des turlupins à notre époque, je vous embaucherai pour chaque réception ducale. »

Baldus : « Eh oh, tu nous traite de bouffon, là ? »

Ceirios : « Notre prince n’a pas dit bouffon, il a dit turlupin. »

Baldus : « C’est quoi un turlupin à ton avis ? »

Ceirios : « J’ai jamais entendu ce mot. »

Baldus : « Alors pourquoi tu l’ouvres ?! »

Il a beau râler, il joue son rôle à merveille.

Nojùcénie : « Qui aurait cru que mon frère s’entourerait d’une telle équipe de vainqueurs nés ? »

Il y avait clairement du sarcasme dans tout ça, mais la princesse était visiblement satisfaite que son frère ait quelque chose de vaguement ressemblant à une compagnie d’aventuriers.

Nojùcénie : « J’espère pouvoir partir explorer des trucs et me battre contre des méchants avec vous ! »

Son sang se mit soudain à bouillonner.

Baldus : « On dirait que t’as pas entendu toute la partie où on parlait de plus prendre de risques inconsidérés. »

Ellébore : « Et outre ça, notre prochaine grande aventure, ce sera la cérémonie d’ouverture de l’école dans moins d’un mois… »

Nojùcénie semblait dubitative.

Nojùcénie : « Une école ? C’est quoi cette histoire encore ? Une école magique, rassurez-moi. »

Lucéard : « Hm, comment annoncer ça, Nojù… »

Son frère réfléchissait intensément. Quelque chose s’adoucit dans son expression.

Lucéard : Dire que ce rêve insensé est devenu possible depuis ton retour…

Il prit son inspiration.

Lucéard : « Le jour de ton anniversaire, c’est l’ouverture officielle de l’École Nojùcénie Nefolwyrth, la première école à ouvrir dans Lucécie, dans laquelle certains d’entre nous ici présents sont inscrits. »

La princesse restait comme paralysée un instant. Les informations se relièrent dans sa tête, jusqu’à ce qu’elle ait assimilé la nouvelle.

Nojùcénie : « Pff- »

Ses joues gonflèrent, toute tentative de résister semblait futile.

Nojùcénie : « BOUWAHAHAHA ! »

Les larmes lui montèrent immédiatement aux yeux. Son hilarité consterna les personnes présentes.

Nojùcénie : « Une école qui porte mon nom ?! C’est la meilleure blague que j’aurais pu imaginer ! C’est vraiment trop bon ! Je meurs !! »

Elle se tordait de rire au point de se contorsionner sur elle-même.

Lucéard déchantait rapidement.

Nojùcénie : « Non mais sérieux ! Des professeurs vont citer mon nom comme si j’étais une légende du milieu de la pédagogie, mon nom sera gravé sur le bâtiment comme si j’avais été sacrifiée sur l’autel de l’éducation ! Hahaha !! »

Baldus levait un sourcil, il constatait les grandes différences entre le prince et sa sœur.

Nojùcénie : « Il y aura certains des professeurs que j’ai eu, qui savent que je m’endormais quand ça devenait trop technique, qui savent que je décrochais à la moindre difficulté, et que j’ai par mille fois réussi à sécher leurs cours avec des stratagèmes toujours plus douteux ! »

Eilwen et Deryn, qui savaient à quel point les études et Nojùcénie étaient incompatibles, se montraient tout aussi amusées.

Nojùcénie : « Un lieu dédié à l’apprentissage a été nommé après la cancre parmi les cancres de la noblesse deyrneilloise ! J’en peux plus ! »

Lucéard : Et dire que j’ai cru un jour que ton esprit approuvait cette idée depuis l’au-delà. Je t’ai visiblement sur-estimée…

Nojùcénie : « Non, sans blague, si c’est vrai, qui a eu cette idée de génie ? »

Elle se tournait vers nous, nous appelant à la délation.

Miléna : « C’est mademoiselle de Verte-Lisière qui a proposé l’idée pendant une assemblée comtale. »

Le regard interloqué de Nojùcénie rencontra le doux sourire de Miléna.

Nojùcénie : « J’ai dit beaucoup de mal de Losie, je le reconnais. Mais j’avoue que là, elle monte dans mon estime. C’était brillant. Je suis à ça de l’inviter pour mon anniversaire. »

Léonce : « Mais du coup, mademoiselle, vous comptez vous inscrire aussi dans cette école ? »

Nojùcénie éclata de rire une fois de plus.

Nojùcénie : « Oui ! Quel gâchis ce serait, sinon ! Et tu peux m’appeler Nojù si tu veux, Léonce ! »

Lucéard : Moi qui pensais qu’il y avait un accord d’exclusivité sur ce surnom, et la voilà qui l’octroie à Léonce alors qu’ils se connaissent à peine…

Deryn : « Rien ne nous empêche de vous rejoindre le soir après votre première journée de cours pour fêter ton anniversaire. »

Eilwen : « Et pourquoi ne pas le fêter plus tôt cette année ? »

Nojùcénie se tourna vers Eilwen avec intérêt.

Je ne l’avais pas encore vu à l’action, mais j’avais eu le temps de comprendre qu’Eilwen était du jour à optimiser chacune de ses actions, comme elle le faisait quand elle jouait. Ses réflexions parfaitement structurées auraient pu faire d’elle une reine de première classe.

Eilwen : « Je suis certaine que vos cousins de Port-Vespère rappliqueront en entendant la nouvelle de ton retour. Mais ils ne pourront pas rester le mois entier. Si tu souhaites faire une grande fête pour célébrer nos retrouvailles, le mieux serait de la faire prochainement. »

Nojùcénie : « Oh, ça c’est ma Eilwen ! »

Baldus et Ceirios continuaient de se chamailler en fond.

Nojùcénie : « C’est décidé ! Je vous veux tous pour ma grande fête ! »

Léonce et moi nous regardâmes avec surprise.

Léonce et Ellébore : « Nous aussi ? »

Nojùcénie : « Bien sûr, oui ! Sans vous, il n’y aurait jamais pu avoir cette fête. Et vous êtes déjà amis avec tous mes amis. Même mieux ! Vous êtes déjà mes amis ! »

J’accueillais la nouvelle avec joie. Léonce aussi, à sa façon.

Léonce : Je vais avoir une nouvelle occasion d’être avec Miléna ! Ce sera la première fois que je serai accepté dans une réception officielle en sa compagnie !

Lucéard : « Tu as l’air d’avoir déjà une idée de ce que tu veux faire… »

Nojùcénie : « Oh oui… ! »

Un sourire malicieux recouvrait le visage de la princesse tandis qu’elle nous dévisageait un à un.

Nojùcénie : « …C’est tout vu ! »

-5-

-Lucéard-

Un carrosse débarqua au beau milieu de l’après-midi devant la grande allée du palais de Lucécie.

La garde se montrait méfiante. L’état du véhicule le rendait particulièrement suspect. Il y avait des couteaux et des flèches plantées à l’arrière. Le chauffeur était tout aussi louche. Son visage idiot était déformé par la fatigue.

Cynom : « Nous sommes… arrivés… ! »

Le Duc sortit à ce moment-là. Il guettait l’arrivée de monsieur Synchrod depuis déjà un jour.

Illiam : « Monsieur ! Que signifie tout cela ? »

Accompagné de son conseiller, et de son escorte, mon père se montra sévère envers le chauffeur.

Baldus fut le premier à sortir.

Illiam : « Encore vous… ? »

Baldus portait mon corps inanimé entre ses mains.

Illiam : « Mon fils ! Que lui avez-vous- »

En voyant l’état dans lequel nous étions, il se corrigea.

Illiam : « Que vous est-il arrivé ? »

L’autre porte du carrosse s’ouvrit.

Baldus : « Nous avons été attaqués par Musmak, comme je le pressentais. »

Mon père ne pouvait pas se réjouir d’avoir été précautionneux concernant l’anniversaire d’Ellébore. D’ici, il ne pouvait pas voir si j’étais encore en vie.

Baldus : « Nous n’avons aucune perte à déplorer, mais Musmak court toujours. »

Illiam : « Je vois… Qu’on apporte une civière immédiatement ! Et qu’on contacte monsieur Endurnyjun sur le champ ! »

Baldus : « Y vous faudra une deuxième civière, mon Duc. »

Un sourire espiègle échappa au bandit.

Léonce venait de faire le tour du carrosse pour rejoindre son allié. Mon père reconnut immédiatement la jeune fille entre ses bras.

Le souffle court, il laissa ses émotions balayer le visage austère qu’il s’imposait en public. Sa respiration était de plus en plus saccadée. D’aussi près, il n’y avait plus de doute possible.

Illiam : «… Nojùcénie… ! »

Hybarch : « …C’est impossible… »

Le conseiller restait sous le choc, tout comme le personnel de maison qui s’attroupait rapidement autour de nous.

Léonce : « Ne vous en faites pas, elle va bien. »

Léonce s’avança jusqu’à mon père, et lui tendit la princesse endormie.

Il l’attrapa délicatement entre ses bras.

Illiam : « Merci, Monsieur Dru… Merci… »

Le visage paisible de sa fille, le calme de sa respiration. Les larmes montèrent aux yeux de celui qui s’interdisait pourtant une telle faiblesse face à ses sujets.

Illiam : « Ma fille. Ma chérie. Nojùcénie… ! »

Il la serra contre lui. Un tel miracle ne pouvait plus être exprimé avec des mots.

Aujourd’hui, le duc était face à une fenêtre du corridor au deuxième étage. Il observait la grande allée où cette sensation encore vive avait ému son cœur.

Gobeithio : « Tu étais donc là, Illiam. »

Le comte d’Aubespoir s’approcha, et vint observer à cette même fenêtre.

Gobeithio : « Je ne m’y fais pas non plus, tu sais. »

Un sourire amer crispa son visage.

Gobeithio : « Quand j’ai appris pour Llynel, je m’attendais tous les jours à ce qu’elle revienne comme si de rien n’était. Après tout, combien de fois nous avait-elle fait le coup ? »

Le duc baissait les yeux.

Gobeithio : « Quand ce fut le tour de Nojùcénie, cela faisait déjà des années que j’avais perdu espoir. Je ne m’attendais plus à rien. »

Les deux hommes baignaient dans la lumière du soleil.

Gobeithio : « Mais elle est bien là, Illiam. Ta fille nous est revenue. »

Le duc était apaisé.

Illiam : « Oui. Et la tienne aussi. »

Le mal-être du comte était toujours profond, il ne s’était jamais vraiment remis, mais la mention de sa fille lui redonna du baume au cœur.

Gobeithio : « Et tout ça, c’est grâce à ce qu’à entrepris ton fils. »

Cette conclusion surprit le duc, qui se tourna vers son beau-frère.

Gobeithio : « Deryn m’a raconté ce qu’elle savait, et il ne fait aucun doute que tous les efforts qu’a fourni ton fils pour devenir plus fort, pour s’entourer de puissants alliés, et pour protéger son entourage ont fini par payer. C’est grâce à Lucéard que Nojùcénie et Eilwen sont ici. »

Illiam : « Gobeithio… Je croyais que tu n’approuvais pas la vie qu’il a choisi. »

Gobeithio : « Comment le pourrais-je ? Je soutenais le combat de Llynel car je ne l’imaginais pas perdre un jour. Mais dans quel domaine que ce soit, plus l’on devient capable, plus terribles sont les défis qui nous attendent. C’est avec cette idée en tête que nous avons protégé nos enfants. Avec les valeurs que nous leur avons inculquées, je craignais qu’ils ne se mettent en danger. Celles qui m’inquiétaient le plus étaient Nojùcénie et Eilwen, mais Lucéard et Deryn aussi ont toujours eu ça en eux. »

Illiam : « Je suis bien d’accord. Ces quatre-là peuvent se montrer inconscients quand il s’agit de faire ce qui est juste. »

Gobeithio : « Nous nous disions que sans magie, ils n’auraient pas d’idées trop saugrenues… »

Illiam : « Les ravisseurs de mes enfants les ont pourtant enlevés par crainte de leurs pouvoirs, n’est-ce pas ? »

Gobeithio : « … »

Une rage qui n’avait cessé de consumer mon père reprit soudain le dessus.

Illiam : « J’ignore ce qui s’est passé, mais la force de Llynel a menacé les plans de ces gens, c’est certain. Et tant que ses enfants sont en vie, il y aura toujours une chance que leur opération échoue. »

Gobeithio : « Comptes-tu enfin sévir, Illiam ? Tu es en position de mettre nos enfants hors de danger pour toute leur vie. »

Le comte était calme. Et le duc s’étonna de ne pas sentir de reproche dans ses mots.

Illiam : « Je me sens dépassé, Gobeithio… Je n’ai rien su faire pour empêcher toutes ces tragédies. Je n’ai rien su faire pour arranger les choses. Je n’ai pu que continuer ce que j’ai toujours fait depuis que je suis duc. Je n’ai pas votre magie, je n’ai pas votre force. Je n’ai été élevé que pour prendre des décisions sur un trône… »

Gobeithio : « Eh bien ? Est-ce une honte ? »

Si parfois depuis ces dix dernières années, mon père sentait vivre l’esprit de sa femme, c’était souvent à travers mon oncle. Personne d’autre ne parlait comme elle, et avec ces mêmes expressions sur le visage.

Gobeithio : « Beaucoup à ta place se sentent le centre du monde, Illiam. Parce que les décisions que nous prenons ont des répercussions bien plus grandes que nous ne l’imaginons. Et pourtant, nous savons qu’elles façonnent nos terres, notre peuple, la vie de chacun d’eux. »

Ils regardaient tous deux vers l’éclatante cité de Lucécie.

Gobeithio : « Les Nefolwyrth ont peut-être reçu un grand pouvoir, mais sont tous nés avec le mépris de la violence. De notre point de vue, pouvoir guider le monde avec de la sagesse et des mots est la plus belle chose qui soit. »

Illiam : « À quoi me sert la sagesse quand ceux qui menacent la paix et l’ordre s’en sont désintéressés ? »

Gobeithio : « Regrettes-tu que tes enfants aient appris la magie ? »

Cette question ne répondait pas à la précédente, mais le Duc laissa à son beau-frère la chance de s’expliquer.

Illiam : « Depuis qu’il l’a éveillé, Lucéard a vu des horreurs qui ont changé son regard à jamais. Sans cette force, il n’en aurait pas réchappé, mais sans ce fardeau, se serait-il frotté à ce que ce monde a de pire à offrir ? »

Gobeithio : « J’ai pensé la même chose que toi. »

Reconnut le comte d’Aubespoir avec amertume.

Gobeithio : « Et j’avais tout faux. »

Illiam accueillit cette concession avec stupéfaction.

Gobeithio : « Tes enfants ne se sentent pas pousser des ailes à cause de leurs pouvoirs. J’ai fini par m’en rendre compte, trop tard. »

La tristesse d’un père appela la compassion de l’autre.

Gobeithio : « Même sans magie, rien n’aurait pu empêcher Eilwen de venir à mon secours. Rien n’aurait pu la dissuader de protéger tous ceux qu’elle pouvait. »

Illiam : « Gobeithio… »

Gobeithio : « Quand je l’ai vu faire face à cette femme, j’étais tétanisé. Je me dégoûtais moi-même à ressentir autant de fierté alors que ma fille bravait la mort. Quand elle était inconsciente entre mes bras, j’étais hanté par une seule idée : si elle avait pu utiliser la magie musicale, les choses se seraient passées différemment. »

Illiam : « C’est certain… Eilwen a beaucoup de ressources. Elle a tout en elle pour réussir dans quel domaine que ce soit. Mon fils aussi se serait lancé à la poursuite de sa sœur, même s’il n’avait pas éveillé sa magie. Et ce n’est qu’aujourd’hui que je m’en rends compte… »

Gobeithio : « Tu vois où je veux en venir ? »

Illiam était perplexe, mais une idée lui vint, et il écarquilla les yeux.

Gobeithio : « Oui. Tu n’aurais pas pu l’empêcher d’agir toute sa vie. Tu as su le laisser battre de ses propres ailes au moment où il en avait le plus besoin. C’est grâce à ça qu’il a pu devenir aussi fort. Et la prochaine fois où le sort s’en prendra aux nôtres ou aux siens, il pourra s’interposer, plus fort qu’il ne l’a jamais été. »

Illiam : « …Comment en être sûr ? »

Gobeithio : « Il n’y aura jamais de certitude. Peut-être penserons-nous un jour qu’il aurait mieux valu ne jamais les laisser prendre part à ce combat. Et si ça arrivait, nous ne pourrions pas en être sûrs non plus. Bien que ce soit difficile, nous devons avoir foi en nos enfants. Foi en ce que nous leur avons inculqué, foi qu’ils sauront faire profit de tous ce que nous avons pu leur donner, même quand nous ne pourrons plus veiller sur eux. »

Les quatre enfants Nefolwyrth apparurent entre les fortifications. Deux d’entre eux s’agitaient un peu trop, compte tenu de leur rang. Leur bonne humeur se voyait d’aussi loin.

Illiam : « …Tu dois avoir raison. »

Gobeithio : « Et toi spécifiquement, Illiam, tu devrais avoir foi en toi. »

Alors que son regard se portait sur son fils, le Duc se tourna vers son beau-frère, surpris.

Gobeithio : « Llynel savait bien s’entourer. Et tu en es la preuve absolue. Avec une force morale comme la tienne, tu auras toujours les moyens d’accomplir des miracles que même la magie ne pourrait provoquer. Tu es le seigneur du duché le plus prospère du royaume. Grâce à tes choix, notre duché est celui où il fait le plus bon vivre, celui où a pu se développer la plus puissante guilde d’aventuriers. Ta gestion de nos ressources est plébiscitée par les autres comtes. Outre les récentes frasques de cette organisation, nous nous sentons tous plus en sécurité que personne ne l’a jamais été dans l’Histoire. Tu n’as pas à douter de tes capacités. Notre roi t’a conféré suffisamment de pouvoir pour que tu puisses faire la différence. Si tu décides de les mettre hors d’état de nuire, ce Musmak et tous les siens n’auront aucune chance. »

Ce qui sonnait comme une concession laissa le duc pantois.

Illiam : « …Si notre duché est si prospère, c’est grâce à chacun de ses acteurs, et ce à tous les niveaux sociaux. »

Gobeithio : « Voilà qui ressemble bien à l’esprit Nefolwyrth. Mais sans une figure de tête aussi vertueuse, pourraient-ils accomplir autant ? »

Illiam : « Si tu souhaites me voir me jeter des fleurs, tu perds ton temps. »

Mon père ne pouvait réfréner un sourire paisible.

Gobeithio : « Je ne souhaite rien d’autre que de te voir lutter contre cette menace avec la rigueur dont tu as su faire preuve à maintes reprises. Tu n’as aucune raison de te sentir dépassé par de vulgaires criminels. C’est eux qui devraient se sentir impuissants face à la puissance de notre royaume. »

Illiam : « Je dois bien reconnaître que tu es dans le vrai. Mais sache-le, il n’a jamais été question de les laisser faire. J’ai écrit au duc d’Aquelarbre, au comte de Cairebêche, et au baron de Rougonde. Je pense qu’ils interviendront sans délai pour détruire la base de ce Musmak. »

Gobeithio : « Bien. Tu m’en vois soulagé. Mais, puisque nous sommes sur le sujet, l’avis de recherche mentionne que son nom est Dryslwyn, n’est-ce pas ? »

Illiam : « Je sais à quoi tu penses. Mais comment pourrait-il être lié au comte et à la comtesse Dryslwyn ? Il me semble qu’ils n’ont jamais eu d’enfant. »

Gobeithio : « Certes, mais dois-je te rappeler la nature de leur pouvoir héréditaire ? »

Le duc fit la moue.

Illiam : « Au risque de leur manquer de respect, il faudra creuser cette piste. »

Gobeithio acquiesça d’un ferme signe de tête.

Gobeithio : « Je suis on ne peut plus d’accord. »

-6-

Dans les restes de la cathédrale de Rougonde, la nuit était tombée de nouveau.

L’empereur de la fin obscure était assis sur l’autel, et fixait la lune légèrement creusée par l’obscurité, puis baissa le regard en entendant des pas.

Musmak : « Te voilà enfin. Récupère donc ton fourbi. »

???: « Ta lettre ne mentionnait pas l’état pitoyable dans lequel il a laissé cette cathédrale. »

Un homme venait d’arriver, et s’immobilisa dans la pénombre. Un carrosse attendait devant les ruines. Ses lanternes s’agitaient lentement au gré du vent.

Musmak : « En quoi ça t’intéresse ? »

???: « Je ne peux qu’être curieux. Le fils de madame de Lucécie a pris d’assaut ton repère avec son groupe, tué Mandresy et Lothaire, et laissé Laukai pour mort, n’est-ce pas ? Qu’en est-il d’Alaia ? »

Musmak : « Elle reviendra. Elle finit toujours par se calmer. »

???: « Je l’espère pour toi. Il t’a même blessé à la joue. C’est à se demander s’il ne serait pas lui aussi une menace pour les plans de cette organisation. »

Musmak : « Lucéard a été au-delà de mes attentes, je lui reconnais bien ça. Mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’il soit un danger pour l’instant. Juste de quoi se divertir en attendant le jour fatidique. »

???: « Ne serais-tu pas un petit peu trop nonchalant ? Ce serait dommage de réduire tous nos efforts à néant juste par ta négligence. »

L’homme en face de Musmak était d’un naturel assez doux et ne le réprimandait pas sérieusement.

???: « Si j’ai bien compris, le collier de Llynel t’a empêché de reprendre contrôle sur la princesse, c’est bien ça ? »

Musmak : « Son pouvoir n’est pas infaillible. La mémoire de Nojùcénie est toujours empoisonnée. Cela dit, j’ai maintenant la certitude que cette pierre a permis à Lucéard d’échapper à l’effet inhérent des Crocs de l’Anisbys. »

???: « Fascinant. Un enchantement qui protège d’un maléfice si puissant. C’est impressionnant. »

Musmak : « Bref, nous ne pouvons plus rester à Rougonde. Mes informateurs m’ont confirmé qu’un raid pourrait avoir lieu très prochainement. Si tu veux ton matériel, c’est maintenant ou jamais. »

???: « Ce timing me convient parfaitement. D’ici quelques jours, je serai trop occupé pour quitter le duché. La grande expérience va commencer. »

Musmak : « Excellent. Je suivrai son déroulement avec plaisir. »

???: « Tu devrais faire profil bas de ton côté. Tu as énormément attiré l’attention. À moins que tu ne préfères éliminer le risque que représente les Nefolwyrth tant qu’il en est encore temps. Si c’est le cas, il vaudrait mieux que tu t’assures de réussir plutôt que de te jouer d’eux. »

L’empereur était hilare.

Musmak : « Je n’ai aucune raison de les craindre. Même s’ils s’avéraient aussi talentueux que Llynel, ils ne pourraient rien contre ce monstre. »

???: « Ce monstre ? Tu parles de lui… ? Mais nous n’avons plus de nouvelles depuis dix ans maintenant. »

Un sourire carnassier déformait les traits de Musmak.

Musmak : « C’est la seconde raison pour laquelle je t’ai fait venir. »

Il révéla un objet dans la pénombre, et le porta au niveau de sa tête.

C’était ce qui restait d’un masque pourvu d’un bec derrière lequel il cachait la moitié de son visage.

Musmak : « J’ai retrouvé ça sur l’autel aujourd’hui. »

???: « Mais c’est ?! »

La vive surprise de l’autre homme le poussa à s’approcher.

Musmak : « Oui. Après dix années. Il est de retour. »

Dans l’œil restant du masque se reflétait la lueur de la lune.



Rejoignez-nous et devenez correcteur de Chireads Discord []~( ̄▽ ̄)~*
Chapitre 62 – Celui qui se dressait face au destin Menu à suivre...