-1-
Ellébore
La lune brillait au milieu des astres, devenue l’œil rond de cette nuit, et révélait des troncs meurtris s’extirpant des ténèbres du bois de Rougonde. Le calme revenait peu à peu. La tempête était passée, mais quelques feuilles tourbillonnaient encore.
Une goutte de sang coulait sur l’herbe gorgée d’humidité.
Une silhouette se tenait debout, flottant dans les airs.
Elle baissait le regard face à la jeune fille couchée au sol, immobile.
Alaia : « Pas encore… »
L’esper ne me quittait pas des yeux, mais elle ne me voyait presque plus. Des souvenirs se superposaient à sa vision.
Alaia : « Je n’y arrive toujours pas… ! »
Elle atterrit lentement. Le silence de la nuit devenait oppressant.
Mes cheveux recouvraient mon corps comme un linceul d’or.
Alaia : « …Je l’ai encore tuée… ! »
La brise caressait les cheveux de l’esper, elle emportait les relents du printemps avec elle. Elle revoyait dans mes traits et le soyeux de mes cheveux cette jeune fille dans le doux reflet de la fontaine de son quartier.
…
???: « Tu as l’air ailleurs, Alaia. Quelque chose ne va pas ? »
Celle qui regardait béatement les ondes sur l’eau se tourna vers son amie, surprise.
Ses longs cheveux étaient d’un rouge bordeaux et mettaient ses yeux violets en valeur. Tout chez cette demoiselle de 12 ans l’annonçait comme une enfant de la bourgeoisie : coquette, discrète, et polie. Des enfants comme elle, il y en avait foison dans cette seigneurie, mais peu pouvaient se vanter d’être aussi intelligents qu’Alaia, qui faisait la fierté de sa famille.
Alaia : « … ? »
Cette jeune fille à l’air innocent possédait cependant quelque chose de bien plus rare encore. Un pouvoir qu’on n’attendait pas d’un humain.
À côté d’elle, assise sur le pourtour de cette fontaine circulaire, se trouvait Wendie, sa plus vieille et meilleure amie.
Les cheveux de celle-ci étaient bleus comme minuit, mais ses courtes boucles lui donnaient un air énergique. Pourtant, Wendie n’était pas bien différente d’Alaia. Elle était calme, mesurée, quoiqu’un peu plus sociable.
La jeune esper se mit à rougir. Elle réalisait avoir perdu le fil de leur discussion à force de rêvasseries, ce qui amusait Wendie.
???: « Notre princesse dort ! Peut-être qu’un bon bain froid lui ferait du bien ! »
Un garçon blond, pétillant de vie, souriait d’un air malicieux. Ce n’était pas le genre de fréquentation d’Alaia, et ça se voyait. Ce mal-appris débraillé ne faisait toujours que chercher des noises aux autres. Mais pour une raison ou une autre, cet Owen était devenu ami avec Wendie depuis quelques semaines déjà, et son propre compère, Niels, un faire-valoir aux cheveux verts ébouriffés, s’était greffé à cet étrange petit groupe.
Niels : « Oh, c’est vilain, ça, Owen ! »
Celui-ci ne faisait que ricaner aux âneries de son camarade. Il avait beau faire mine de s’indigner, on lisait sur son visage qu’il ne vivait que dans l’attente du prochain méfait d’Owen.
Owen : « Eh hop ! »
Niels : « Uwaaah ! »
Ce fut Niels qui bascula dans la fontaine, après avoir été poussé dans l’eau. Owen ne s’était pourtant pas approché.
Owen : « Oups ! Je me suis trompé de princesse ! »
Se gaussa Owen. Ce groupe avait réellement quelque chose d’étrange, en effet : deux de ses membres étaient des espers.
Niels : « C’est pas drôle ! »
Affirmait-il, détrempé, sans pouvoir s’arrêter de rire. Même quand il se trouvait être le dindon de la farce, il soutenait toujours Owen à sa manière.
Les locaux qui traversaient cette place soigneusement dallée ne prêtaient plus attention à ce phénomène. Ils avaient fini par s’y faire.
Pourtant, dans d’autres villages, de tels pouvoirs avaient déjà engendré de l’hostilité, et rapidement des tragédies. Mais ici, dans cette luxueuse seigneurie, les gens voyaient d’un bon œil ces pouvoirs.
Et c’était grâce à Owen. Ce garçon, populaire parmi les enfants et auprès de leurs parents, se servait de ses pouvoirs et de son tempérament de feu pour amuser la galerie. Il jouait notamment des mauvais tours pour faire rire les villageois, ce qui, d’une façon ou d’une autre, avait banalisé ce pouvoir pourtant surnaturel.
Ce n’est qu’après avoir entendu de la bouche de ses parents que la télékinésie les fascinait qu’Alaia avait enfin osé leur avouer qu’elle était aussi dotée de ce talent.
???: « Qu’est-ce que tu fous ici, craignos ? Je t’ai déjà dit que je voulais pas voir ta sale tête ici ! »
Le garçon brun bien enrobé qui venait d’arriver était Mirak, la petite brute locale. Il ne se déplaçait jamais seul, car son côté arrogant et belliqueux ne se manifestait qu’en présence d’au moins deux de ses potes. Il était le seul enfant du village à avoir le cran de provoquer Owen, qui n’était pas connu pour son sang-froid. Mais Mirak n’avait évidemment pas la moindre chance face à lui.
Owen : « Ha ! »
Cet éclat de rire contrôlé fit grimacer Mirak. Il n’arrivait plus à intimider le garçon.
Owen : « C’est toi qui dit ça ? Mais tu t’es vu ? Je suis sûr que les gardes t’ont déjà arrêté aux portes du village parce qu’ils t’ont pris pour un gros ogre dégueulasse ! »
Les railleries agaçantes de Niels qu’on entendait en fond ne faisaient qu’attiser la colère de Mirak. Personne n’était censé faire le poids contre lui, mais un enfant plus petit, plus maigre, plus jeune que lui lui tenait tête sans arrêt.
Ni une ni deux, il accourut vers lui, espérant l’impressionner par sa stature.
Mais son corps s’arrêta à mi-chemin, sous le regard condescendant d’Owen.
Mirak : « Bats-toi à la loyale pour une fois, sale lâche ! Tu peux rien faire sans tes pouvoirs débiles, avoue ! »
Owen : « Je vois pas pourquoi je ferais comme tu veux. Tu te bats bien avec ton armure de gras, tu trouves ça équitable ? »
Les soutiens de Mirak n’osaient rien faire. Ils ne voulaient pas se retrouver à leur tour dans une position humiliante, et regardaient leur camarade s’élever dans les cieux. Il se débattait vainement.
Owen : « Il faudrait une mule pour te soulever ! Par contre, ton esprit est si léger ! Niveau mental, tu es un poids plume, Mirak ! Rentre chez ta mère ! »
Sur ces mots, il se concentra, et finit par éjecter cette brute épaisse au sol.
Il ne l’avait pas gravement blessé, mais le choc avait dissuadé Mirak d’aller plus loin. Sans un mot, comme si ce n’était pas en train d’arriver, le garçon s’enfuit précipitamment de là où il venait.
Owen : « C’est ça, cours ! Un peu de sport te fera pas de mal gros faiblard ! »
Alaia : « Owen… »
La douce voix qui venait de l’interrompre était celle de la jeune fille qui venait de se lever. Contrairement à Niels, elle n’était pas du tout amusée par ce registre d’humour. Au contraire, elle était peinée.
Alaia : « Tu es en train de le ridiculiser devant ses amis… »
Owen n’avait pas besoin d’être prévenu. Il en avait bien conscience, et c’était même précisément son intention.
Alaia avait pourtant décidé de présenter les choses ainsi, sans vouloir que ça sonne comme un reproche. Pourtant, c’était le fond de sa pensée : il y allait trop fort.
Owen : « Quoi ?! Tu le défends, toi ?! T’as déjà oublié ce qu’il a dit à Wendie la semaine dernière ?! Ce mec est un gros con ! »
La jeune esper n’avait pas oublié. Bien au contraire, elle avait vécu les insultes proférées comme si elles lui étaient destinées, et aujourd’hui encore, y repenser la chagrinait.
C’était ainsi qu’Alaia fonctionnait. Là où d’autres s’énervaient, elle préférait toujours choisir la tristesse. Ainsi, elle était sûre de ne blesser personne.
Elle se retint de répliquer à Owen que lui aussi avait dit des choses horribles sur la famille et les amis de Mirak. Elle voulait à tout prix éviter le conflit.
Malgré son tact, le garçon était déjà agacé. Plus par sa remarque que par la provoc de Mirak.
Owen : « C’est pas censé être ta meilleure amie ?! Et toi tu le laisses dire ?! Tu as des pouvoirs aussi, non ?! Sers t-en ! »
Et sur ces mots, il s’en alla de son côté, les poings serrés.
Niels hésita à le rejoindre mais s’arrêta à quelques mètres des deux filles, les mains derrière la tête.
Niels : « Ah, celui-là, il a le sang bien trop chaud. Je sais pas ce qu’il s’imagine, mais je t’ai jamais vu soulever ne serait-ce qu’une cuiller, Alaia. C’est pas comme si tu avais des pouvoirs aussi puissants que les siens. »
Le garçon rejoint la ruelle par laquelle était parti Owen, mais avant de disparaître de la vue de ses amies, s’arrêta un instant.
Niels : « Mais il n’a pas tort sur tout : tu es trop gentille, Alaia. »
La future sbire de Musmak restait perplexe, elle ne comprenait pas la portée de cette remarque. Et Niels était parti avant qu’elle ne puisse lui répondre.
Wendie : « Ne les écoute pas, Alaia. Ces garçons ne pensent vraiment qu’à se bagarrer. »
Avec beaucoup de délicatesse, Wendie rassura son amie, attrapant sa main.
Wendie : « Après que Mirak m’ait insulté, tu as passé la journée à me consoler, et c’est tout ce qui compte pour moi. »
Alaia s’étonna de voir le beau sourire de son amie, et son expression s’adoucit.
Elle s’estimait heureuse d’avoir quelqu’un comme elle à ses côtés. Alaia n’était pas populaire, et ne faisait pas l’étal de ses pouvoirs. Mais être introvertie avait du bon, car elle pouvait consacrer tout son temps à la seule amie qui méritait pleinement ce titre.
Alaia : « Merci, Wendie… »
Malgré tout, Alaia baissait les yeux, visiblement tourmentée.
Wendie : « Tu devrais lui dire ce que tu penses. Je suis sûre qu’il comprendra. »
L’esper montra à son amie un sourire timide, tout en relevant la tête. Savoir que Wendie comprenait d’un regard ce qui la troublait était pour elle la plus douce des sensations. Elle se sentait considérée comme personne d’autre ne la considérait.
Alaia : « …J’ai peur qu’il le prenne mal. Et je ne voudrais pas que l’on se dispute pour quelque chose d’aussi bête. Après tout, je ne peux pas le blâmer. Il ne fait qu’essayer de nous défendre… »
Un rire gracieux l’interrompit dans sa réflexion.
Wendie : « C’est tout toi, ça. Tu ne cherches à voir que ce qui est bon chez les autres. Tu es vraiment gentille, Alaia ! »
Ce compliment fit rougir la télékinésiste.
Là où Owen ne jurait que par ses conclusions hâtives et ses préjugés, Alaia cherchait toujours les bonnes raisons qui faisaient agir les gens autour d’elle. Bien qu’on les considérait comme deux surdoués, Owen était le seul à estimer les autres comme inférieurs.
-2-
Ces jours paisibles s’écoulaient si lentement. Du moins, c’était ainsi qu’ils demeuraient dans la mémoire de l’esper. Cette époque lui semblait être une vie entière. Une vie dans un monde où elle ne reviendrait jamais.
Owen : « Bon débarras ! »
Cet éclat de rire à peine contenu résonnait sur la petite colline qui surplombait le village. Les toits des chalets voisins baignaient dans ce coucher de soleil.
D’ici, le petit groupe pouvait profiter de la vue imprenable sur les hauts sommets qui entouraient ce flanc de montagne où ils vivaient. Ce qui restait de la neige qui couvrait d’habitude ce paysage se mêlait aux bas nuages qui arpentaient ces vallées.
Un cinquième enfant descendait le chemin de terre à pas lents. Alaia espérait qu’il n’avait pas entendu la remarque du garçon.
Owen : « Il fait pitié, sérieux. Et il fout le malaise à chaque fois qu’il vient nous voir. Ce type a vraiment pas d’ami. »
Niels : « Ouais, et il fait flipper, un peu ! »
Alaia : « Le pauvre… Jodrei fait de son mieux pour s’entendre avec nous… »
Le garçon qui jusque-là rigolait s’indigna soudainement.
Owen : « De son mieux ? C’est ça son mieux ?! Ne fais pas comme si tu l’aimais, Alaia, ça se voit que tu te forces à être sympa ! Et c’est à cause de ça qu’il continue de traîner avec nous ! »
Niels : « Owen a pas tort… C’est pas pour rien que personne lui parle. Il fait que mentir pour se rendre intéressant. Je suis sûr qu’il veut juste être pote avec Owen pour que Mirak et les autres arrêtent de lui chercher des noises.
Alaia : « Euuuaah… »
Ne sachant pas quoi répondre de pertinent, Alaia délia les lèvres, et laissa s’échapper des sons étranges pour transmettre sa perplexité.
Niels : « Haha, tu fais toujours des bruits trop mignons, Alaia ! »
Owen : « J’arrive pas à croire que même des nunuches dans ton genre arrivent à développer des pouvoirs psys ! »
Alaia fit la moue. Une partie d’elle voulait insister sur le sujet, mais une autre, plus raisonnable, remarqua qu’elle ne ferait qu’engendrer une discussion déplaisante pour tout le monde.
Cela dit, ils ne l’avaient pas convaincue. Elle n’avait aucun atome crochu avec Jodrei, certes, mais le garçon était tout seul. Les enfants étaient bien trop cruels avec lui.
Owen : « Tu es trop gentille avec lui. Tu ne vois pas qu’il en profite ? Ce gars n’est qu’un parasite ! »
Même si sa première intention était de plaisanter, Owen en venait toujours à s’emporter quand quelque chose l’indignait.
Wendie : « C’est vrai qu’il est un peu casse-pied avec ses histoires… »
Soupira Wendie, qui ne tenait pas à prendre sa défense.
Owen profita de cette remarque pour imiter Jodrei, ce qui ne manqua pas de faire rire Niels.
Quand il fit froid, les filles rentrèrent chez elles. Les deux habitaient dans le même quartier de cette seigneurie d’un millier d’habitants, isolée au milieu des montagnes.
Derrière quelques hautes maisons, il leur fallait traverser un terrain vague pour couper au plus court.
Cela faisait déjà quelques minutes que Wendie baissait la tête, découragée par des responsabilités qui la dépassaient.
Wendie : « Dis, Alaia, ça te dérangerait de venir m’aider avec l’algèbre demain ? Je suis censée reprendre le commerce de mes parents, et même si ce n’est pas pour tout de suite, j’ai l’impression que c’est peine perdue… Je fais pourtant de mon mieux. »
Alaia savait tout ça, mais Wendie soulignait une fois de plus la nature de son fardeau.
Quand ces deux-là travaillaient ensemble sur les exercices inventés par la jeune esper, Wendie ne faisait que se plaindre de ne pas y arriver. Aussitôt qu’un énoncé lui donnait l’impression d’être compliqué, elle s’interdisait formellement de comprendre quoi que ce soit. Alaia se sentait coupable de remettre en question son appréciation des difficultés, et préférait lui proposer diverses méthodes pour arriver à la bonne solution. Cependant, c’était toujours la même réponse qui l’attendait.
Wendie : « Bien sûr, c’est facile pour toi de dire ça : tu es un génie ! »
Proposer sa façon d’aborder les choses ne la menait nulle part, et Alaia en était venue à l’encourager plutôt qu’autre chose. Parfois, elle lui donnait le résultat d’un calcul à mi-mot. Mais contribuer même un minimum satisfaisait Wendie, et la voir heureuse était tout ce à quoi aspirait Alaia.
La demoiselle aux boucles bleues rangeait toujours ses affaires avec le sourire, quitte à ne pas réussir à refaire ces exercices le lendemain. Et en plus de la remercier, Wendie concluait toujours leurs sessions ainsi :
Wendie : « Tu es vraiment trop gentille, Alaia ! »
Ses efforts payaient. Alaia était bien vu dans son village, même si souvent ignorée. Pas tous ne souhaitaient sa compagnie, mais chacun se réjouissait de la savoir dans les parages.
-3-
Et ce quotidien se poursuivait. Les semaines étaient semblables, comme si elles bouclaient indéfiniment. Les perspectives d’avenir ne semblaient pas s’approcher. Et comme chaque jour, Wendie et Alaia finissaient sur ce même chemin, éclairées par le soleil rougeoyant.
Mirak : « Mais qui voilà ? Si c’est pas Wendie ? »
Arrivées au niveau de cet étroit terrain vague, entre de vieilles bâtisses et un petit bois, les deux filles furent accueillies par les quelques trouble-fêtes de leur seigneurie.
Le garçon qui s’approchait d’elles avait bien choisi son endroit et son moment. Il ne voulait pas risquer de se faire sermonner par un adulte.
Wendie : « Oh non, Mirak, laisse-nous. »
Soupirait Wendie, qui le voyait déjà assez souvent.
Mirak, d’un grand sourire, tendit l’oreille.
Mirak : « Qu’est-ce que tu dis ? On t’entend beaucoup moins quand Owen n’est pas avec toi ! »
Le comportement de Wendie était tout à fait naturel, et cette remarque n’était que de la pure provocation.
Mirak : « Tu croyais pouvoir faire comme si de rien n’était ! Mais je me disais bien qu’un truc clochait ! Et j’avais raison ! Tes parents sont fauchés ! Je suis sûr qu’ils trafiquent des trucs louches ! »
Alaia écarquilla les yeux de surprise. Elle n’était pas sans savoir que la famille de Wendie avait de gros soucis d’argent. Mais ce qui l’horrifia fut de deviner d’où Mirak tenait cette information.
L’esprit vif de l’esper lui permit une déduction instantanée. Elle se souvenait que Wendie avait déjà évoqué leurs problèmes financiers en présence de Jodrei.
Ce dernier avait certainement voulu s’acheter l’amitié de Mirak grâce à ces ragots. Wendie lança un regard fugace à Alaia, comme pour la blâmer de ce qui était en train d’arriver, puis fit face à Mirak, furieuse.
Wendie : « D’où tu sors ça ?! C’est faux ! »
La réaction de la jeune fille en disait déjà long. Mirak et les siens s’en amusaient presque. Pourtant, le sujet en question les agaçait personnellement.
Mirak s’approcha sans crier gare et poussa les deux épaules de Wendie qui se retrouva plaquée au mur.
Mirak : « Tes parents extorquent de l’argent aux nôtres, et tu le sais ! Qu’est-ce qu’ils font de tout cet argent ?! »
Alaia : « M-mirak, arrête… ! »
La jeune esper tenta de s’interposer, sans recourir à la force.
Wendie baissait les yeux, ne sachant pas quoi répondre.
Ses parents tenaient une épicerie proposant toutes sortes de choses qu’on ne produisait pas dans la seigneurie, ni dans les environs. Les habitants pouvaient survivre sans ça, mais ils n’étaient pas prêts à renoncer à la diversité que proposait cette enseigne.
Mirak : « Roh, Alaia, la défend pas, enfin ! Tu trouves ça normal que nos parents paient si cher pour du sel ? »
Le garçon se montrait plus doux avec Alaia, car il savait qu’il ne tirerait aucun plaisir à la voir pleurer, et qu’elle tenterait de calmer le jeu s’il lui en donnait l’occasion.
Alaia : « Nous ne savons pas ce qu’il en est. Ils peuvent très bien avoir une excellente raison de devoir augmenter les prix. »
Elle aurait pu insister sur le fait que Wendie n’était en aucun cas responsable de tout ça, mais Alaia ne voulait pas non plus qu’on dise du mal de ses parents.
Mirak : « Je le savais ! Notre petit génie local n’a pas pu ne pas le remarquer ! Je suis sûr que tes parents aussi galèrent à cause d’elle ! »
Alaia était désemparée. Elle avait beau s’en rendre compte, elle ne voulait pas mettre son amie dans l’embarras en l’interrogeant.
Wendie était penaude. Malgré les difficultés que traversaient ses parents, elle était toujours aussi gâtée. Elle n’y pensait pas trop jusqu’alors, mais au fond, comment pouvaient-ils se permettre ça ?
La jeune fille avait surpris de graves discussions à la maison, mais elle ne s’autorisait pas à douter de la bonne foi de sa famille.
Alaia lui lançait un regard compatissant. Sa propre famille souffrait de cette situation dans une moindre mesure, mais elle ne comptait pas blâmer qui que ce soit.
Alaia : « Ce… Ce n’est pas si facile. Mais les parents de Wendie ne font rien de mal, j’en suis sûre… »
Mirak s’éloigna de Wendie et poussa Alaia à son tour. Cet accès de violence ne réussit qu’à attrister l’esper.
Mirak : « Mais t’es pas vrai, toi ! Je dis du mal de Wendie, tu dis rien ! Ses parents volent les nôtres, tu dis rien ! Je te pousse et tu dis toujours rien ?! T’es pas humaine ! »
Il continuait de la bousculer, la forçant à reculer, encore et encore, tout en la réprimandant. Mirak avait la même façon qu’Owen de s’emporter soudainement.
Alaia : « …A-arrête… »
Il n’avait réussi qu’à l’effrayer.
Mirak : « Mais énerve-toi, merde ! T’es trop gentille avec tout le monde ! Tu te laisses marcher sur les pieds ! Tu vois bien ce que t’y gagnes ! »
Alaia : « … »
Mirak : « T’es qu’une froussarde ! »
Il se montrait de plus en plus brutal, jusqu’à ce qu’une main pâle ne lui attrape le poignet.
Wendie : « Laisse-la tranquille, maintenant ! »
Voir Wendie s’énerver était rare, ce qui intimida Mirak un instant. Il jeta un œil vers ses acolytes, qui attendaient sa réaction.
Miral : « T-toi, me touche pas, voleuse ! »
Fier de sa force, il frappa l’épaule de Wendie de sa paume, et le fit basculer en arrière. Elle chût sur le dos, ce qui fit rire les badauds derrière.
Mirak : « J’en ai pas fini avec toi, d’ailleurs ! Et t’entendras parler de moi jusqu’à ce que tes parents arrêtent leurs conneries ! »
Wendie ne lui répondit pas.
Alaia fixait avec inquiétude son amie.
La jeune fille ne bougeait plus.
Le silence se fit un instant, comme si le temps s’était interrompu. Les gamins qui accompagnaient Mirak tendaient le cou, sans oser s’approcher.
Gamin : « …Qu’est-ce qu’elle fait… ? »
Alaia, elle, avait vu son amie tomber. Elle était la seule à s’être aperçue que la nuque de Wendie avait heurté une roche dans sa chute.
Ses doigts tremblaient.
Mirak : « E-elle a pas pu être assommée pour si peu, elle fait semblant… »
Il n’osa cependant pas vérifier, et laissa Alaia s’approcher, paniquée.
Alaia : « Wendie… ? Wendie ?? »
Dans la détresse de sa voix, les camarades de Mirak comprirent qu’il était temps pour eux de s’enfuir.
Mirak : « Les gars ?? Qu’est-ce que vous faites ?! »
Alaia se mit à genoux. Elle attrapait le corps frêle de son amie entre ses bras, le regard chargé de terreur.
Ses pouvoirs lui permettaient de ressentir la vie en Wendie, mais elle savait aussi que quelque chose d’irrémédiable venait de se produire.
Alaia : « Wendie… »
Jamais la jeune fille n’avait été aussi triste. Toutes les larmes qu’elle aurait pu verser n’auraient pas suffi à évacuer ce qu’elle avait en elle. D’autres sentiments s’y bousculaient.
Mirak : « …C-c’est pas possible. Je… Je l’ai juste un peu poussée, moi ! »
Mirak pâlissait à son tour. Il réalisait la gravité de la situation.
Owen : « …Qu’est-ce que tu lui a fait ?! »
Owen apparut à quelques mètres, haletant.
Le garçon avait descendu le petit chemin, tout guilleret. Il avait un bon prétexte pour rendre visite à Wendie chez elle et lui apporter un cadeau.
Il attendait avec impatience de la revoir, mais n’avait pu qu’assister du coin de l’œil à sa chute.
Il finit par courir, furieux, ce qui poussa Mirak à reculer d’un bon pas, les mains en avant. Mais Owen s’arrêta à genoux devant Wendie, à côté d’Alaia.
Il l’inspecta rapidement, sans oser la toucher. Son regard s’assombrit.
Le corps de Mirak se mit à flotter dans les airs.
Mirak : « A-arrête ! C’est pas ma faute ! »
L’esper courroucé se releva, ses cheveux ondulaient au-dessus de sa tête. Il lança un regard assassin au garçon enrobé.
Mirak : « J’te jure, Owen ! C’est un accident ! »
Il lévitait de plus en plus haut, et la grimace de terreur sur son visage ne faisait que s’accentuer. Il était aussi confus que les deux espers.
Owen : « Je vais te buter !! »
Alaia : « Owen ! »
La jeune fille avait senti les pouvoirs de son ami s’accroître soudainement.
Elle tenta de lui attraper la main plutôt qu’essuyer ses larmes, mais il la repoussa vivement d’un coup de coude.
Owen : « Et toi ?! Pourquoi tu n’as rien fait ?! Même tes pouvoirs auraient suffi à l’arrêter ! Tu étais la seule à pouvoir la défendre !! »
Sans même la regarder, il continuait de faire s’élever Mirak toujours plus haut. Il se maudissait de ne pas avoir pu être là à temps. Il se mordait les lèvres jusqu’au sang.
Mirak : « Je t’en supplie, arrête ! Si tu me lâches de si haut, je vais… Je vais… ! »
La timide jeune fille souffrait davantage après avoir entendu les mots d’Owen. Cet accès de colère l’avait terrorisée, mais pire encore, la véracité de ces propos la perturbait au plus haut point. Elle se releva précipitamment.
Alaia : « Owen ! Il n’a pas fait exprès ! Tout est de ma faute ! J’aurais dû l’empêcher… ! »
Owen : « Tu prends encore sa défense ?! Quelle bonne raison il avait de frapper Wendie, hein ?! Tu peux me le dire ?! »
Owen atteignait les confins de son pouvoir, animé par une rage sans précédent. L’étreinte psychique qu’il infligeait à Mirak l’empêchait de respirer.
Owen : « Je vais te buter, Mirak !! »
Alaia répliqua encore, submergée par l’émotion.
Alaia : « J’avais tort ! Il avait tort aussi ! Mais si tu continues, tu vas perdre le contrôle, et tu vas le tuer ! Owen ! »
Owen : « Ferme-la ! Ferme-la ! Si quelqu’un ne lui donne pas une bonne leçon, il recommencera ! Tu sais très bien qu’ils sont tous comme ça !! »
Une haine sans limite animait l’énergie d’Owen. Ses yeux s’illuminaient.
Owen : « Oui… Tous ces idiots ne comprennent que la douleur… ! »
Paniquée, la petite brute suffoquait en apesanteur. Mais son corps venait de s’arrêter de monter. Il commençait même à redescendre.
Owen écarquilla les yeux. Une force plus grande que la sienne défiait ses pouvoirs. Il en était subjugué.
Owen : « Alaia… Me dis pas que c’est toi… ? »
Les yeux embrumés de la jeune fille répondirent aux siens. Les larmes sur ses joues lévitaient lentement, et ses longs cheveux soyeux s’agitaient. Elle était inconsolable.
Alaia : « Ne le tue pas… ! »
Owen était plus enragé encore que l’instant d’avant. Il ne parvenait pas à lutter face à la puissance mentale d’Alaia.
Owen : « J’y crois pas… ! Alors depuis le début, tu es bien plus forte que moi ?! À chaque fois que je te mettais à l’épreuve, tu faisais exprès de perdre ! Tu t’amusais à te calquer sur mon propre niveau, tu me prenais de haut ! Tu me confortais dans ma faiblesse !! Qu’est-ce que tu croyais ?! Que j’allais piquer une crise si tu me battais ?! Tu me prends pour un gosse débile ?! Et tu m’as menti ! »
Alaia : « Non… ! Non… Je ne voulais pas te faire de mal… Ni de peine… Tu es mon ami… ! »
Owen : « Si on est amis, pourquoi tu n’as pas été franche ?! J’ai juste l’air d’un minable, maintenant ! Et c’est ta faute ! Si tu voulais mon bien, t’avais qu’à me dire la vérité, espèce de… ! Espèce de… ! Espèce d’andouille ! »
Owen avait réussi à se contenir face à la jeune fille en sanglots. Malgré sa colère, il savait que ce n’était pas à elle qu’il devait s’en prendre. Il n’avait pas le cœur à se disputer après ce qui venait de se passer.
Mais le mal était fait. Alaia était extrêmement sensible, et se faire crier dessus était bien trop douloureux pour elle.
Mirak chût au sol, puis releva la tête, surpris de sentir le vent se lever.
Alaia : « …Qu’est-ce que je suis censée faire ?! »
Personne n’avait jamais entendu la jeune fille crier aussi fort. Ses nerfs avaient lâché, et elle ne pouvait plus que tenir sa tête en hurlant.
Alaia : « Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour que tout le monde soit content ?! »
Pourquoi ce garçon insolent et hypocrite était-il aimé de tous ? Pourquoi était-il plus aimé qu’elle ? Il ne faisait que dire du mal des autres en permanence. Il était pire encore que Mirak.
Ce genre de pensées intrusives se bousculaient dans l’esprit d’Alaia.
La tempête qui émanait d’elle s’intensifiait. Les graviers s’élevaient à ses pieds, ignorant les soudaines bourrasques.
Alaia : « Qu’est-ce que vous voulez de moi ?!! »
Alaia faisait vraiment de son mieux pour les autres, mais elle n’avait qu’une seule véritable amie. Tout le monde ne faisait que profiter d’elle. Elle n’était plus prête à le nier.
Alaia ne pouvait plus lutter contre ce nouveau sentiment qui prenait le dessus sur tous les autres, son esprit s’engourdissait.
Mirak : « Alaia, je t’en prie, protège-moi ! Il veut me tuer ! »
Ce visage couvert de morve ne lui inspirait plus que du mépris. Wendie était toujours à ses pieds, et lui rappelait en permanence l’immense erreur qu’elle avait commise. Une erreur qu’elle avait répétée toute sa vie.
Mirak : « Euh… ? »
Le corps du garçon s’immobilisa. Pourtant, Owen en fut tout aussi surpris.
Alaia : « …Qu’est-ce que ça t’apportait de t’en prendre à Wendie… ? »
Un regard nouveau se profilait sous la frange de la jeune esper.
Alaia : « Elle n’a jamais rien fait de mal… Elle travaille dur pour pouvoir reprendre l’entreprise de ses parents. Et toi ?! Qu’est-ce que tu as fait pour les tiens ?! »
Owen : « Alaia… ? »
Le blondinet ne s’attendait pas à voir une telle expression sur le visage de la demoiselle. Le garçon s’écarta, surpris par la poussière qui tourbillonnait autour d’elle.
Il venait de réaliser le danger qui émanait de son amie, et se décida à attraper ses épaules.
Owen : « Il faut que tu te calmes, tu vas- »
Une onde de choc psychique repoussa Owen, ainsi que le corps inconscient de Wendie.
Mirak fut libéré de l’emprise d’Alaia, et recula. Ses jambes vacillaient. Il sentit alors quelque chose de puissant juste à côté de lui.
Une lame trancha profondément la façade d’un des bâtiments.
Mirak : « Aaah !! »
Owen : « Merde… ! »
Owen s’empressa de prendre Wendie dans ses bras, et s’éloigna rapidement.
Alaia : « J’ai… Peur… ! Qu’est-ce qu’il m’arrive ?! »
Terrifiée, Alaia regardait impuissante la tempête qu’elle avait engendrée, et les mystérieuses lames psychiques qui tranchaient tout autour d’elle.
Owen déposa délicatement Wendie contre un muret à l’abri des pouvoirs de son amie, puis le petit paquet fermé d’un ruban qu’il lui destinait.
Alaia : « Quelqu’un… Au secours… ! »
Sa terreur ne faisait que renforcer le chaos qui s’étendait autour d’elle. Elle avait perdu tout contrôle.
Owen, après avoir observé le visage endormi de Wendie, se décida à retourner dans cette tornade psychique.
Owen : « Alaia, il faut que tu te calmes ! »
Il avait conscience qu’elle était en état de choc, et éleva la voix pour être sûr qu’elle entende.
Owen : « Ne pense plus à tout ça ! »
Le garçon était ballotté par ces vents contraires.
Il n’était plus qu’à trois mètres d’elle et lui tendit la main. Alaia se tournait vers lui, désemparée.
Il cherchait ses mots pour l’apaiser. Ses chaussures glissaient sur la terre. Alaia tendit sa main à son tour, au comble de la détresse.
Owen : « Alaia ! Tu n’es- »
Une lame naquit du vide, et perfora le cœur d’Owen sous ses yeux.
Un flot de sang jaillit jusqu’à sa robe.
Owen : « …Heu… ? »
La stupéfaction du jeune garçon se mêla à la terreur dans le dernier regard qu’il lui lança.
Porté par le souffle toujours plus puissant d’Alaia, le garçon s’envola en arrière, comme porté par cette pluie de sang.
Sa main ne l’avait pas atteinte. Celle de l’esper était désormais teintée d’une chaleur répugnante.
Owen gisait au sol.
Cet éclat d’innocence qui brillait dans les yeux d’Alaia s’était éteint à jamais. Il avait été remplacé par la flamme d’une haine sans limite, qui rugissait depuis son âme jusque dans ses iris en permanence.
Ce même regard n’avait pas disparu. Il lui donnait la force démentielle qu’elle déployait à travers ses pouvoirs psychiques.
Le secret de cette puissance, c’était sa colère. Une colère terrible qu’elle s’infligeait à chaque instant. Car la seule personne qu’elle détestait de tout son cœur, n’était autre qu’elle-même.
-4-
Alaia : « Tu as été trop gentille. Et maintenant que tu te vides de ton sang, tu dois enfin avoir compris ton erreur. »
Alaia me fit dos, et repartit sous le clair de lune, à pas lents.
Elle regardait droit devant elle, tentant de réfréner ce tumulte intérieur qui se manifestait en la tempête psychique qu’elle avait engendré.
Ellébore : « …Je ne comprends pas… »
Main sur le sol, je me redressais lentement. La plaie dans mon dos était profonde.
J’avais été surprise par la lame psychique, et mon corps avait été trop lent. Mais mon esprit, lui, avait réagi à temps, et pour la première fois, j’avais pu me téléporter quelques centimètres en avant. Ce n’était toujours qu’une distance risible, mais ça m’avait sauvé la vie.
Ellébore : « …Qu’est-ce que tu appelles trop gentil ? »
Alaia s’arrêta.
Alaia : « Je te laisse agoniser tranquillement, et toi, tu en redemandes ? Tu tiens tant que ça à mourir de la plus atroce des manières ? »
Ellébore : « Non. Tu m’as épargnée. »
Je ne parvenais pas à deviner pourquoi elle l’avait fait, mais je ne pouvais considérer les choses autrement.
Alaia : « Quelle dose de souffrances il te faut pour que tu apprennes enfin ? Tu es vraiment irrécupérable ! »
L’esper se tenait la tête. Le vent se calmait, mais il ne demandait qu’à se déchaîner à nouveau.
Alaia : « Ne va pas t’imaginer que j’ai pitié de toi… Tu fais pitié, certes, mais je suis ton ennemie. Et en agissant ainsi avec moi, tu te condamnes, tu condamnes tous ceux que tu voulais protéger ! Comment tu fais pour être plus longue à la détente que je ne l’ai été ?! »
Sa dernière phrase m’interpella. Je commençais à y voir plus clair.
Une dizaine de rochers se levèrent tout autour de moi.
Elle parvient à contrôler autant de cibles simultanément ?!
Alaia : « Va crever ! »
Malgré les douleurs, j’esquivais, et esquivais encore. Je roulais derrière une racine, me jetais derrière un tronc. Je déviais les plus petits projectiles avec un bouclier magique, je bondissais plus haut que jamais.
Elle essaye vraiment de me tuer… Ça ne fait pas de doute… Mais…
Son attitude était un mystère pour moi depuis le début de notre affrontement. Peut-être même avant.
Malgré ses menaces, je me suis sentie considérée à plusieurs moments. Comme si elle ne voulait pas me blesser. Comme si elle voulait m’aider à sa manière.
Cela n’empêchait pas que ses assauts étaient de plus en plus virulents. Me voir lui tenir tête en matière de mobilité l’agaçait.
Je n’ai toujours rien d’une athlète physiquement… Même avec le renforcement magique, je ne vais pas tarder à m’essouffler.
Alaia : « Quand tu donnes tout pour les autres, ils te prennent tout, et il ne te reste rien ! C’est tout simple, non ?! Ils abusent de ta faiblesse, ils s’élèvent grâce à ta naïveté ! Ils prospèrent grâce à ton altruisme ! Ils se nourrissent de ton abnégation ! C’est de ça dont je parle ! Ils te drainent à cause de ta gentillesse ! »
Je bondis, effectuant un salto arrière. Je m’arrêtais en plein air, pétrifiée.
Je brisais l’étreinte, et intensifiai la gravité pour éviter la pierre qui cherchait à me faucher.
Ellébore : « Merci de ta sollicitude, Alaia. Mais je pense que tu te trompes. »
M’entendre la remercier la mit en rogne, et elle redoubla de violence pour me faire taire.
Malgré le retour des bourrasques, et la pluie de projectiles venus de toutes les directions, je tentai de m’expliquer.
Ellébore : « La gentillesse n’est pas une faiblesse, tout comme la faiblesse n’est pas de la gentillesse! La naïveté n’en est pas non plus, et aucun autre défaut n’en est ! »
Une roche traversa le tronc d’un arbre, comme frustré de ne pas m’avoir atteint.
Ellébore : « Faire preuve de gentillesse, ce n’est pas toujours aller dans le sens des autres. C’est parfois se montrer ferme, s’opposer aux autres, quitte à les blesser ! »
J’avais retenu cette leçon sans vraiment y penser, et je puisais dans mes récents souvenirs pour en venir à cette conclusion.
Alaia : « Ferme-la !! »
L’esper fit exploser une roche en son emprise, et ses milliers de fragments fusèrent sur moi. Je mis mes deux mains en avant, et créai le bouclier le plus large possible. Certains projectiles m’atteignaient malgré tout.
Ellébore : « C’est peut-être plus compliqué de vivre en se souciant des autres, c’est vrai. Mais je pense que cette volonté de protéger ceux qu’on aime, ceux qui nous pousse à nous montrer gentil, c’est ça qui nous donne les qualités nécessaires pour faire le bien autour de nous ! »
Mon corps s’immobilisa de nouveau.
Alaia : « Ferme-la ! Ferme-la !! »
Une branche épaisse me heurta dans l’abdomen, et me fit m’écraser contre le tronc d’un arbre massif. D’autres branchages se plaquèrent sur mes poignets et mes chevilles.
Le bois se pliait tant la force qu’elle appliquait était grande. J’étais comme enchaînée par la végétation.
Je… Je ne parviens pas à me téléporter.
La branche qui pesait contre mon estomac était probablement trop épaisse pour que je puisse lui échapper. Ma technique basique de téléportation échouait si un obstacle se trouvait sur ma trajectoire.
Alaia : « T’as tout gagné, cette fois ! »
Une roche se leva, plus pointue que les autres. Sa partie la plus acérée pointait dans ma direction.
Alors qu’elle s’apprêtait à la lancer, la terre se souleva sous ses pieds.
Alaia : « Quoi ?! »
Sa botte s’était surélevée en un instant, lui faisant perdre l’équilibre.
Quand elle réalisa que ce pouvoir n’était toujours rien de plus qu’un leurre, elle réalisa avoir relâché son emprise, ce qui m’avait permis de me retrouver libre de mes mouvements.
Ellébore : « J’ignore ce qu’on a pu te dire par le passé, Alaia, et je suis désolée que tu aies dû entendre une telle chose, mais que ce soit toi, moi, quiconque : personne ne peut être trop gentil ! »
Le passé revenait hanter une fois de plus Alaia.
Après les événements tragiques de ce jour-là, les drames n’avaient fait que se succéder. Alaia avait perdu son avenir en moins d’une semaine. Son village n’avait plus rien de paisible, et tous craignaient les pouvoirs d’Alaia autant qu’ils la haïssaient. La petite fille modèle de la seigneurie était devenue une paria, un monstre. Elle avait dû fuir sa vie sans même pouvoir dire adieu à ses parents. Toutes les années qui suivirent n’avaient été qu’un long cauchemar duquel elle ne se réveilla jamais.
Qu’importe qu’elle ait tort ou raison : elle n’était pas prête d’oublier une leçon qu’elle avait si durement apprise.
Le sol tremblait autour de moi. Les yeux d’Alaia luisaient de nouveau.
Alaia : « Je me fous de ce que tu penses !! Toutes tes convictions ridicules, je te les ferai regretter moi-même !! »
Alaia espérait me voir venir à bout de ces barrières qu’elle s’était elle-même imposées dans sa jeunesse, jusqu’à s’y emprisonner. Mais dans mon regard, il n’y avait toujours que de la compassion, et de la volonté.
Ellébore : « J’ai compris… »
Une explosion psychique déracina tout autour d’elle, et je m’étais suffisamment éloignée pour n’être que balayée par le souffle.
Au milieu de la tornade, l’esper lévitait, entourée d’une puissante aura.
…Tout est enfin clair…
Son attitude contradictoire prenait enfin sens. J’avais senti au plus profond de moi ses émotions.
J’en venais presque à me dire qu’elle était inhumainement méchante. Elle aurait pu être la preuve vivante que certaines personnes ne jurent que par le mal. Que certains prennent plaisir à voir souffrir les autres. Mais il n’en a jamais été rien.
Alaia : « AAAAAAAHHH !!! »
Des pierres enfouies profondément sous terre s’exhumèrent de toute part, ravageant cette partie de la forêt.
Pourquoi s’en prendre à moi avec autant de fureur pour m’épargner autant de fois qu’il le faut ? Pourquoi se soucier de mes convictions tout en essayant de me tuer ? Plus j’y pense, et plus je me dis qu’il n’y a rien de bizarre chez l’humain à être contradictoire. C’est bien parce qu’on ne peut contrôler tous nos sentiments que parfois certains s’opposent.
Les pierres me prirent toutes pour cible, mais je parvenais à toutes les éviter. Leur force était prodigieuse, mais leur précision, plus approximative que jamais.
Je n’y avais jamais réfléchi avant, mais si malgré nos meilleures intentions, nos défauts peuvent nous pousser au vice, l’inverse est tout aussi vrai.
Je bondissais de branches en branches contournant Alaia, qui ne semblait plus en mesure de me trouver.
Alaia : « Je vais te buter !! »
Même si on essaye de se venger de la vie. Même si notre amertume finit par prendre le dessus, il y aura toujours une voix en nous pour nous indiquer ce qui est juste.
Je serrais mon poing, qui se recouvrait d’une glace épaisse.
Tu auras beau essayer de l’enfouir au fond de toi, Alaia. Je sais que tu essayes de me protéger, à ta manière.
Je pouvais voir le corps de Volf dans la pénombre, tandis que je m’élançais le long d’une branche.
Qu’importe ce que tu as fait pour le moment, Alaia. La seule chose qui compte là tout de suite, c’est que tu as besoin d’être sauvée !
Je bondis, portée par l’élan, me retrouvant en apesanteur, au-dessus de mon adversaire.
Ellébore : « Aaaah !! »
Quand elle entendit ma voix, sa surprise rendit à ses traits sa douceur naturelle.
Elle se tourna précipitamment, et reçut mon poing gelé en pleine mâchoire.
J’atterrissais au sol, sans avoir pu l’emporter avec moi.
Elle avait résisté au choc, et continuait de léviter, malgré l’intense douleur.
Je lus dans son regard incendiaire qu’elle était désormais folle de rage.
Alaia : « PUTAIIIIIIIIIIIIIIIIN !!! »
Une onde de choc retourna la terre tout autour d’elle, et ma magie gravitationnelle ne put qu’à peine amortir l’impact qui me projeta à quelques dizaines de mètres de distance.
Ce phénomène surnaturel s’était fait entendre et sentir dans toute la forêt. Semion tournait la tête, angoissé. Ses nouveaux adversaires se relevaient, tandis que ses flammes continuaient de se mourir.
Semion : « Ellébore… »
Gearan tenait difficilement debout, mais trouvait de nouveau la résolution de soulever sa claymore face à la lune.
Cette même lune qui éclairait l’orbe sur le bureau de Deryn.
-5-
Je me relevais lentement au milieu de la forêt dévastée, surprise d’avoir survécu à cet atterrissage.
Je n’ai pas frappé assez fort… J’ai pourtant tout donné cette fois-ci…
Presque entièrement debout, je m’accroupis précipitamment.
Aaaah… Je crois que je me suis cassée une côte… !
J’avais mis une main contre mon flanc, et la ramenai devant moi.
Le contraste entre mon sang et la pâleur de ma peau m’assurait qu’il ne me restait déjà plus beaucoup de temps.
Sa force actuelle est terriblement dangereuse, mais…
Ce que j’avais pu réussir à l’instant m’avait mis la puce à l’oreille.
Si sa force est décuplée, son contrôle est moindre. Ce qui explique qu’elle m’ait perdue de vue. Certains de ses pouvoirs ne demandent pas de force, mais seulement de la concentration. Si elle ne peut pas les utiliser dans son état…
Je serrais mon poing ensanglanté.
J’ai une chance de gagner !
On ne pouvait plus parler d’adrénaline, et pourtant, je réussissais à faire un pas en avant.
Les lames psychiques ravageaient les arbres qui se tenaient encore debout.
Divers projectiles, de toutes tailles, plongeaient sur moi aussitôt que l’esper me repéra.
Je les évitais tous, enchaînant, les bonds et les esquives.
Je fonçais droit vers elle. Cette action suicidaire la poussa à hurler de nouveau, tandis qu’elle déracinait un érable.
Alaia : « AAAAAAAAAAAAH !! »
Elle envoya l’arbre entier sur moi, ne me laissant aucune chance de passer au-dessus, ni même sur les côtés.
Je fis apparaître une plaque de verglas sous mes pieds, et glissai sur la litière humide de la forêt avant de me relever. Le tronc s’écrasa juste derrière moi.
Faire de tels mouvements brûlait tout mon corps. Mais mes limites physiques n’étaient pas ma seule préoccupation.
Les effets de la libération magique ne vont pas tarder à disparaître…
le sort ne prenait pas fin instantanément, heureusement. Ma puissance magique revenait progressivement à la normale.
Alaia : « Crève !! Crève !! Crève !! »
Dépassée par ses pouvoirs, je n’avais plus à m’inquiéter de son ingéniosité, seulement de ses réactions explosives.
Ellébore : « CROCHENWAITH SUMMON ! »
Un simple bol apparut dans ma main. Même si j’aurais dû m’y attendre, cette vision me déçut.
Ellébore : « FLASH ! »
Je concentrais toute ma force pour l’éblouir, mais dans son état, elle était tout simplement immunisée contre toutes les attaques sensorielles.
Sans me laisser décourager, j’arrivais à portée d’Alaia, et jetai mon propre projectile, qui fut tout bonnement renvoyé par la tempête qui se déchaînait autour d’elle.
Alaia : « Inutile ! Tu es inutile !! »
La terre se souleva sous mes pieds, et je fus catapultée en arrière.
Ellébore : « Q-quoi ?! »
Le sol se déchirait là où j’étais supposée atterrir, comme si ma propre tombe s’ouvrait à moi.
Ellébore : « C-c’est pas vrai ! »
Je pris une grande inspiration, et me tournai de profil.
Ellébore : « AAAAAAAH !! »
J’interrompis la gravité, tout en criant aussi fort que possible, ce qui me permit de dévier à peine de ma trajectoire.
J’élançai ma jambe en avant, priant pour atteindre le bord de ce gouffre qui se creusait.
Ellébore : « Allez ! »
La pointe de ma botte n’atteignit pas la corniche de terre.
Mais dans l’instant d’après, j’y posai le pied, grâce à la téléportation.
Je rebondis aussitôt pour m’éloigner de ce piège mortel.
Ellébore : « CROCHENWAITH SUMMON ! »
Un simple bol apparut encore.
J’accourais vers Alaia, mais ma vision se faisait floue.
Tiens bon, Ellébore… ! Tiens bon… !
Quand je pensais au combat que mes amis étaient en train de mener, j’aurais pu me sentir impuissante, honteuse. Mais malgré la douleur, je m’étais décidée à ne plus reculer, et quand je me donnais ainsi à fond, imaginer Léonce, Semion, Baldus, et Lucéard lutter sans répit me donnait l’impression qu’ils partageaient leurs forces avec moi.
Le bol se remplit d’eau, et finit par geler. Je continuais de le couvrir d’eau, tout en bondissant.
Ellébore : « Alleeez !! »
Je jetais le récipient, cette fois-ci plus aérodynamique, mais il dévia encore, et s’envola au loin.
Alaia : « TU N’ES QU’UNE BONNE À RIEN ! »
Elle fit exploser sa colère, libérant l’énergie de son esprit tout autour d’elle dans une déflagration toujours plus intense.
Je me heurtais à plusieurs obstacles, portée par le souffle inarrêtable de sa rage.
Ma dégringolade prit fin dans un ravin.
Dans une position inconfortable, mon corps ne répondait presque plus.
Aah… Je me sens bizarre…
La flaque dans laquelle je me trouvais reflétait l’astre lunaire, mais bien assez tôt, un liquide opaque se mêla à l’eau stagnante.
Ses mots résonnaient encore en moi. Les entendre pouvaient toujours me faire faiblir, tout comme défier une telle force de la nature pouvait me décourager.
Je me revoyais plus jeune, ce souvenir était une cicatrice de mon cœur.
Cette solitude dans mes yeux, je l’avais retrouvée dans les siens.
Tu as dû vivre des choses atroces, Alaia…
Je me mis à tousser, mes membres tremblaient, alors que je cherchais à me relever.
Je suis probablement trop faible pour pouvoir te guider vers une vie meilleure…
J’appuyais ma main contre mon genou vacillant, me hissant à la force de mes jambes.
Mais je peux mettre un terme à cette vie qui continue de te détruire… !
Je gravis à quatre pattes le petit ravin, mes oreilles s’étaient bouchées de nouveau, j’étais fatiguée, déshydratée.
J’ai eu plus de chance que toi, c’est certain…
Je m’agrippai à une corniche, et remontai. Mes yeux se fermaient malgré moi.
…J’ai eu la chance d’être bien entourée au bon moment. La chance de pouvoir me dire heureuse aujourd’hui…
Je revoyais ma soirée d’hier, et la soirée d’avant. Je sentais encore l’odeur singulière du pont bossu, malgré le goût de sang dans ma bouche.
Cette chance que j’ai eu… Je compte bien la partager avec tous ceux qui en ont besoin… Et tu seras la première, Alaia… !
J’apercevais l’esper au loin, qui lévitait vers moi, au milieu de la tornade psychique qui la retenait prisonnière.
Dès mon prochain pas, je trébuchai.
Je m’étais sentie m’évanouir en heurtant le sol, mais j’avais tenu bon.
Je me redressais sur un coude, toujours déterminée.
Mon regard se tournait vers le petit objet sombre qui m’avait fait chuter.
Ma mâchoire se décrocha.
…Mais c’est… !
-6-
Alaia : « T’ES PAS ENCORE MORTE ?!! JE VAIS EN FINIR POUR DE BON !! »
Le sol trembla tout autour de moi.
J’évitai une lame psychique toute proche.
Un bloc de pierre haut de plusieurs mètres fractura la forêt en deux. Il lévitait à quelques centimètres du sol, et demandait une énergie folle à la psychique pour le maintenir ainsi.
Heeeuh ?!
Je poussai sur mes jambes pour bondir aussi loin que possible. Mon corps s’immobilisa.
Je pensais qu’elle ne pouvait plus l’utiliser !
L’esper se concentrait autant qu’elle le pouvait. Elle essayait de reprendre le contrôle.
Alaia : « MEURS BORDEL !! »
Elle lança le boulet de canon démesuré, droit sur moi. À peine libérée de l’emprise, je n’avais qu’à peine le temps d’atterrir au sol avant que la météorite ne me broie toute entière.
La pierre rebondit, portée par son élan prodigieux, et s’écrasa quelques mètres plus loin.
Alaia resta incrédule. Elle ne me voyait plus.
Entre les deux cratères creusés par le projectile, je relevais la tête.
J’avais utilisé la magie de terre, cette fois-ci pour creuser la terre. Je m’étais téléportée dans ce petit trou, et avait survécu grâce à une bonne appréciation de la trajectoire du rocher.
Mon cœur battait à tout rompre dans mes oreilles.
Ellébore : « Oh… J’ai envie de dire des gros mots aussi ! »
Je me relevais, et accourus vers elle. L’érable de tout à l’heure me barrait la route.
Alaia : « T’ES INCREVABLE, MA PAROLE ! »
Ellébore : « …Enfin un compliment ! »
Je plissais les yeux pour réussir à conserver ma vision, puis évitai le coup de tronc qu’elle me réservait.
Elle redressait l’arbre devant elle. Alaia utilisait cet imposant végétal comme une épée géante.
Elle frappait de taille ou d’estoc, parfois verticalement, sans parvenir à me toucher.
Alaia : « CRÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈVE ! »
Après un énième coup, j’avais disparu de sa vue.
Alaia : « !! »
Elle avait précipitamment ramené l’arbre devant elle, se préparant à parer une attaque.
…Sans se douter que son adversaire était dans l’arbre, accrochée par les pieds à la glace qui couvrait l’écorce.
Je bondis, gelant mon poing droit dans ma chute.
Alaia : « NE ME TOUCHE PAS !! »
Elle laissa sa colère exploser en une nouvelle déflagration psychique, qui éjecta l’arbre au loin.
Mais son ennemie était toujours face à elle.
Alaia : « QUOIII ??! »
Elle reçut mon poing en plein visage, et la glace se brisa au contact.
L’explosion qui s’étend tout autour d’elle n’est qu’une onde. Il suffit de me téléporter au bon moment, et je peux passer à l’intérieur en n’étant que peu affectée par le souffle !
Déboussolée, elle peina à se maintenir en l’air, tandis que j’atterris au sol.
Je sentais encore une fois ma conscience s’affaiblir. Malgré le froid de la nuit, j’étais en sueur.
Encore un dernier effort, ma grande !
Je me retournais aussitôt, et fis s’élever des mottes de terre devant moi, créant un tremplin pour un ultime assaut.
Ellébore : « Je suis désolée, Alaia ! »
Je m’élevai dans les airs, serrant mon poing derrière moi.
Alaia : « …Tu as enfin compris ! MAIS C’EST TROP TARD ! »
Alors que j’élançais mon bras gelé, toute l’énergie psychique d’Alaia déferla autour d’elle. La tempête soufflait en continu, au point de m’avoir entièrement coupée dans mon élan.
Alaia : « UNE GAMINE AUSSI MOLLE QUE TOI NE ME BATTRA JAMAIS ! »
Elle concentrait tout son pouvoir pour créer un champ de force autour d’elle. Des roches souterraines sortirent une fois de plus du sol, et lévitaient tout autour de nous.
Finalement repoussée par une bourrasque, je me réceptionnai sur l’une d’entre elles, et rebondis aussitôt pour éviter l’impact d’une pierre sur l’autre.
Alaia : « AAAAAH !! »
Alaia se concentrait sur sa capacité à repousser tout autour d’elle. Elle rejetait tout le monde qui l’entourait.
Seuls ces larges minéraux demeuraient sur ce champ de bataille en apesanteur.
Après avoir atterri sur la roche la plus proche d’elle, je me jetais sur elle une nouvelle fois.
Alaia : « TA MAGIE EST FAIBLE ET INUTILE, TOUT COMME LA MOINS QUE RIEN QUE TU ES ! »
Sa brise dévia tout mon corps vers le vide.
J’étais emportée vers le sol, à la merci de ces dizaines de roches au-dessus de nous.
Ellébore : « Même le plus faible des sorts peut changer le cours d’un combat. Tout comme la plus faible du groupe peut faire la différence ! »
En me retournant vers elle, en apesanteur, je révélais le bol de plomb.
ALAIA : « JAMAIS TU NE M’ATTEINDRAS !! »
Je forçais sur chacun de mes muscles. La gravité me maintenait soudain à l’arrêt. Je concentrais toute mon énergie restante dans mon bras gauche. Une couche de glace en forme de disque incurvé s’était formée sur le récipient.
Ellébore : « Le destin me donne un ultime coup de pouce, je ne le gâcherai pas ! »
Serrant la glace autour de la poterie de métal, je décris un grand mouvement circulaire avec mon bras.
Ellébore : « Pour tout ce que tu m’as fait subir, pour tout ce que tu as fait subir à Eilwen, je ne m’excuserai pas cette fois ! »
Je sentis la tempête se calmer légèrement. La protection d’Alaia n’était plus parfaite, et la raison se lisait sur son visage : sa force la quittait.
Je lus encore une fois dans ses yeux la faiblesse qu’elle cachait derrière son agressivité.
Mon bras ne ralentit pas.
Ellébore : « Prends ça !! »
Je lançais à pleine puissance le projectile. En rotation sur lui-même, il était plus stable que jamais, et fonçait droit vers sa cible.
Alaia : « AAAAAAHH !! »
La tempête se déchaîna de plus belle, et le bol de plomb dévia légèrement.
Ellébore : « Non… pas maintenant… ! »
Tout en chutant, je me focalisais sur ce dernier espoir de vaincre.
Ellébore : « …Pas comme ça !! »
Alaia : « ! »
Le vent, jusque-là incontrôlable, se plia à ma volonté, poussant le bol de toutes ses forces.
Alaia : « NOOOOOOOON !!! »
Ellébore : « ALLEEEEZ !! »
Le récipient de plomb heurta son front comme un boulet de canon.
Dans l’instant qui suivit, tout le tumulte qui sévissait dans la forêt s’arrêta net.
Nous étions encore en apesanteur, et les roches s’écroulèrent les premières, tout autour de nous.
-7-
Quelques instants plus tard, la poussière se dissipa.
La nuit était paisible.
J’étais couchée au sol. Mes cheveux reposaient sur le sol, couverts de sang et de terre.
Les yeux lourds, je relevais la tête.
Ma main s’appuya sur la roche qui s’était écrasée à côté de moi.
Je me redressais faiblement sur mes genoux pour pouvoir l’apercevoir.
Sur le dos, étendue de tout son long sur une pierre enfoncée dans la terre retournée, Alaia demeurait immobile.
Mon corps s’engourdissait, ma tête pencha sur le côté, je la relevais encore.
Alaia : « Tu… »
N’utilisant que la force de son corps, Alaia se redressa à son tour. Ses cheveux d’un rouge sombre coulaient sur son visage. Ses yeux étincelaient encore.
Non…
Alaia : « …Aurais dû me tuer quand tu le pouvais… »
Elle maintenait son corps, à moitié levé, démontrant qu’elle pouvait encore recourir à ses pouvoirs.
Alaia : « Je ne ferai pas… »
L’esper tendit son bras face à moi, me révélant la paume ouverte de sa main.
Alaia : « …la même erreur… ! »
… !
Son regard se plongeait profondément dans le mien. Je reconnaissais cette sensation, mais je n’avais plus la moindre énergie. Je ne pouvais ni bouger, ni même recourir à un quelconque sort. Rester consciente me demandait tout ce qu’il me restait.
Je ne pouvais plus qu’assister au dénouement de ce combat.
Tout le monde… Je suis… Désolée…
Mes paupières se firent trop lourdes.
La poigne d’Alaia se referma brutalement.
Le bruit s’éleva sous la lune. Quelque chose venait de se briser à jamais.
Deryn, qui était au pied des escaliers, venait de l’entendre.
Deryn : « Non ! »
Prise d’une soudaine panique, la demoiselle monta les marches deux à deux, et poussa violemment la porte de sa chambre, le souffle court.
Au milieu de la pièce, des milliers de minuscules fragments de verre s’étaient répandus sur la moquette de sa chambre. Eilwen était au milieu de ces éclats, les bras levés devant elle, comme si elle tenait encore l’orbe.
Deryn n’osait plus bouger, ni parler. Le regard de sa sœur suggérait qu’elle n’avait pas fait exprès, et qu’elle était confuse d’avoir assisté à ça. Elle avait juste voulu prendre la sphère entre ses mains.
En voyant toutes les émotions qui troublaient le regard de Deryn, sa grande sœur fut envahie par un fort sentiment de culpabilité.
La cadette des Nefolwyrth finit par s’approcher d’Eilwen. Celle-ci aurait été tentée de reculer, mais se contenta de se raidir et de baisser la tête, prête à entendre des reproches bien plus que justifiés.
Deryn : « …Tu ne t’es pas faite mal ? »
Eilwen releva aussitôt la tête. Il n’y avait toujours que de l’amour dans le regard de Deryn, embué de larmes.
Eilwen en resta béate. Une lueur lui revint dans le regard.
Eilwen : « Je… »
Deryn l’avait aussi senti, à l’instant. Ce n’était quelque chose que personne d’autre n’aurait su reconnaître d’un simple regard, d’un simple mot. La vitalité qui émanait soudain d’Eilwen réduit Deryn au silence.
Eilwen : « Ça… »
Eilwen n’en revenait pas non plus, et fixai sa sœur intensément.
Eilwen : « Ça a marché… ! »
Deryn se souvint alors de ce que la légende disait des orbes à vœux : une fois le souhait réalisé, ils se brisent à jamais.
Deryn : « … »
Une première larme coula le long de sa joue. C’était plus difficile à accepter qu’elle ne l’imaginait. Eilwen était guérie.
Eilwen : « Génial ! »
La voix chantante et enthousiaste de l’héritière des Nefolwyrth était de retour.
Mais Deryn, elle, n’était pas d’humeur à bondir de joie, pas plus qu’à sourire. Elle se laissa glisser jusqu’au sol, les genoux rentrés. On aurait pu penser qu’elle venait de tout perdre, mais ce n’était que sa façon à elle de se laisser submerger par l’émotion. Quand l’incompréhension passa, Deryn éclata en sanglots.
Deryn : « Eillyyy… !! »
La grande sœur écarquilla les yeux. Elle n’avait jamais vu sa cadette ainsi. La pauvre Deryn pleurait à chaudes larmes, au point d’alerter toute sa famille. Ses grands cris auraient pu briser le cœur d’Eilwen, qui attrapa sans plus attendre sa sœur entre ses bras, au milieu des bris de verre.
Eilwen : « C’est fini, Ryn ! Je suis de retour ! Tout ira bien à partir de maintenant ! Je resterais tout le temps avec toi, je te le promets ! »
La voix de l’aînée montait très vite dans les aigus, elle peinait à contenir ses propres sentiments. Ses lèvres tremblaient.
Eilwen : « Alors, ne pleure pas, hein ? »
Deryn avait tenu le coup si longtemps, juste pour elle. Elle avait été aussi forte qu’elle avait pu, et pouvait enfin laisser parler son cœur.
Gobeithio : « Deryn, qu’est-ce qui se passe ?! »
On entendit les escaliers craquer sous les pas hâtifs de leurs parents qui rentrèrent en trombe dans la chambre.
Ils découvrirent la scène. Au milieu des fragments de cristal, leurs deux filles se tenaient chacune dans les bras de l’autre, et pleuraient sans pouvoir s’arrêter.
Ils n’avaient aucun moyen de savoir ce qui se passait, mais ils comprirent aussitôt.
Irmy : « Mon cœur… »
Gobeithio : « Eilwen, tu… »
Le miracle avait eu lieu.
Eilwen savait tout ce que sa famille avait enduré pendant ses mois. Elle y pensait en permanence, sans en avoir toujours conscience. Et c’était pleine de tout l’amour qu’elle avait reçu qu’elle avait soulevé l’orbe.
Eilwen montra à ses parents son sourire le plus radieux.
La maison des Nefolwyrth resta éclairée jusqu’à tard ce soir-là, et la lune en fut témoin.
Sous ce même ciel étoilé, un guerrier se reposait au sol. Le dernier homme debout regardait vers les astres, haletant.
Semion : « C’était le dernier… »
Autour de lui, quelques hommes gisaient par terre, inconscients. La plupart s’étaient enfuis. Il lançait un regard vers la forêt devenue silencieuse.
Plus profondément dans les bois, une jeune fille rouvrit prudemment un œil.
Je regardais autour de moi, m’étonnant de ne pas être morte.
J’apercevais alors le poing presque fermé d’Alaia. Ses yeux étaient révulsés. Après encore quelques instants, elle finit par retomber sur le côté, inconsciente.
Un maigre sourire étira mes lèvres.
Ellébore : « J’ai… Gagné… »
Et sur ce constat, je m’évanouis à mon tour, au milieu de ce bois ravagé, où le calme de la nuit était finalement revenu.