-1-
Les arbres roussissants défilaient de l’autre côté de la vitre. Mon regard se tournait ensuite vers les ronflements qui éclipsaient le bruit des roues sur la terre.
J’avais douté du garçon assis à côté de moi, je devais bien le reconnaître. Mais c’était avant d’avoir vu de quoi il était vraiment capable. Lui qui dormait encore dans une position des plus improbables, je n’arrivais plus à le voir que comme un ami.
Sans Léonce, nous ne serions probablement jamais vraiment revenus de ce cauchemar.
On pouvait penser pour plusieurs raisons que cette mésaventure s’était avérée enrichissante d’une certaine façon, bien que je n’étais pas encore prêt à le concéder. Nous aurions eu d’aussi bonnes raisons de revenir brisés, après tout.
Dans tous les sens du terme, on a réussi à s’en sortir. Mais plus jamais je n’accepterais de me mêler à des hors-la-loi. Et je m’assurerai qu’ils payent tous pour leurs crimes.
Le visage sévère, je ressassais toutes les horreurs qu’ils avaient commises. Que ce soit les Sangliers ou les Corneilles, ils finiraient par avoir ce qu’ils méritent.
Hélas, vu leurs méfaits, ils encourent tous la peine capitale. Ce serait peut-être plus simple ainsi, c’est vrai, mais si c’était ce que je leur souhaitais, si je pensais qu’ils le mériteraient, toute cette histoire ne m’aurait pas appris grand chose.
Je croisais les bras, luttant contre des sentiments contradictoires.
Fang n’était pas comme tous ceux-là, c’est certain, mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’il fasse exception. Je ne pense pas que la mort puisse servir de leçon, cependant, la prison, telle que son institution est faite n’est pas beaucoup mieux. Il doit bien y avoir une autre solution.
Je fis une large moue.
Voilà que j’ai des pensées intrusives de Nefolwyrth, ça ferait plaisir à certaines.
Dès mon réveil, je m’étais plongé dans mes souvenirs de cette semaine. Après un simple petit somme, ils paraissaient déjà bien loin.
Quand le véhicule ralentit, mon attention se porta sur l’extérieur. Une vitesse aussi modérée ne pouvait que signifier qu’une chose : Nous étions de retour en ville.
Lucéard : « Léonce, réveille-toi. »
Le secouai-je, bien trop enthousiaste à l’idée de revoir Lucécie par les fenêtres.
Il se réveilla d’un bond, comme s’il était toujours sous cette tente, et que nous n’avions pas échappé à ce danger qui planait sur nous chaque nuit.
Il comprit en me dévisageant que je voulais lui montrer quelque chose hors du commun. Ce n’était pourtant que les rues de ma ville natale. Il ne restait pas moins satisfait de cette vue.
Léonce : « Et dire que ça ne fait qu’une petite semaine que nous sommes partis. »
Souffla t-il, empreint de cette période désormais révolue.
Lucéard : « En ce qui me concerne, je n’aurai pas survécu à un jour de plus dans cet endroit sordide. »
Déclarai-je, soulagé d’être enfin en sécurité.
Nous sortions tous les deux sur la grand-place de Lucécie, et saluions le chauffeur. Cette agitation m’avait presque manqué. J’étais habitué à voir des visages bien moins aimables que ce que je pouvais voir ici. Je réalisai enfin ma chance de vivre dans un tel environnement.
Lucéard : « Après une vraie nuit de sommeil, je pense que je m’en remettrai. Et toi ? »
M’étirai-je en inspirant l’air frais de cette fin d’après-midi.
Léonce : « Hein ? Pour qui tu me prends ? Ça fait longtemps que c’est de l’histoire ancienne pour moi ! »
Crânait-il, à notre grand amusement. Il finit quand même par détourner la tête et attisa mon côté taquin.
Lucéard : « Et puis quoi encore ? Quand Myrthi a fait irruption, j’ai cru que tu allais fondre en larmes. »
Dans la seconde d’après, il me souleva par le col pour me crier dessus à bout portant.
Léonce : « Mais pas du tout ! »
Il savait que j’avais raison, et mon sourire moqueur ne lui laissait aucune échappatoire.
On se chamailla ainsi jusqu’à arriver au palais. Le ciel s’était déjà couvert de lueurs orangées, et d’épars nuages roses.
Dans la grande allée centrale, le Duc avançait vers le carrosse qui l’attendait. Avant d’y pénétrer, il se rendit compte de notre présence.
Lucéard : « Père ! »
Il m’appela à son tour, tout en se hâtant dans notre direction. Il avait à nouveau cette expression, mélange de joie, de surprise, et d’émotion.
Illiam : « Vous voilà ! Votre chauffeur a fait envoyer un message pour nous prévenir d’une attaque de bandits dans un village non loin de là où il vous a déposé. J’ai eu peur que vous n’ayez été impliqués dans cet incident, mais je me suis apparemment inquiété pour rien. »
Il semblait soulagé, et, dans un premier temps, je ne lui répondis que d’un sourire crispé pour pallier ses angoisses. Léonce fixait les pavés à ses pieds, comme si ces tragiques événements s’y reflétaient.
Lucéard : « Nous n’avons rien, non… Mais quand même… »
Presque malgré moi, mes sourcils se froncèrent.
Lucéard : « Il faut arrêter ceux qui ont fait ça, à tout prix. »
Mon père se frottait la barbe, curieux de savoir d’où venait toute cette animosité.
Illiam : « Le village en question n’appartenant pas à notre duché, nous ne pouvons pas nous ingérer de cette affaire. »
Léonce aussi s’attendait à une réponse de cet acabit. Néanmoins…
Lucéard : « Même après tous ces mois à l’extérieur, je n’ai rien oublié des limites de notre duché. En l’occurrence, il s’agirait d’une rivière, la Longuemoite, comme les gens d’ici l’appellent. »
Fier de mes connaissances en géographie, j’argumentai davantage.
Lucéard : « Et les responsables du pillage de l’autre jour sont en étroite relation avec un autre groupe de bandits qui vit de notre côté de la Longuemoite. Autrement dit, il suffirait de guetter le moment où ils se réunissent pour pouvoir tous les arrêter. »
Sans pouvoir deviner que mes raisons étaient bien pires que ce qu’il aurait pu imaginer, mon père s’alarma de ce qu’il déduit de ma réponse.
Illiam : « Mais, comment diantre en sais-tu autant ? »
Il se coupa lui-même dans son élan, en bougeant la tête de droite à gauche.
Illiam : « Non, tu me raconteras ça plus tard. »
Je soupirai de soulagement à l’idée de ne pas avoir à m’expliquer maintenant.
Illiam : « Cependant. Tu n’es pas sans savoir qu’on ne procède pas à des arrestations dans des lieux dits hostiles. Si la garde a pour ordre de visiter un village de bandits, ce sera pour les exécuter sur le champ. »
J’avais oublié ce point…
Illiam : « Mais bon, puisque tu es si bien informé, nous pourrons peut-être nous en servir pour tenter une autre approche. »
Lucéard : « Merci, Père ! »
M’exclamai-je, satisfait de cette conclusion.
Illiam : « Navré d’écourter nos retrouvailles, mais je suis attendu ce soir. Te reverrai-je demain, mon fils ? »
Lucéard : « Oui, sans l’ombre d’un doute. J’irai certainement rendre visite à Ellébore demain. »
Ce que j’avais déclamé à l’instant était une idée qui m’était venue en arrivant à Lucécie. Néanmoins, en constatant la surprise de mon interlocuteur, je me retrouvai embarrassé.
Illiam : « Eh bien, moi qui me suis toujours inquiété que tu ne te fasses pas d’amis, je peux à présent dormir tranquille, dirait-on. »
Si vous ne me faisiez pas honte devant mes amis, je n’aurais pas à m’inquiéter non plus.
Léonce venait de souffler du nez en entendant ce dialogue. Il attira ensuite notre attention, l’air sensiblement plus sérieux.
Léonce : « Hm… Je vais rentrer à Sendeuil. »
Il semblait y avoir mûrement réfléchi et nous fit part de la conclusion qu’il avait atteint.
Illiam : « Très bien. C’est justement là où je me rends. Dans ce cas, faites vite. Bien sûr, il faudra vous laver et vous changer. Il n’est pas question que mon fils se présente ainsi à la table du baron. »
Ce n’était que maintenant que je réalisais que la crasse qui s’était accumulée sur mon corps était devenue une partie de moi. Pris d’un soudain dégoût, je rechignais.
Lucéard : « Je m’étais dis que je raccompagnerais Léonce le moment venu, mais maintenant que j’y pense, j’ai un mauvais souvenir du dernier trajet que j’ai fait vers Sendeuil. Je devrais peut-être prolonger mon bain. »
Illiam : « Sois prêt dans une heure. »
Quand il le voulait, mon père savait toujours faire montre d’autorité. Il n’avait pas à bien choisir ses mots, son simple ton, et le visage qui l’accompagnait, suffisait à me faire plier à ses ordres.
Mon ami me suivit dans le palais, et après avoir été guidé par mon majordome, fut le premier à rejoindre la petite salle de bain du second étage.
Dans une baignoire luxueuse, il se prélassait au milieu des douces vapeurs. Nous avions aussi une salle plus grande, dont l’eau du bain était plus difficilement amenée à bonne température. Il y avait en tout et pour tout quatre pièces différentes où l’on pouvait profiter d’une eau chaude et d’une décoration riche. Néanmoins, seule cette salle était active, dans le sens où il n’y avait pas d’intérêt à préparer d’autres bains puisque le duc y vivait seul.
Léonce poussait de longs soupirs d’allégresse.
Léonce : « Je ne veux plus jamais sortir d’ici. »
Lucéard : « Allez ! Il ne reste plus que quinze minutes ! »
M’égosillai-je en vain. Quand mon tour vint, nous étions déjà en retard de dix minutes, puis de quinze quand nous fûmes tous les deux dans le carrosse.
Lucéard : « Bien joué, je n’ai pas pu profiter de l’eau. »
Grommelai-je en m’asseyant à côté de lui. En tant que mon nouveau garde du corps, Léonce portait un costume de majordome que l’on venait de lui prêter. Il fallait reconnaître que, bien que ce ne fut pas son style de prédilection, cette tenue lui allait comme un gant, et faisait ressortir une certaine noblesse qu’il n’avait pas en premier lieu.
Léonce : « Tu aurais au moins pu te coiffer. »
Désespéra t-il, non pas sans ironie.
Lucéard : « C’est ma coiffure habituelle, pour ta gouverne ! »
Je lui lançais un regard mauvais. De son côté, c’était aussi la première fois qu’il me voyait en tenue de prince.
Léonce : « C’est d’autant plus triste. »
Conclut-il avec un sourire railleur. Avant que je ne surenchérisse, mon père prit place avec nous, et nous fîmes tous les deux profils bas.
-2-
A l’issue de ce trajet, je n’étais pas mort, et c’était déjà une victoire personnelle.
Sans même traverser la fameuse ville de Sendeuil, on se retrouvait devant le manoir du baron quand la nuit fut tombée.
Quelque peu isolée, la grande bâtisse dominait un vaste jardin qui n’arborait que rarement les couleurs orangées de la végétation endémique de Sendeuil.
Quelle nostalgie…
Revenir ici me ramenait vraiment en arrière. Pourtant, ça ne faisait que quelques mois.
Le majordome de maison nous y attendait. Il avait de minuscules binocles au bout du nez, et les cheveux si tirés en arrière qu’ils révélaient la forme de son crâne. C’était un homme assez âgé pour que son air hautain ne lui soit resté gravé dans les rides du visage.
Il salua mon père, qui s’approcha le premier, d’une belle courbette.
Majordome : « Monsieur. »
Puis, quand il releva la tête, n’attendant personne d’autre, il me vit, et ses binocles sursautèrent avec lui.
Majordome : « Mon prince ! »
S’écria t-il, en répétant la même salutation qui lui permettait chaque jour d’assouplir son dos.
Léonce était le dernier à sortir du carrosse, il contemplait ce paysage si familier qui l’entourait de nouveau. Quand l’homme en face de lui le remarqua, sa monture lui tomba du nez.
Majordome : « Oh ?! »
Il la rattrapa d’un mouvement expert et frotta vigoureusement les verres ronds avec un mouchoir de soie, avant de remettre le tout à sa place.
Majordome : « Eh bien, monsieur Dru ? Vous voilà en compagnie de notre duc. Dois-je vous annoncer ? »
Grimaça t-il, mécontent de cette surprise de trop.
Léonce ne sut pas quoi répondre. Il n’avait jamais eu l’impertinence de penser qu’il serait convié à nous accompagner jusque dans cette résidence qu’il n’avait jusqu’alors qu’aperçue de l’extérieur. Cette résidence qu’il n’avait eu de cesse d’apercevoir toute sa vie.
Majordome : « Vous l’avez compris, ce n’est point recommandable. »
Malgré ce ton froid, il s’écarta des marches précédant la double-porte d’entrée.
Majordome : « Mais un majordome doit savoir anticiper ce qu’on lui demandera. »
Plutôt que de conseiller Léonce pour une éventuelle reconversion, il se vantait d’avoir deviné ce que lui aurait demandé la demoiselle de Sendeuil si elle avait été mise au courant de la venue du garçon.
Le hall était plus modeste que le nôtre, et un long corridor faisait face à la porte d’entrée. C’était une bâtisse tout en longueur comme on en voyait rarement, et il fallait parcourir un long chemin, dont on peinait à voir le bout, pour accéder à la salle de réception du baron.
Cela fait bien longtemps que je n’ai plus fait de repas mondain de la sorte.
Souris-je en coin. Je n’avais jamais apprécié ce genre d’événement. Peut-être que ça aussi avait changé.
Au bout de quelques pas, un parfum familier fit réagir mon odorat. Une odeur fleurie, enivrante, et cet arrière-goût de miel…
Une seconde. Si nous ne sommes pas les seuls invités, alors…
Une silhouette s’insinua dans ma vue, et m’inspira un rictus douloureux.
Oh pitié, pas elle.
???: « Mon Prince ! »
Cette voix claire comme le chant d’un oiseau était un des plus funestes présages à mes oreilles.
Ses cheveux étaient vert comme l’herbe gorgée d’eau et de soleil, et garnis de toutes sortes de fleurs rares et belles qu’elle sélectionnait selon la saison. D’un simple coup d’œil à sa coiffure, je reconnus que nous étions déjà en automne.
Sa tenue était sophistiquée et se faisait ode à la nature.
L’adolescente, l’air minaude, se dandinait en m’approchant, ses grands yeux aux couleurs de la forêt ne savaient plus que me voir.
???: « Cela faisait si longtemps… Vous m’avez énormément manqué, mon Prince. »
D’une voix subtilement sensuelle, elle s’approcha de moi, et vint me murmurer ces derniers mots dans le creux de l’oreille.
Je déglutis, pétrifié.
Léonce laissa sa mâchoire se décrocher lentement, tant il était surpris par le comportement de la demoiselle.
Losie Margina de Verte-Lisière, fille du baron de Verte-Lisière, qui était le charmant chef-lieu de la baronnie au sud-est de Lucécie. Il s’agissait d’ailleurs, avec Sendeuil, des deux seules baronnies du sud du chef-lieu ducal.
Mademoiselle de Verte-Lisière était plus communément appelée «Numéro 1» par ma sœur qui avait pour loisir de classer par l’intensité du dévouement les filles qui cherchaient à être plus intimes avec moi. La liste de ces courtisanes n’était pas si longue, cela dit.
Sans conteste, elle méritait son titre, et ne perdait aucune occasion de se rapprocher de moi. Elle avait même le vil dessein d’essayer de m’isoler de Nojù, dont elle était probablement jalouse. Leurs personnalités étant bien différentes, je soupçonnais que la fille du baron ne supportait pas ma sœur.
…
Cette pensée m’attrista quelque peu, mais heureusement, je n’eus pas le temps de ressasser le passé. Là, sous mes yeux, la jeune fille attendait ma réponse. Le langage formel que j’étais supposé employer était assez loin déjà, et je ne pouvais que la surprendre. D’autant plus qu’à l’époque, je mettais un point d’honneur à apporter une touche de lyrisme à mes paroles comme à mes pensées.
Lucéard : « Bonsoir, mademoiselle de Verte-Lisière. »
La jeune fille recula de deux pas, et attrapa ses deux mains contre sa poitrine. Ses yeux scintillaient de bonheur, ce qui me laissait penser que j’avais fait bonne impression, au bas mot.
Mon père et elle se saluèrent, et celui-ci continua sa route, suivit comme son ombre par Léonce qui en profita pour s’éclipser.
Cette trahison me valut de me retrouver seul, en tête-à-tête avec mon Némésis.
La fragrance suave qui la suivait où qu’elle allait me ramenait à une époque tristement révolue. Cela ne faisait pourtant qu’un an au plus depuis notre dernière rencontre.
Lucéard : « Bien, nous devrions les suivre, il ne faut pas se faire attendre davantage. »
Suggérais-je, le visage crispé.
Losie : « Oh, vous parlez toujours comme un gentilhomme, et qu’est-ce que vous avez raison. »
Elle se rapprocha de moi, prête à agripper mon bras pour m’escorter jusqu’à la salle de réception.
Losie : « Et puis, nous aurons tout le temps de parler librement après le repas, rien que tous les deux… »
Elle clignait des yeux pour attirer mon attention, et espérait me noyer dans son regard.
Je détournais presque le regard, ne voulant pas non plus être grossier. Néanmoins, je n’en pensais pas moins…
J’aurais dû m’attendre à ce qu’elle se comporte comme ça, et pourtant, je me disais que peut-être… Après tout, la dernière fois où je l’ai vue, Nojù était encore là…
Sans pour autant me toucher, elle resta collée à moi alors que nous avancions sur ce corridor qui me parut de plus en plus long.
-3-
Léonce
Je suivais le Duc, sans qui je n’étais plus du tout le bienvenu ici. Pourtant, perdu dans mes pensées, je finis par me faire semer.
Le baron et le majordome ne m’aiment vraiment pas. Mais bon, s’ils me laissent au moins voir Miléna, je ne demanderais rien de plus. Je ne m’attends pas à manger à leur table. Rah, mais si elle est déjà en train de les attendre dans la salle de réception, c’est cuit alors ! Peut-être que je ferais juste mieux de rentrer…
Miléna : « Léonce ? »
Mon cœur s’emballa aussitôt que j’entendis sa voix.
Elle descendait les marches d’un escalier que je venais de rejoindre sans m’en rendre compte.
Je levais lentement les yeux pour apercevoir une splendide tenue de soirée dont la robe suffit à me faire tourner la tête. Puis son visage, si familier à mes yeux, si ravissant. Son expression montrait une tendre surprise et une joie qu’elle peinait à contenir dans ce chaleureux sourire. Elle semblait s’illuminer toute entière en m’apercevant.
J’étais pétrifié. Je n’avais jamais eu l’occasion de la voir dans une telle tenue, si ce n’est de loin, à quelques reprises. C’était une récompense pour avoir vécu jusqu’ici.
Léonce : « Miléna… »
Elle se rapprochait de moi marche par marche, dissimulant son empressement.
Miléna : « Je n’arrive pas à croire que tu sois ici. Et je sais que ce n’est pas un rêve parce que je ne t’ai jamais imaginé avec un costume aussi élégant. Il te va à ravir ! »
Nos retrouvailles ne pouvaient pas mieux commencer. Je lui montrais un sourire niais, et ne pus reconnaître que j’en avais rêvé moi aussi.
Elle pinçait ses lèvres, et me montrait un air coupable, caché par ses joues encore rouges de bonheur.
Miléna : « Je suis profondément désolée de ne pas t’avoir rendu visite quand tu étais en prison… Le temps a dû être long là-bas, mon pauvre Léonce… »
Je me ressaisis quand il le fallut, et lui montrai un pouce levé.
Léonce : « Je me doutais bien que tu comptais venir, et rien que d’y penser, ça me faisait déjà plaisir ! »
Face à ma réaction, elle leva une main à sa bouche, annonçant qu’elle allait rire.
Miléna : « Oui, bien sûr, je ne t’ai pas oublié, ne t’en fais pas ! »
Moi non plus…
Miléna : « Si je pouvais réaliser un autre de mes rêves je t’inviterais volontiers à notre repas. J’ai bien conscience que c’est impossible, hélas. Néanmoins, si nous pouvons tous les deux intégrer l’École de Lucécie, ce ne sera plus la même histoire ! »
Hypnotisé par le mouvement de ses lèvres, je l’écoutais. Elle montrait tellement de gaieté. Il faut dire qu’elle avait attendu de pouvoir me dire tout ça pendant bien trop longtemps.
La voir ainsi me fit penser que c’était la fin. La fin de cette vie dont j’avais honte. J’avais fini par tourner le dos à mes erreurs. Après avoir sombré au plus profond, j’étais revenu dans le droit chemin, et tout ça, je l’avais fait pour la retrouver. Et maintenant ? Qu’est-ce qui m’attendait ? Prendre la suite de mon père comme il l’avait prévu ? Me mettre au service de Lucéard pour de bon ? Ou alors…
La toux prononcée de mon amie me sortit de mes élucubrations. Ce n’était que maintenant que je me rendais compte de son état. Elle était toujours plus frêle et plus pâle que la fois d’avant. La demoiselle souffrait avec dignité, et posa silencieusement la main sur son cœur, puis respira longuement.
Léonce : « Miléna… »
Son sourire retombait progressivement dans l’anticipation de ce que j’allais lui dire.
Léonce : « Ce serait super si on se voyait plus souvent, tu en penses quoi ? »
J’avais voulu accompagner cette proposition de mon plus grand et beau sourire. Heureusement, il me vint naturellement.
Miléna semblait apaisée. Elle n’avait pas besoin que tout le monde ne lui fasse des remarques sur sa santé, et même si je n’avais pas l’intention de l’ignorer, je fis pour une fois l’effort. Après tout, c’était à cause de cette maladie qu’elle avait décidé de s’éloigner de moi.
Miléna : « …Je ne souhaite rien de plus… »
Murmura t-elle avec émotion.
Léonce : « Sinon, ton charme marche vraiment ! »
Toujours à distance respectueuse, elle observa la cheville que je lui montrais.
Miléna : « J’en suis très heureuse. Mais… Je ne me souviens pas t’avoir dit quel genre d’effet il avait. »
Riait-elle discrètement.
Léonce : « Heu ? C’est juste supposé porter chance, non ? »
Miléna : « Si l’on y réfléchit, quel que soit son effet, cela pourrait être interprété comme un coup de chance. »
La jeune fille venait d’attraper son menton et le frottait en considérant la théorie qu’elle venait d’émettre.
Autrement dit, tu ne comptes pas me dire le vrai effet…
Léonce : « Eh ben ce charme aussi, il a de la chance de pas avoir fini en morceaux après avoir passé autant de temps sur ma cheville. »
Ma remarque l’amusait.
Miléna : « Je ne te crois pas un seul instant. Tu es peut-être un peu turbulent, mais je t’ai toujours trouvé très soigneux. »
Léonce : « Moi ? Soigneux ? »
Après quelques plaisanteries, elle revint au vif du sujet.
Miléna : « Lucéard est venu lui aussi, n’est-ce-pas ? »
Sa déduction était rapide, et m’inspira une réflexion.
Léonce : « Oui, il va pas tarder. »
D’ailleurs, pourquoi ne m’a t-il toujours pas rattrapé ?
Miléna : « Je ne l’ai pas non plus revu depuis l’incident de l’école… Mais je suis curieuse de savoir comment vous êtes devenus aussi proches tous les deux. »
Sa capacité à lire à travers les gens était toujours aussi stupéfiante.
Miléna : « Bien, je ne dois pas faire attendre le Duc. J’espère que nous nous reverrons tout à l’heure. Iras-tu voir ton père pendant ce temps ? »
Ce n’est qu’à ce moment-là que je réalisais que rien n’avait changé. Nous parlions toujours comme les plus vieux amis du monde. Cela faisait pourtant trois ans que nous n’avions plus eu une discussion banale comme celle-ci.
Ses paroles atteignirent enfin ma cervelle, et mon sourire retomba.
Léonce : « Mon père… ? »
Elle me fixait avec sérieux. C’était précisément la réaction qu’elle attendait.
Léonce : « Lui non plus, je ne l’ai plus vu depuis que je me suis enfui d’ici… »
La demoiselle se rapprocha d’un pas.
Miléna : « …Je suis sûr qu’il t’attend avec impatience. »
La bienveillance dans ses yeux avait aussitôt eu raison de mes sentiments les plus négatifs.
Léonce : « Tu le penses ? Il est au courant de ce qu’il s’est passé il y a un mois ? »
Elle me fit non de la tête, ce qui agitait doucement ses cheveux.
Léonce : « Mais quand même… La dernière fois où je l’ai vu, il ne voulait plus rien entendre, et s’était résolu à partir d’ici… Comment peut-il encore vivre dans le domaine après tout ce temps ? »
Miléna : « Tu t’apprêtes à le découvrir ! »
Mon amie avait encore et toujours une longueur d’avance, et esquissait un sourire timide à l’idée de ces retrouvailles père-fils.
De mon point de vue, cela s’annonçait difficile, et je soupirai un grand coup, avant de repartir dans l’autre sens.
Léonce : « Tu penses qu’on pourra se revoir ce soir ? »
Elle hocha encore une fois la tête sans trop de conviction.
Miléna : « Si le repas ne se finit pas trop tard, je t’attendrais à l’entrée du manoir. »
Léonce : « Espérons ! »
Conclus-je, avant de hâter le pas. Elle me fit un léger signe de main et continua sa route vers la salle où elle était attendue.
Même si la rencontre avec mon père m’inquiétait, j’aurai pu bondir de joie sur tout le chemin.
En face de moi, dans la direction opposée, je finis par croiser Lucéard qui peinait à avancer tant la fille qui l’accompagnait se mettait toujours devant lui pour lui parler. Il me lança un regard empli de désespoir, et d’un sourire moqueur, je continuais ma route, tout guilleret.
-4-
C’était une fraîche nuit d’automne qui m’attendait dehors. On entendait la faune locale s’animer, et, le pas prudent, je descendais à travers le jardin, vers cette faible lueur qui précédait la grande végétation.
La maisonnette de bois, dont les fenêtres, presque opaques, ne me laissait apercevoir ni silhouette, ni quoi que ce soit d’autre que la lumière qui en sortait.
J’arrivais assez près pour distinguer ces contours familiers. Je pouvais aussi voir la fumée s’échapper de notre cheminée. J’étais de retour chez moi.
Tout notre débarras était entassé sur la façade avant de la maison, et n’épargnait que la porte d’entrée.
Dans ma jeunesse, quand le jardin de Sendeuil était plongé dans le noir, il était temps pour moi de me coucher, pour suivre le rythme de vie de mes parents.
J’attrapais avec nostalgie la poignée grinçante, et poussai avec l’épaule la lourde porte de bois gonflée par l’humidité. J’avais même oublié de toquer, comme si cet endroit m’appartenait. Pouvais-je néanmoins affirmer être plus qu’un invité ici ?
L’intérieur était comme dans mes souvenirs. Un fouillis sans nom baignant dans la lueur orange et dansante des flammes de la cheminée. C’était la pièce à vivre de la maison. Pour être plus précis, c’était la pièce qui n’était pas la chambre.
Hélas, je ne pouvais même pas apercevoir la vieille table où nous dînions tous les trois. Ma vue était obstruée par une petite, mais large silhouette.
L’homme en face de moi avait la pilosité dense, longue et flamboyante. Elle ne semblait plus répondre à aucune logique, et s’étendait jusqu’à son ventre. Son nez était aussi imposant que ses sourcils, et que la fourche qu’il pointait dans ma direction.
Léonce : « Ohoh, du calme ! »
Paniquai-je, repoussant l’air des deux paumes.
Il leva les dents de la fourche vers le plafond, et posa le manche contre son épaule. Il avait toujours l’air furibond, mais aussi surpris.
??? : « Léonce… ? »
Il s’agissait de Gaston Dru, le jardinier de longue date des Sendeuil. La courbure naturelle de son dos en disait long sur son expérience.
Léonce : « Héhé, je suis rentré ! »
Déclarai-je, quelque peu gêné par la situation.
Il posa ses deux grosses mains sur mes épaules après avoir posé son arme. Ce devait être un moment émouvant pour ce père. Ce qui m’inspira quelques mots.
Léonce : « Papa… Je- »
Sa poigne se resserra et dans un cri de rage, il me projeta au-dessus de lui.
Léonce : « Heiiiin ?!! »
J’atterris aussitôt sur la table, et entraînai avec moi tout ce qui s’y trouvait avant de tomber de l’autre côté.
Dans l’incompréhension la plus totale, je me retrouvais les quatre fers en l’air, à côté d’une chaise renversée.
Gaston : « Tu disparais pendant quatre ans et tu trouves que ça à dire ?! »
Il ne me vint pas à l’idée de le corriger sur la longueur de mon absence. L’homme d’une quarantaine d’années avait le nez rouge de colère, tout comme le peu que l’on voyait de ses joues.
Je relevais à peine la tête avant de la cacher de nouveau sous la table pour éviter la fourche jetée à l’horizontale qui s’écrasa contre le mur.
Après une deuxième tentative de me lever, je reçus un petit pain de seigle en plein visage.
Gaston : « Tiens, t’aimes toujours le pain, hein ? »
Il semblait déjà calmé, et commençait lui-même son frugal dîner.
Sans même le remercier, j’engloutis volontiers ce repas après m’être rendu compte que je mourrais de faim.
Gaston : « M’enfin, vu ta tenue, ça doit plus te suffire ce genre de pitance. Si j’avais su plus tôt que tu finirais dans la haute société… »
Grommelait-il en mangeant son pain déjà trop dur.
Gaston : « Roh et puis, je dis pas ça en mal. Ta mère pensait que tu t’étais fait embrigader par des vilains. Haha ! C’est mal connaître son fils, ça. Même si bon, j’aurais pas parié sur majordome non plus. »
…
Gaston : « Eh oh, fais pas cette tête, j’ai dit quoi ? C’est très bien majordome ! »
Le visage toujours un peu morne à l’idée d’avoir déçu mes parents, je changeais de sujet.
Léonce : « Dis, papa, pourquoi tu es resté vivre ici finalement ? »
On entendait les volets battre le mur à la force du vent, et le crépitement discret du bois flambant.
Gaston : « Ah… Bah ça… »
Mon père s’assit le premier à table, et je fis de même, silencieusement. Il semblait embarrassé au point d’en rire.
Gaston : « Je me suis dit que si je partais avant ton retour, tu saurais pas où rentrer… »
Je me sentais plus idiot que jamais.
Durant ces trois longues années après notre dispute, il m’a attendu tout seul dans ce taudis ? Pendant que moi je volais et je trompais pour payer une cause qui n’était pas la sienne. J’ai vraiment été égoïste…
Gaston : « M’enfin bon, au bout d’un moment, le baron m’a intégré officiellement comme employé de maison, donc je paye plus certains trucs. Forcément, j’allais pas partir. »
Je soupirai. Toute ma compassion avait été perdue.
Léonce : « Merci quand même de m’avoir attendu… »
Gaston : « Oh, bah, ça valait le coup puisque t’es revenu avec un boulot de riche. »
Léonce : « Désolé de te décevoir, mais je suis pas vraiment majordome, c’est juste qu’on me prête le costume parce que je collabore avec le Duc. »
Le cri de surprise que j’entendis ensuite sonnait comme une toux inquiétante.
Gaston : « Ah ouais, r’en que ça ?! »
Il était à nouveau debout, et se rapprochait de moi en contournant la table.
Gaston : « Le duc te prête un costume ?! J’ai toujours su que tu avais un truc pour t’entendre avec les nobles ! »
Léonce : « Eh… Te fais pas d’illusions, j’ai toujours pas vraiment de boulot… »
Son visage se décomposa rapidement. Il ne semblait pas déçu, mais profondément lassé de la cruauté du sort.
Gaston : « Oh, et puis, être pauvre, c’est mon truc t’façon. »
Raisonna t-il en haussant les épaules.
Il se rassit finalement à côté de moi, et m’observa de son regard vitreux.
Gaston : « C’est moi où t’es devenu un beau garçon ? Mais de qui tu tiens ça, bon sang ?! »
Maugréa t-il, bien que sa première intention était de me faire un compliment.
Gaston : « Ah, d’ailleurs, pendant ton absence, j’ai pu parler plusieurs fois à la fille du baron. Elle me demandait toujours de tes nouvelles ! Tu le crois ça ? C’est à ça que je pensais quand je disais que tu avais la côte chez les nobles ! Fonce, mon garçon ! »
Il se fendait soudainement la poire. Même après toutes ces années, l’idée de ne s’hydrater qu’avec de l’eau ne l’intéressait toujours pas.
J’étais passablement embarrassé, une fois encore. Je ne voulais surtout pas que mon père ne parle d’elle.
Je profitais néanmoins qu’il soit bien luné pour me joindre à sa franche marrade.
Léonce : « Toi aussi, tu as bien changé depuis la dernière fois. Après tout ce que je t’ai dit, tu m’as quand même attendu. Pour quelqu’un qui dit toujours que les gens sont profondément mauvais, je te trouve plutôt exemplaire comme père ! »
Il m’attrapa d’une main par la tête, et riait sous mon nez.
Gaston : « Ah mais tout ça n’a rien à voir. Bien sûr que c’monde est pourri jusqu’à la moelle. Mais c’est pas mon cas ! »
Léonce : « Tiens, en parlant de ça… »
Je fouillais dans mes affaires, un sourire mesquin au visage.
Léonce : « J’ai eu une paye ! Et cette part est pour toi ! »
Je lui tendis fièrement une bourse qu’il attrapa dans l’instant, avant de l’ouvrir.
Dedans, il n’y avait qu’une dizaine de pièces.
Gaston : « Mais c’est… »
Les gravures étaient sophistiquées, et la moitié de la population n’avait jamais eu la chance de pouvoir les voir d’aussi près. Ce qu’il y avait de plus remarquable était malgré tout leur couleur, d’un bleu argenté.
Gaston : « Cent mille unidors… ? »
Murmura t-il, blafard. Il s’agissait en effet de pièces de lazulysthe. Un alliage très précieux dont quelques grammes valaient déjà dix mille unidors. C’était de la monnaie tout ce qu’il y a de plus normal dans la bourgeoisie, et en tant qu’employé de maison, mon père en avait déjà eu. Mais certainement pas dix en même temps.
Gaston : « Cent mille unidors ! »
Il se levait de nouveau et effectua une danse de la joie.
Je n’ai vraiment pas le cœur à lui dire que c’est de l’argent dérobé au chef d’un groupe de bandits. Mais je préfère voir ça comme un cadeau de départ de la part des Corneilles d’ambre.
Il y avait en vérité trois cent mille unidors dans ce butin volé, mais je conservais le reste pour d’autres projets. Je n’en avais pas parlé à Lucéard, et considérais d’avance que lui n’avait pas besoin de plus d’argent.
Gaston : « Fiston… »
Il interrompit ma réflexion d’un air solennel, et posa une fois de plus sa main sur mon épaule.
Léonce : « Q-quoi ? »
Je déglutis, dans l’expectative.
Gaston : « Cent MILLE unidors !! »
Me cria t-il dessus avant de recommencer à danser.
Je soupirai en le regardant taper des pieds.
Léonce : « Papa, je peux te demander un truc ? »
C’était le moment où jamais pour lui parler. Dans l’état où il était, il ne m’aurait rien refusé.
Léonce : « Pour l’instant, je ne pense pas revenir, mais… Je pourrais passer ici de temps en temps ? Je pourrais t’aider pour le ménage, si tu veux. »
Mon père entreposait les pièces dans un endroit difficile d’accès qui se trouvait dans notre mur. Mais ça ne l’empêchait pas de continuer à dandiner son corps qui, jusqu’à peu, était encore endolori par sa journée.
Gaston : « Bah ouais. »
Dit-il, comme s’il s’agissait d’une évidence. Il se retourna vers moi et me pointa du doigt.
Gaston : « Mais va voir ta mère aussi ! »
Décidément, ses paroles avaient de quoi étonner. Il y avait toujours autant de cadavres de bouteilles à l’angle de la maison, mais mon père avait un tant soit peu changé.
Peut-être que certains événements, même tragiques, peuvent tirer le meilleur de quelqu’un.
Je n’en avais pas encore conscience, mais pour qu’un tel miracle se produise, il avait fallu que l’homme se trouve une résolution par amour pour son fils.
Léonce : « J’y irai ! »
Gaston : « Bon, du coup, tu dois avoir pleins de trucs à raconter à ton vieux père ! »
S’assit-il à côté de moi encore une fois. Je ris jaune.
Léonce : « Je te raconterai pas tout, mais… »
Et ainsi commença une longue discussion père-fils, comme je n’en avais pas eu depuis bien longtemps.
-4-
Lucéard
Que cette fille est… Collante.
Mademoiselle de Verte-Lisière trouvait toujours de quoi converser avec moi. Plus mes réponses étaient courtes, plus les siennes étaient longues. Nous n’étions toujours pas au bout de ce fichu corridor.
Elle se mouvait devant moi, tentant d’attirer mon attention sur les formes de son corps, qui n’était ni plus ni moins ce qu’on pouvait attendre d’une demoiselle de quinze ans. Elle portait une tenue qui hélas l’empêchait de miser sur de tels arguments.
La fille du baron voisin s’habillait pourtant toujours comme si elle allait me rencontrer, quitte à ce que ce soit improbable. Elle n’avait hélas que peu de vêtements qui révélaient davantage sa peau, pour la simple et bonne raison que ça n’était pas à son goût. Pourtant, elle venait de regretter ce choix de vie.
Au bout de ce tunnel, la lumière m’apparut enfin. Ce n’était pas seulement celle de l’entrée de la salle de banquet, c’était un éclat bien plus blanc et pur. La demoiselle parfaite se tenait là, et nous attendait. L’illustre dernière place du classement des courtisanes, si tant est qu’elle appartienne à ce classement : Miléna de Sendeuil.
Cet air paisible avec lequel elle m’accueillait était toujours très communicatif.
Miléna : « Lucéard, quelle joie de vous revoir ! »
Une aura cauchemardesque émana soudainement à ma droite. La demoiselle qui m’accompagnait s’était subitement arrêtée, et je ne parvenais plus à voir son regard. La tourmente qui venait de la traverser l’avait laissée paralysée. Elle ne pouvait plus penser, mais seulement murmurer à voix basse d’un ton effrayant.
Losie : « Elle l’a appelée… Par son prénom… »
Contrairement à Ceirios, j’étais incapable de deviner ce qu’elle venait de marmonner, mais tout mon corps fut parcouru par un frisson.
Pourquoi ai-je aussi peur ? J’ai eu pleins d’occasions récemment, alors pourquoi maintenant ?
Miléna : « Eh bien, vous avez le teint pâle, vous deux. »
La demoiselle à la santé fragile semblait s’amuser de la situation. Néanmoins, une partie d’elle montrait de la compassion pour son amie.
Voyez qui parle. Elle est encore plus blême que la dernière fois que je l’ai vue.
Lucéard : « Bonsoir Miléna. Je suis navré de ne pas avoir pu vous rendre visite comme prévu. »
Losie : « Lucéard aussi… »
Personne n’entendit ce dernier murmure. Miléna était confuse de me voir m’excuser.
Miléna : « Vous n’avez certainement pas à me demander pardon. Je suis celle qui suis navrée qu’il vous soit arrivé pareil malheur sur votre route, ainsi que pour tout ce que vous avez traversé après… »
Son air affecté aurait pu faire fondre le cœur de n’importe qui. Je me devais de réagir au plus vite.
Lucéard : « Mais non, il ne faut pas. Je suis en pleine forme, voyez ! »
Affirmai-je avec un sourire aussi large que maladroit. Il semblait avoir fait son effet. Néanmoins, la demoiselle aux cheveux verts venait de baisser les yeux après qu’on lui ait rappelé ce que j’avais enduré ces derniers mois.
Miléna : « C’est bien aimable de votre part de faire en sorte que l’on ne s’inquiète pas pour vous. Cependant, vous pouvez être honnête avec nous. »
Son regard empli de bonnes intentions venait de plonger dans le mien. Elle n’avait pas voulu trop en dire pour ne pas me mettre dans l’embarras, mais la jeune fille avait lu à travers moi. Ainsi, un long silence s’installa.
Lucéard : « Hm… Je… »
La demoiselle à côté de moi craignait de me voir succomber au sourire angélique de Miléna.
Losie : « Nous sommes déjà en retard, continuons cette discussion à table. »
Elle est gonflée de dire ça maintenant.
Ainsi, nous nous retrouvâmes autour de notre dîner. Il n’y avait que les représentants de Lucécie, Sendeuil et Verte-Lisière à la table. Les parents de la jeune séductrice étaient, tout comme elle, des hommages vivants à leur belle ville, de par leur parfum délicat, et la majestueuse flore qu’ils utilisaient comme accessoires.
Ils vinrent me présenter tous les deux leurs condoléances, et, sans trop entrer dans les détails, me demandèrent des nouvelles, comme le voulait l’étiquette.
Les adultes parlaient déjà politique à notre arrivée. Nous étions légèrement à l’écart. J’avais en face de moi Miléna, et, sans que je ne puisse y couper, l’autre demoiselle à ma droite.
Celle-ci ne me quittait pas des yeux comme si j’étais le menu de ce soir.
Je n’y prêtais cependant guère plus d’attention. J’étais affamé et aussi discrètement que possible, j’entrepris d’engloutir tout ce qui se présentait dans mes assiettes.
Miléna me montrait ce sourire qu’elle maîtrisait à la perfection. Peut-être essayait-elle de me mettre à l’aise, peut-être trouvait-elle mon attitude amusante.
Losie : « Mon prince enfin, faites attention ! »
Gloussait-elle, sans que son regard de prédatrice ne m’épargne. Elle s’approchait de moi bien plus que nécessaire, et porta sa serviette contre mon cou.
Losie : « Hihi… Comment avez-vous pu vous tacher ici ? Vous êtes vraiment impatient. Vous deviez avoir tellement faim. »
Ces derniers mots qu’elle me susurra me firent vibrer de dégoût.
Il ne faut plus que je me tache, il ne faut plus que je me tache !
Notai-je, afin qu’une situation aussi gênante ne se reproduise plus.
Sans changer d’expression, Miléna avait poliment détourné la tête.
Merci d’être comme ça, Miléna.
Je remarquais seulement maintenant que la fille en face de moi n’avait pas le même repas que nous. Il devait probablement s’agir d’un énième traitement que son père lui imposait dans l’espoir que celui-ci soit le bon. Il en était même venu à adapter radicalement son alimentation. Après tout, il savait que le temps lui était compté, et que d’ici une poignée d’années, Miléna subirait le même sort que sa mère.
Je grimaçais discrètement.
Pourquoi une personne aussi forte et pure que Miléna doit être condamnée dès sa naissance à une telle vie… ? Ce n’est vraiment pas juste…
Une sensation de froid m’enveloppa. Il n’y avait pourtant pas de raison à cela. Peut-être que cette étreinte glacée était seulement dans mon cœur.
Losie : « Mon prince… ? »
L’air inquiet de la demoiselle me ramenait à la réalité.
Lucéard : « Oui ? »
Losie : « Vous avez la chair de poule… Il faudrait que vous vous réchauffiez. »
Conclut-elle en s’approchant de moi. Elle n’osait jamais aller jusqu’à me toucher, mais conservait la plus courte distance possible entre nos peaux, à tel point que je pouvais sentir son souffle chaud.
Je me tournais dans l’autre sens en une fraction de seconde, à son grand désarroi.
Il ne faut plus que j’ai froid, il ne faut plus que j’ai froid.
J’avais toujours autant de mal avec cette fille. Et aujourd’hui encore, elle confirmait mon ressenti à son égard. Elle était toxique.
Tandis qu’elle continuait de me parler de tout ce qu’elle pouvait, mon insatisfaction se muait en une frustration que je ne contrôlais plus.
Elle est culottée de me sourire comme ça, comme si de rien n’était. Elle n’a fait qu’éviter le sujet toute la soirée. Tout ce qui compte pour elle n’est que sa petite personne et sa réussite sociale.
Plus amer que jamais envers la demoiselle, j’avais pourtant réussi à ne rien montrer jusque là.
Losie : « Eh bien, mon prince ? Où est votre beau sourire ? »
M’interrogea t-elle, en espérant invoquer ce fameux sourire.
Lucéard : « Arrêtez. »
Ce murmure était aussi sec que discret, et en un seul mot, j’avais réussi à la faire taire. Incapable de deviner ce qui m’avait poussé à me montrer froid envers elle, mademoiselle de Verte-Lisière ne trouvait plus quoi dire.
Losie : « M-mon prince, je… »
Elle feint d’avoir le cœur brisé, mais comment pouvais-je croire ce regard peiné qu’elle me lançait ? Je n’avais jamais compté pour elle si ce n’est par mon titre et mon nom.
Lucéard : « … »
Ma patience était à bout, et le regard désobligé que je lui lançais mettait son verbe à l’épreuve. Sans pouvoir ne serait-ce qu’imaginer ce qui m’avait poussé à manifester de la rancœur à son égard, elle ne pouvait pas non plus savoir comment se rattraper.
Sans un bruit, Miléna se leva de sa chaise après avoir eu l’accord muet de son père.
Miléna : « Je suis navrée de devoir vous fausser compagnie, mais je me sens fatiguée. Je vous souhaite une excellente fin de soirée. »
Depuis quelques années, cette jeune adolescente avait pris l’habitude de prendre congé pendant les repas, puisque rester à table pouvait s’avérer d’autant plus regrettable dans son état. Elle avait dû apprendre à écouter son corps, et à se plier à ce ressenti.
Après que tout le monde l’ait salué, elle contourna la table pour se rendre de mon côté. Sa démarche et sa posture avait une prestance sans égale, qu’on aurait peiné à attribuer à une demoiselle aussi chétive.
Miléna : « Accepteriez-vous de me raccompagner, mon prince ? »
Sa demande était formelle, mais la requête en elle-même était peu orthodoxe. J’avais en effet fini mon dessert le premier, là où certains ne l’avaient pas encore commencé, néanmoins, quitter la table prématurément n’en restait pas moins étrange. Personne ne semblait y faire grand cas, et notre hôte considérait certainement qu’elle tenait à me parler avant d’aller se coucher.
Lucéard : « C-c’est d’accord. »
Je me levais, à la grande déception de ma voisine de table.
-6-
On montait tous les deux les marches, et bien qu’elle ne le montrait pas, je pouvais imaginer que ce simple exercice était difficile considérant sa faible composition.
Elle semblait plongée dans ses pensées, puis, une fois à l’étage de sa chambre, se décida à lancer la conversation.
Miléna : « Vous savez Lucéard, mademoiselle de Verte-Lisière est une demoiselle au cœur tendre. »
Personne ne savait se montrer sérieux avec un sourire aussi bienveillant et doux que celui de la jeune fille. Elle maniait cette dualité avec une habilité que je lui enviais, néanmoins…
Lucéard : « C’est de ça dont vous vouliez me parler ? »
Ma réponse s’était avérée malgré moi plutôt sèche.
Miléna : « Oui et non. Ce n’était pas de ça dont je voulais vous parler, mais cela me paraît tout aussi important. »
On s’arrêta quelques pas avant sa chambre, dans un couloir modérément éclairé.
Miléna : « Bien sûr, si vous ne souhaitez pas que je m’immisce dans vos affaires personnelles, je ne vous forcerais pas. Ceci étant dit, en tant que votre amie, j’aimerai aider à régler ce différend. »
Lucéard : « Ce n’est pas comme s’il n’était question que d’aujourd’hui. J’ai toujours trouvé mademoiselle de Verte-Lisière très fausse, et je ne m’attends pas à changer d’avis. »
Constater que j’étais déjà braqué depuis belle lurette n’affectait pas le visage serein de Miléna. Bien sûr, une partie d’elle se navrait qu’on dise du mal de son amie, mais elle ne le montrait pas.
Miléna : « Son comportement envers vous est un peu déplacé, je veux bien le reconnaître, mais à titre personnel, je trouve que cet aspect de sa personnalité lui confère un certain charme. »
Plaisanta-t-elle, sans arrière pensée.
Miléna : « Pourtant, je vois bien que ce n’est pas ça qui vous a agacé. »
Si elle ne se montrait pas aussi délicate, cette soudaine allusion aurait pu me déstabiliser. Mais au contraire, son intérêt pour mon problème me poussa à me confier.
Lucéard : « Ah, c’est vrai, on ne peut tout bonnement rien vous cacher. Ce n’est pas son comportement en soi qui m’a énervé ce soir, c’est… C’est plutôt… »
Miléna : « …Par rapport à Nojùcénie. »
M’interrompit-elle, grâce à ses dons de télépathe, sans doute. Sa perspicacité aurait pu me faire sursauter.
Lucéard : « Mais comment… ? »
Son visage angélique continuait de me fixer. Elle abordait un sujet délicat, et ne comptait pas me pousser à en parler si je ne le souhaitais pas.
Lucéard : « Ah, vous avez gagné… »
Soupirai-je avant de poursuivre.
Lucéard : « Après tout le temps qu’on a passé, Nojùcénie, vous, mademoiselle de Verte-Lisière, moi, et régulièrement les autres enfants du comté, elle ne m’a absolument rien dit. Je sais bien qu’elle ne portait pas ma sœur dans son cœur, mais qu’importe, si elle se souciait vraiment de moi, elle m’aurait adressé quelques mots à ce sujet, c’est la moindre des choses, et tout le monde, si ce n’est elle, a eu la présence d’esprit de m’adresser des condoléances. Je n’ai pas envie d’en entendre pour être honnête, mais au fond, qu’elle puisse me sourire comme si de rien n’était, comme si ma sœur n’avait jamais existé, c’est encore pire. Pourquoi devrais-je être cordial avec une personne comme elle, qui me convoite sans se soucier de ce que je ressens ? »
Miléna avait écouté avec attention tout ce que j’avais sur le cœur, et semblait heureuse de la confiance que je lui accordais. C’était bien la première fois que je me confiais à elle. De plus, elle était visiblement satisfaite de me voir aborder la question de Nojù sans trop de difficulté.
Lucéard : « Navré de dire ainsi du mal de votre amie, mais sa façon de faire a vraiment quelque chose de désolant. »
Je ruminais mon mécontentement une dernière fois. La demoiselle en face de moi ne semblait pas étonnée de mon constat.
Miléna : « Voilà où je voulais en venir. Vous vous méprenez à son sujet, Lucéard. »
Je ne pus que prêter à mon tour une oreille attentive à Miléna.
Miléna : « Certaines personnes préfèrent éviter les sujets délicats, non pas parce qu’elles ne s’en soucient pas, mais plutôt le contraire. Et je peux vous assurer que c’est le cas de Losie. »
Elle se couvrit la bouche pour laisser échapper un rire discret.
Miléna : « Je suis sûre que ça ne lui plairait pas que je vous dise tout ça, mais je trouverais ça injuste pour elle que vous gardiez de la rancune envers elle pour une telle raison. »
Elle se replongeait ensuite dans un passé douloureux.
Miléna : « Il y a quelques mois de ça, nous étions tous éplorés par ce qui est arrivé à Nojùcénie. Bien sûr, dans un premier temps, c’était surtout votre disparition qui la tourmentait, et après votre retour, elle avait tout autant de peine pour votre sœur. Elle se disait que ça devait être terriblement dur pour vous, et a finalement décidé de ne pas vous faire revivre ces événements en vous revoyant. Elle a préféré être prévenante, à sa manière, je vous l’accorde, mais jamais elle n’a eu l’intention de vous faire de la peine, d’où ce triste malentendu. »
Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle, mais je ne pouvais pas non plus douter des dires de Miléna.
Lucéard : « Vous en êtes sûre… ? »
C’était malgré tout difficile à avaler pour quelqu’un qui n’avait jamais trop porté en estime la demoiselle de Verte-Lisière.
Miléna : « Oui, vous l’auriez vu la pauvre, quand elle a appris le fin mot de l’histoire. Toute la haute noblesse du comté était rassemblée, et elle s’est éclipsée juste après l’annonce officielle. Elle est finalement revenue pour assister à la réunion mensuelle, et c’est elle qui a proposé qu’on nomme la future école en hommage à votre sœur. »
Lucéard : « Mademoiselle de Verte-Lisière a fait ça… ? »
Je peinais à imaginer un tel scénario, mais cette fois-ci, je devais me faire une raison : je m’étais trompé sur toute la ligne.
Lucéard : « Et moi, je lui ai fait de la peine… »
Reconnus-je, au grand soulagement de Miléna.
Miléna : « Je sais bien que sa personnalité peut déplaire, mais croyez-moi, elle n’a pas mauvais fond, et comme tout un chacun, elle mérite d’être comprise. »
Alors elle aurait vraiment fait tout ça pour éviter de me brusquer ? En y repensant, elle devait croire que j’étais de mauvaise humeur à cause de toute la fatigue accumulée et de ce que j’ai vécu. Elle a été d’autant plus bavarde et collante qu’elle espérait que je me change les idées.
Miléna : « Ne faites pas cette tête, enfin, il n’y a pas mort d’homme. Je suis sûre qu’elle sera rassurée si vous discutez un peu avec elle. »
Quand c’est elle qui le dit, je ne vois plus comment ça pourrait se passer autrement.
Lucéard : « Merci Miléna ! Je ne m’étais pas rendu compte de tout ça… »
Je me sentais désolé envers mademoiselle de Verte-Lisière, et c’était sûrement une première pour moi.
Miléna : « Vous avez fait un bel effort de venir ici, alors que vous avez manifestement eu une semaine très intense. Il n’y a pas de raison de vous en tenir rigueur. »
Sa bonne humeur était contagieuse.
Lucéard : « Très bien, alors je vais la voir de ce pas ! Bonne nuit, Miléna ! »
Miléna : « A-attendez ! »
À peine fus-je retourné qu’un doux cri derrière moi m’alerta.
Un éclat de toux s’ensuivit, et nous surprit tous les deux. La jeune fille dut s’adosser contre un mur, et mit ses deux mains contre sa bouche. C’était une crise particulièrement violente, au point que tout son corps n’en tremble.
Lucéard : « V-vous allez bien ? »
Elle me faisait dos, et essayait de trouver du souffle.
Miléna : « Ne *tousse* vous en faites *tousse* pas. »
J’attendais que sa crise retombe, réalisant que c’était mon départ prématuré qui l’avait mise dans cet état. Je ne me rappelais que maintenant qu’elle voulait me parler pour une autre raison.
Elle haletait péniblement, et expirait de plus en plus longtemps, jusqu’à retrouver son calme.
Miléna : « Navrée pour ça, ce n’est qu’une petite toux passagère, ne me regardez pas ainsi, s’il vous plaît. »
La demoiselle se retourna dans ma direction. Elle souriait à nouveau comme si de rien n’était.
Miléna : « Cela peut paraître incongru, mais, ne seriez-vous pas amis avec Léonce ? »
Je comprenais enfin de quoi elle voulait me parler. J’aurais pourtant dû m’en douter.
Lucéard : « Oui, comment l’avez-vous deviné ? Il m’est arrivé d’avoir quelques doutes, mais finalement nous avons pas mal en commun tous les deux, et par la force des choses, on s’est vite rapprochés. »
Cette nouvelle semblait la combler de joie.
Miléna : « Oh vous savez, Léonce est vraiment quelqu’un de bien, et de très fiable. Enfin… Je m’égare. Dites-moi, Lucéard, avez-vous l’intention de le laisser vous accompagner dans vos… activités ? »
Ce choix de mot m’amusa autant qu’elle.
Lucéard : « Ah, je ne sais pas trop. Ça dépend surtout de lui. L’aménagement de peine arrive à sa fin, et de mon côté, même si j’ai quelques réticences à le mêler à ça, je ne m’y opposerai pas si la demande vient de lui. Après tout, j’apprécie sa compagnie. Enfin, peut-être pas autant que vous. »
Elle garda une main dans le dos et couvrit sa bouche avec l’autre, avant de se mettre à rire paisiblement.
Je comprendrais aussi que Léonce veuille rester ici.
Miléna : « Je vois. Eh bien, si je peux me permettre… Même si, je dois dire que je ne suis pas en mesure d’exiger quoi que ce soit de vous, en raison de notre statut social… »
Lucéard : « Oh, mais, exigez, exigez. De toute façon, cette histoire d’ordre social est devenue trop compliquée à gérer pour moi. Je pense que ça facilite la vie à tout le monde que je ne fasse plus de distinction. Et puis, si vous avez une requête à formuler, je la considérerais comme celle d’une amie. »
Ma réponse l’amusa.
Miléna : « Représenter une baronnie du duché et comté de votre famille m’a toujours comblée de fierté, Lucéard. Que ce soit la lignée royale ou la famille Nefolwyrth, j’ai toujours beaucoup admiré votre mentalité et votre façon de vivre. »
Sur ces quelques compliments qui eurent l’effet de me faire rougir, elle revint au vif du sujet.
Miléna : « Je ne pense pas que ce soit la peine de vous en faire une requête puisque vous vous débrouillez déjà très bien, mais j’aimerais vous demander de prendre soin de Léonce. J’ai conscience que je ne peux pas m’attendre à ce qu’il soit souvent en sécurité, mais je vous serai gré de ne pas l’exposer à plus de danger qu’il ne lui en faut. Bien sûr, prenez aussi grand soin de vous, Lucéard. »
Je ne l’ai jamais vu autant peiner à dire ce qu’elle voulait transmettre. Mais c’est plutôt touchant.
Lucéard : « C’est entendu ! Je le surveillerai tout le temps où il est loin de vous ! »
Elle était enchantée par ma réponse.
Miléna : « Et continuez de bien vous entendre tous les deux ! »
Une pointe de tristesse s’immisça dans son regard.
Miléna : « Ah, et, quand vous le croiserez tout à l’heure, pourriez-vous lui dire de ne pas m’attendre. Je suis exténuée, et j’ai bien peur de ne pas pouvoir discuter avec lui ce soir… Mais rappelez-lui qu’il est toujours le bienvenu ici, et que je ne manquerai ses prochaines venues sous aucun prétexte ! »
Lucéard : « Très bien, ce sera fait. Je ne vous retiens pas plus longtemps, Miléna. Reposez-vous bien ! »
Elle concentrait ses dernières forces pour me montrer le plus charmant des sourires.
Miléna : « Merci Lucéard. Je vous souhaite également une très bonne fin de soirée, ce fut un plaisir de vous recevoir. »
Je partis en lui faisant un signe de main, auquel elle répondit discrètement.
De l’autre bras qu’elle n’utilisait pas coulait une goutte de sang jusqu’au bout de son doigt, avant de tomber sur le sol dans le silence le plus complet.
-7-
À peine revenu au corridor central du rez-de-chaussée, la demoiselle que je cherchais m’apparut. Elle ne semblait pas trop décontenancée par mon comportement de tout à l’heure. Au contraire, elle tentait une nouvelle approche avec autant d’assurance que les fois d’avant. La voir s’avancer ainsi me fit presque regretter ma démarche pacifiste.
Losie : « Mon prince, mais où étiez-vous donc passé ? Miléna a besoin de repos. Tandis que moi, je suis au meilleur de ma condition physique… »
Son regard chargé de sous-entendus me fit frissonner.
Losie : « Si vous voulez discutez avec quelqu’un, je suis à votre disposition toute la nuit. »
Je détournais complètement le regard pour échapper au sien.
Lucéard : « V-vous savez, vous devriez m’appeler par mon prénom, vous aussi. Je n’aime pas trop entendre mon titre quand nous sommes en discussion privée. »
Sans qu’elle n’ait jamais changé sa technique d’approche, elle venait enfin, et sans comprendre comment, d’obtenir sa première victoire. Elle restait béate d’avoir été propulsée à un niveau d’intimité bien plus élevé. La mention du mot “privée” l’avait aussi quelque peu déboussolée.
Losie : « A-appelez moi Losie alors, si ça ne vous dérange pas… »
Son attitude sensuelle et la confiance en elle qu’elle travaillait depuis toutes ces années en avait pris un coup.
Lucéard : « Entendu, Losie. »
Son visage devint rouge comme une tomate, et elle se retrouva à baisser la tête. Je ne l’avais jamais vue embarrassée jusqu’à ce jour.
Losie : « … »
Confuse d’avoir été appelée par son prénom, elle venait de laisser sa timidité naturelle prendre le dessus, et montrait enfin ce qu’elle avait de plus mignon.
Lucéard : « Je suis désolé de vous avoir répondu aussi froidement tout à l’heure, j’ai eu une longue semaine, mais je n’aurais pas dû vous parler ainsi. »
Elle hochait la tête, sans oser faire face à mon regard, puis marmonna quelque chose, l’air réjoui.
Losie : « …Tu as tellement changé… »
Lucéard : « Pardon ? »
Losie : « Euh ! Euh… Je veux dire, vous êtes vraiment de plus en plus charmant avec le temps, L-lucéard ! »
Ses répliques de séductrice se heurtaient hélas à cette candeur que je ne lui connaissais pas.
Lucéard : « Ah oui ? C’est… Gentil. »
Ma réaction était des plus décevantes, mais la demoiselle peinait à contenir toute sa joie.
Losie : « Votre père est déjà en route, vous ne devriez pas le faire attendre. J’aurais beaucoup aimé passé plus de temps avec vous, bien sûr, mais j’espère bientôt avoir le bonheur de vous voir à Verte-Lisière. Et que nous soyons rien que tous les deux… »
De la vapeur sous haute pression semblait s’échapper de ses oreilles.
Elle me met toujours un peu mal à l’aise, mais ce côté innocent qu’elle vient de me montrer est presque touchant.
Elle essayait ensuite de reprendre du poil de la bête, et s’approcha de moi.
Losie : « Je vois que vous souriez… Je me demande bien ce que vous êtes en train d’imaginer… »
Tant que je ne rigole pas, je ne blesserais pas sa confiance en elle.
Lucéard : « Bon, il est temps que j’y aille. Bien le bonsoir ! »
Je repartis nonchalamment vers la sortie du manoir. Après m’avoir salué jusqu’à ce que je ne disparaisse de sa vue, la demoiselle serra son poing devant elle et rentra son coude contre son flanc pour signifier sa victoire retentissante.
Elle aurait pu exploser de joie, et repartait dans l’autre sens en fredonnant gaiement, révélant son plus joli minois.
À l’extérieur, le carrosse m’attendait, ainsi que mes compagnons de route.
Léonce était adossé au véhicule et semblait s’être déjà fait une raison pour ce soir.
Il avait récupéré un vieux sac à dos, certainement chez son père.
Lucéard : « … »
Je m’approchais tout sourire. Et il fit de même.
Léonce : « Bon, du coup, je dors où ? »
Cette nuit-là, une nouvelle chambre du palais était occupée.