-1-
Ce matin, je fus le premier à me lever. Fang s’était aventuré à l’extérieur, cette nuit encore, et Lucéard, lui, avait pu dormir.
J’avais vu et revu ces images insoutenables jusqu’à l’aube, et je les reverrai probablement pour le reste de ma vie.
C’était une journée routinière qui commençait, à l’exception qu’aujourd’hui, j’étais tout bonnement incapable de manier un arc.
Mes bras se mettaient à trembler frénétiquement si j’essayais de porter une arme. Le chasseur et le prince s’en étaient rendus compte, mais ne commentèrent pas ces piteuses performances.
Lucéard évitait de me parler, et quand nos regards se croisaient par hasard, ses yeux me laissaient deviner qu’il avait tout compris.
De son côté, Fang était agité. Et c’était d’autant plus visible après avoir traversé ce pont de fortune qui nous mena à l’autre rive..
En effet, Taflen venait de quitter son territoire en compagnie de certains sbires qu’il avait sélectionnés. Nous en faisions partis, et, le cœur serré, nous arrivions vers un ancien village, recouvert par la végétation, devenu la planque des Sangliers mutilés.
Fang feignait de n’être jamais venu ici. Tout le long du trajet, je ne l’avais pas quitté des yeux. Il fallait le savoir pour le remarquer, mais j’étais catégorique : il n’était pas le Fang de d’habitude.
Nous arrivions enfin au point de rendez-vous où nous étions attendus. Leurs ruines étaient plus vastes que les nôtres, mais ces hors-la-loi étaient moins nombreux.
Un homme à la dentition chaotique et à la chevelure éparse vint à notre rencontre. D’après les grands airs qu’il prenait, on pouvait déduire qu’il était le chef, néanmoins, il n’en avait pas la carrure, tout comme aucun des bras cassés qui l’accompagnait.
Chef : « Alors, tu l’as fait Taflen ? »
Plutôt qu’aborder le sujet brûlant de cette entrevue, le leader des Sangliers mutilés s’empressa d’interroger le pilleur.
Taflen : « Bien sûr qu’on l’a fait, on est pas des lopettes sans parole comme vous. »
Cette remarque ne ressemblait aucunement à une pique amicale. Pourtant, son interlocuteur acceptait avec le sourire cette réponse.
Chef : « Nous aussi on a détruit un village entier, et plus gros que le tien. »
Taflen laissa échapper un rire asthmatique.
Taflen : « C’était y a combien d’années, ça ? Il te reste plus que des chiffes molles dans ton trou. Tous les autres se sont fait choper, non ? »
L’homme en face de lui, malgré la nuit fraîche, semblait suer abondamment. Contrairement à Taflen qui était détendu, le chef de ce village craignait l’issue de cette visite. Le rapport de force était clairement établi.
Chef : « …J-j’ai reçu ton message, Taflen. Mais 5000 unidors par jour, t’es pas sérieux ?! »
Il tentait de passer ça à la rigolade, mais si les négociations se passaient mal, ce pathétique petit chef deviendrait tributaire des Corneilles d’ambre.
Taflen : « Ah bah ça, c’est ton problème, pas le mien. Fallait tenir tes gars, si tu voulais pas qu’on en arrive là. »
Après quelques inspirations bruyantes, il tenta une autre approche.
Chef : « Vous préférez pas qu’on vous donne des donzelles, et qu’on en parle plus ? Mes gars s’en sont lassés, mais certaines sont là depuis des années, elles s’enfuiront plus, j’te le jure. Et puis y en a qui chassent bien. »
Lucéard et moi dévisagions ce type d’un air furieux. Le prince semblait même essayer de mémoriser chacun des visages qu’il voyait. Quand nos regards finirent par se croiser, nous fûmes au moins rassurés de ne pas être les seuls à trouver ses propos scandaleux. Fang aussi écoutait avec intérêt ce qui se disait.
Taflen cracha au sol.
Taflen : « Qu’est-ce qu’on ferait de ces vieux restes ? Et puis, que ce soit des femmes qui chassent ici, ça en dit long sur l’incompétence de tes gars. Nous avons de nouvelles invitées depuis hier, et ça nous suffit bien. On s’encombre pas à les garder, nous. T’as bien vu ce que ça a donné pour toi. »
Tous les arguments de son interlocuteur avaient été balayés. Il ne pouvait déjà plus trouver d’échappatoire.
Taflen : « Bon, j’espère que tu as au moins de quoi boire ici. »
Ainsi il mit fin aux négociations. L’immonde individu en face de Taflen n’avait pas encore dit son dernier mot, et comptait bien séduire le chef des Corneilles avec de l’alcool et de la bonne compagnie.
Chef : « Oh, ça oui ! »
-2-
Contrairement aux Corneilles, devant le bâtiment principal, ils avaient installé une immense table de banquet autour de laquelle tous les nôtres purent s’asseoir. Quelques représentants des Sangliers mutilés s’attablaient aussi, dans un brouhaha dissonant.
Lucéard était à côté de moi, et après avoir reniflé un gobelet en terre cuite, le porta à ses lèvres, puis, après une infime gorgée recracha tout, et s’étouffa quelques secondes.
Le pauvre, ils ne servent pas d’eau ici…
L’observai-je d’un air moqueur.
Lucéard : « Erk, j’aurais préféré que ce soit du poison… »
Affirma t-il, la langue tirée. Il attrapa le premier plat qu’il vit et fit passer le goût avec de la viande séchée.
A la moindre requête d’un des nôtres, une des femmes à la disposition des Sangliers apparaissait, pichet en main, pour les resservir.
La nuit était déjà tombée, et l’humidité se déposait lentement sur le bois massif de cette table.
Fang fixait toujours la même serveuse. Elle n’avait rien de particulier, de mon point de vue. Elle semblait exténuée, vivait dans des fripes innommables, et l’idée de prendre soin d’elle-même lui était visiblement étrangère, comme toutes les autres femmes de ce camp.
Néanmoins, je pouvais presque affirmer la reconnaître, aussi étrange que cela me parut. Lucéard, tout aussi dubitatif, nous zieutait tour à tour, ne comprenant pas notre dévolu pour cette jeune femme.
J’avais l’impression de voir un de mes rêves se matérialiser sous mes yeux, et ne pouvais détourner le regard.
Je sentis sur mon épaule que quelqu’un tentait timidement d’attirer mon attention avec son doigt.
Quand je tournais la tête, Lucéard me fit signe de nous lever.
Lucéard : « Je peux savoir ce qui se passe ? »
M’interrogea t-il, à bonne distance de ce banquet de bandits. Le jeune prince s’était enfin décidé à m’adresser la parole.
Léonce : « … »
De mon côté, je n’avais rien à lui reprocher. J’avais simplement trop honte pour lui parler.
Lucéard : « J’ai bien compris que ces Sangliers-trucs étaient dans de beaux draps, mais j’ai l’impression qu’il se passe autre chose d’encore plus important. »
Je ne serais pas allé jusqu’à dire que c’était plus important, mais c’était en effet la seule chose qui m’intriguait réellement. C’était aussi la raison pour laquelle je voulais rester jusqu’au dernier moment.
Face à son regard insistant, je finis par me résoudre à tout lui dire.
Léonce : « Tu vas sûrement trouver ça dingue, mais… J’ai l’impression d’avoir rêvé le passé de Fang, il y a deux jours. »
Lucéard fronçait les sourcils. Il était non seulement toujours aussi largué, mais cette seule information l’avait déjà embrouillée.
Lucéard : « Pardon… ? »
Léonce : « J’ai rêvé d’un garçon comme si j’étais lui. La fille qu’il aimait s’est faite enlevée par des bandits, et je crois que Fang a rejoint d’autres bandits en espérant la retrouver un jour. Et je suis sûr que c’était elle. »
L’air hébété de Lucéard m’amusa, ce qui faisait déjà retomber un peu la tension qui pesait sur mes épaules.
Lucéard : « Bah, plus c’est improbable, plus j’y crois. Et puis, d’une façon ou d’une autre, ceci explique cela. »
Léonce : « Moi qui pensais que tu n’y croirais pas. »
Lucéard : « C’était pas un rêve dans mon cas, mais j’ai l’impression d’avoir déjà vécu une expérience similaire à la tienne. »
Nous étions tous les deux aussi perplexes.
Lucéard : « Bon, très bien. Il a une occasion d’enfin revoir cette fille, c’est ça ? Et ? »
J’avais encore quelques doutes jusqu’avant notre arrivée, mais la façon dont il la regardait les avait balayés aussi sec. J’en étais à présent certain.
Léonce : « Je pense qu’il va tenter quelque chose, ce soir… »
Malgré tout, ce n’était qu’une théorie, et Lucéard prit le temps de la considérer, la main sur le menton.
Après quelques instants, son air se fit plus grave.
Lucéard : « Sinon… Qu’est-ce qu’il s’est passé hier, au juste ? Cette histoire de pillage ? Ne me dis pas que tu as… »
Moi qui pensais qu’il ne m’infligeait volontairement pas cette discussion, je fus surpris de voir qu’il m’y confrontait enfin. Je déglutis aussitôt, en repensant aux horreurs que j’avais commises, et celles que j’avais laissé faire.
Léonce : « À ce propos… »
Je serrais les dents. J’avais toute son attention. Une fois qu’il saurait la vérité, il me détesterait. Je le savais pertinemment.
Taflen : « Gartner ! Gartner ! Amène-toi ! »
Ce cri ressemblait à un ordre, et je compris que mes aveux s’en arrêteraient là. C’est avec un semi-soulagement que je rejoins le chef, accompagné de loin par Lucéard qui continuait de m’observer, les bras croisés, l’air insatisfait.
Le leader des Corneilles d’ambre était déjà plus qu’éméché. Son gobelet avait beau être plus massif que les autres, on pouvait être sûr qu’il n’en était pas à son premier verre. C’était le cas de tous ceux autour de la table d’ailleurs.
Il me frappa un coup l’épaule en rigolant.
Taflen : « Voilà, c’est lui notre nouvelle recrue ! Tu l’aurais vu égorger cette famille hier, un vrai taré ! T’en as plus, toi, des vrais mecs comme lui ! »
Se vantait-il auprès de l’autre chef.
Le sang m’était monté à la tête. Dire que j’étais simplement embarrassé était un euphémisme, de quoi pouvais-je plus avoir honte que de ce “haut-fait” ?
Le prince de Lucécie avait beau avoir imaginé le pire, il venait d’apprendre la vérité, et n’était visiblement pas préparé à ça. Les yeux écarquillés, il continuait de me fixer, et remettait même en question ce qu’il avait cru entendre.
Je me retournais fugacement dans sa direction, et bien que ce fut vain, je voulais lui montrer sur mon visage de la repentance. Je voulais qu’il sache que je réalisais totalement l’ampleur de mes crimes.
Taflen : « Les vrais hommes comme lui méritent des gonzesses, j’ai pas raison les gars ?! »
Ils levaient tous leur verre, hilares. Je ne savais plus où me mettre.
Taflen : « Allez, prends celle que tu veux, Gartner ! »
C’était vraiment dérangeant de voir cet homme au regard froid plaisanter ainsi. Son rire n’avait rien d’amusant, et son visage était plus terrifiant encore qu’au naturel.
Mettant ma culpabilité de côté, je pointais en direction d’une des filles.
Léonce : « Celle-ci… »
Ils éclatèrent tous de rire en chœur.
Taflen : « Eh ben, t’as pas hésité ! Tu l’avais déjà repéré, avoue ! »
Il tapait sur la table pour évacuer sa bonne humeur. Puis claqua froidement des doigts.
Taflen : « Eh toi, tu l’as entendu ? À partir de maintenant, tu es à lui, jusqu’à ce qu’il te dise de dégager, compris ? »
La femme interpellée me regardait. Ses longs cheveux bruns foncés n’avaient pas pu être lavés depuis bien trop longtemps. Ses yeux étaient vides de tout espoir, et sa peau étrangement pâle. Sa beauté s’était fanée prématurément, et pourtant, derrière cette morne apparence, on parvenait encore à deviner la jeune femme qu’elle aurait dû être.
Certaines esclaves parlaient énormément et feignaient de s’amuser. Parmi elles, une poignée devaient même s’en être persuadées. Mais ce n’était pas le cas d’Izia, si tel était son nom. Elle se murait dans le silence depuis le début de la soirée.
Au signal qu’on lui fit, la pauvre demoiselle me rejoint rapidement, et s’immobilisa, sans rien dire.
Fang, qui se trouvait à côté de Lucéard, m’observait, ne comprenant pas ce que je mijotais. Il avait pourtant deviné que j’en savais plus que je ne voulais l’admettre.
Léonce : « Bon, allons plus loin. Fang, Roodbruin, venez aussi ! »
Déclarai-je en partant, espérant qu’on n’y trouve rien à redire.
Taflen applaudit à mon grand soulagement.
Taflen : « Mes équipes partagent tout, c’est pas beau ça ?! C’est pas tous les chacals que tu te coltines qui en ferait autant ! »
L’autre chef applaudissait tout sourire, ne faisant plus attention à toutes les insultes prononcées à son encontre.
-3-
Nous étions maintenant tous les quatre, loin de ces sauvages. La lune, presque pleine, éclairait suffisamment le bois à la végétation éparse dans lequel nous nous trouvions.
J’observais la réaction de la fille. Elle qui n’osait pas lever la tête jusqu’alors avait fini par croiser le regard de Fang, et sans l’ombre d’un doute, elle l’avait reconnu. Elle n’osait pas pour autant briser le silence.
Léonce : « Allez-y, vous pouvez parler autant que vous voulez. Roodbruin et moi, on gardera ça pour nous. Vous êtes en sécurité. »
Lucéard ne savait pas comment se comporter avec moi après ce qu’il avait entendu, mais hocha néanmoins la tête pour confirmer mes dires.
Fang : « Izia… »
Sans se faire prier davantage, Fang, qui nous faisait manifestement confiance, venait de prendre la parole comme si sa langue le brûlait.
Izia : « Alors, c’était bien toi, Fang… »
Ils en avaient bavé toutes ces années, et même ces heureuses retrouvailles ne leur arrachaient pas un sourire.
Fang : « Après tout ce temps… »
Izia : « Jusqu’à peu, je pensais que tu étais mort… »
Fang : « Mais je suis là. »
Après cette timide discussion, un silence s’ensuivit.
Lucéard : « Si vous voulez vous enfuir tous les deux, c’est le moment ou jamais. »
Toujours en train de faire de la bonne volonté, celui-là. Mais il a quand même l’air largué par la situation.
M’amusai-je en mon for intérieur. Ce n’était cependant pas le moment le plus judicieux pour intervenir. Même moi, je l’avais compris.
Izia : « Vous êtes venus pour me libérer… ? »
Néanmoins, il avait attiré l’attention de la jeune femme qui, sans grand espoir, nous interrogea tous les trois.
Fang ne se souciait plus du tout de notre présence, et continuait de dévisager Izia, sans savoir quoi lui répondre. Elle poursuivit :
Izia : « Ce n’est pas un hasard si tu es ici, n’est-ce-pas ? »
Lucéard et moi commencions à nous sentir de trop, et essayâmes de nous faire petits.
Izia : « Tout ce gibier que je retrouvais au petit matin, c’était toi aussi. Après quelques mois, j’ai compris que s’il avait été déposé ici, c’était pour moi, et si c’était une personne que je connaissais, alors je m’étais dit que peut-être… »
Tout concordait avec ma théorie. Elle devait être considérée comme une des bonnes chasseuses dont son chef parlait tout à l’heure. Avec un peu de chance, elle était récompensée pour son travail. Néanmoins, si le but de Fang était qu’elle se nourrisse bien, c’était un échec. Je n’arrivais pas à dire ce qu’il en était sous ses vêtements, mais ses bras comme ses jambes étaient rachitiques.
Izia : « Pourquoi aller aussi loin… ? Je n’étais que ta voisine… »
Un étrange engouement l’animait. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pu parler ainsi, même dans sa vie d’avant. À l’instant, elle venait probablement de se rendre compte que la seule personne a l’avoir jamais écoutée était l’homme en face d’elle.
Ce n’était pas le cas de Fang, qui peinait à répondre à son regard et à ses mots.
Fang : « Ils ont raison, nous devrions partir, maintenant. »
Dit-il, sans se réjouir, tournant définitivement le dos aux Corneilles.
Izia : « … »
Il se retourna à peine dans notre direction. Inconsciemment, il était prêt à revenir à sa vie maussade. Il était prêt à abandonner cette occasion en or. Parce que ce changement était trop soudain, et parce qu’il ignorait ce qui l’attendait après. On ne lui avait jamais laissé l’occasion de se projeter, et ce qui se trouvait à présent face à lui était tissé de ténèbres, et s’étendait jusqu’à l’horizon, comme un gouffre au bout du monde. Néanmoins…
Fang : « Roodbruin, Gartner, merci… Heureusement pour moi, les seules personnes perspicaces dans ce trou à rat étaient de mon côté. Je ne sais pas pourquoi vous m’avez aidé, mais je vous en remercie. »
Izia s’avança vers lui, et nous regarda tour à tour. Elle s’inclina discrètement.
Izia : « Merci… »
Lucéard me lança un regard apaisé, c’était presque comme si la moindre note positive lui avait fait oublier le massacre d’hier. De mon côté, je n’exprimais ni joie, ni soulagement.
Ils s’éloignèrent sans faire durer ces adieux davantage. Lucéard mit les mains sur ces hanches.
Lucéard : « Je n’ai pas tout compris, mais c’est une bonne chose de faite, non ? »
Il avait beau dire ça, je sentais que quelque chose le troublait.
Léonce : « Tu trouves ? »
Cette question lui donnait une chance de nuancer ses propos. Après réflexion, il se tourna vers moi, inquiet.
Lucéard : « Je dois reconnaître que, considérant le contexte, je m’attendais à des retrouvailles plus émouvantes. Mais bon, j’imagine que c’est encore trop soudain pour eux. »
Je continuais de le fixer, sachant qu’il avait plus à dire.
Lucéard : « Ils auraient quand même pu rentrer avec nous ceci dit. D’accord, on cassait un peu leur moment d’intimité, mais on serait plus en sécurité si on allait tous les quatre au village le plus proche. »
Après tout ce qu’ils ont traversé, le dénouement ne pouvait pas être aussi simple que ça. Même après ce que j’ai vu cette nuit-là, je ne sais pas si je serais un jour capable de comprendre leur situation. Par contre…
Léonce : « … »
Mon visage était grave et fis face à l’imposant astre de cette nuit.
-4-
Bien plus loin, dans la forêt, les deux anciens voisins avançaient jusqu’à une clairière dominant la forêt. Le relief était très rare dans cette région, mais ici, ils pouvaient dominer de dix mètres les arbres dont ils ne purent voir le tronc.
On entendait les chouettes hulottes au loin, mais sous ces rayons lunaires qui les éclairait, il n’y avait pas un son. Plutôt que de briser ce silence, la faible voix d’Izia ne parvint qu’à le perturber.
Izia : « Ce bracelet que tu portes… Je le reconnais. »
Fang : « … »
Ils finirent par s’arrêter, il n’y avait de toute façon plus de chemin en continuant tout droit. La falaise était des plus abruptes. Fang leva son poignet, bien qu’il fût tenté de le cacher derrière lui par réflexe.
Izia : « Pourquoi… ? Pourquoi l’avoir gardé ? »
C’était une évidence pour elle à présent, mais elle n’avait pas la prétention de l’affirmer.
Fang : « Tu le sais très bien, non ? »
Fang soupirait encore chacun de ses mots, comme à son habitude. Il n’avait pas non plus appris à épancher ses sentiments. Il ne savait que les enterrer, toujours plus profondément, sans jamais les laisser mourir.
Izia : « Oui, je le sais… Quand j’ai pensé que le bienfaiteur qui me laissait de la viande ne pouvait être que toi, j’ai compris. Je me suis dit que si tu étais vraiment en vie, et que tu m’aidais encore, tu finirais par m’apparaître. Je n’en suis pas sûre, mais je crois qu’attendre ton retour est devenu ma raison d’être. »
Et il était là, devant elle. Mais Izia ne savait elle aussi que réagir par l’indifférence. Et pourtant, dans son cas, quelque chose venait de s’éveiller dans sa voix.
Fang laissait sa mâchoire se décrocher lentement. Sans le savoir, il avait espéré entendre ces mots toute sa vie. Et ceux-ci lui donnèrent enfin la force d’y mettre des mots.
Fang : « Je t’ai toujours aimé, tu sais… Depuis notre première rencontre. C’est pour ça, je pense, que tout ce que j’ai fait par la suite n’était que pour toi. »
Il s’approcha, et vint poser un baiser sur ses lèvres.
Pour la première fois, Izia sourit.
Après avoir pu partager leurs histoires, une pointe d’émotion s’était installée dans leurs yeux.
Izia : « Tout ce temps… Tout ce temps, j’aurais pu… »
Choisir Fang. C’était le premier regret qu’elle manifestait.
Fang : « Mais à partir de maintenant, nous serons ensemble. »
Elle attrapa son bras.
Izia : « Même après tout ce que je t’ai fait subir ? »
Sans vraiment s’engager, l’ancien bandit hocha la tête.
Fang : « C’est la seule chose que j’ai jamais voulu. »
Ils s’étaient entièrement compris. Sans pourtant se comprendre eux-mêmes, ils étaient parvenus à comprendre l’autre, et, main dans la main, ils s’avancèrent encore, avant de se tourner l’un face à l’autre.
Izia : « Moi aussi, je le veux. »
Affirma-t-elle, avant de prendre l’initiative de ce second baiser.
Puis, ils se laissèrent basculer, tous deux, d’un accord tacite, comme s’ils ne faisaient plus qu’un.
Et le couple chut paisiblement de la falaise, sans relâcher leur étreinte, pour qu’enfin leur amour soit gravé à jamais. Pour que leur idéal soit protégé du temps et de son inconstance, ainsi que de la cruelle réalité. Toutes les douleurs seraient oubliées, et finalement, ils purent prolonger ce bonheur éphémère pour l’éternité.
Dans un dernier regard, ils surent que cette ultime sensation serait leur plus belle.
Il y avait eu une voix à la toute fin. Juste avant qu’ils ne touchent le sol. Quand Fang le réalisa, il ouvrit les yeux.
Un dôme de lumière s’évanouissait sous ses yeux, et il atterrit doucement dans la terre boueuse de ce monde qui lui avait tout pris.
Fang : « Qu’est-ce que… ? »
Izia, toujours sonnée, ne parvenait pas à retrouver ses esprits. Elle avait été invitée par la mort, et au dernier instant, elle s’était rendue compte que ce n’était pas ce qu’elle désirait.
Lucéard rangea sa flûte-double, et s’adossa à un arbre, à quelques mètres de moi. Il avait compris que c’était devenu pour moi une affaire personnelle et me laissait prendre les choses en mains.
Léonce : « Vous pouvez remercier Roodbruin, c’est lui qui a arrêté votre chute. »
Je ne tirais aucune fierté de les avoir sauvés, encore moins d’avoir deviné leurs intentions. La seule chose qu’ils pouvaient lire dans mes yeux, comme je pouvais lire dans les leurs, était de l’incompréhension.
Fang : « …Qui êtes-vous à la fin ? Comment saviez-vous tout ça ? »
Il y avait un soupçon de colère dans ses mots. C’était la première fois que je l’entendais parler sur un autre ton que le monocorde dont il avait l’habitude.
Léonce : « Ça n’a aucune importance, et je ne saurais pas vous dire comment je le sais. Mais même si je n’arrive pas à comprendre, j’ai eu l’étrange impression que ça allait se terminer comme ça. De mon point de vue, c’est totalement absurde, et pourtant, vous avez bel et bien tenté d’en finir. »
Izia : « … »
Je lançai un regard sévère en direction de la jeune femme, elle était trop apeurée par ce qu’elle venait de vivre pour le moment, et se rapprochait de Fang pour se rassurer.
Léonce : « J’ai vraiment vu trop d’horreurs ces derniers jours. C’est peut-être pour ça que j’ai deviné vos intentions. Je suis passé par des sentiments si terribles que j’ai même cru que j’en ferais autant. Je croyais vraiment avoir accepté que le monde était ainsi. Mais je me fourrais carrément le doigt dans l’œil ! »
J’ai failli infliger ça à la personne la plus importante à mes yeux, et je ne me le pardonnerai jamais. À chaque fois que je pense à elle, je me souviens de ce qui compte. C’est ce qui m’a permis de ne pas devenir fou.
Léonce : « Que le monde soit ainsi ou qu’il en soit autrement, on s’en fout au fond. Vous avez la chance de pouvoir être ensemble. Après tout ce temps, tout ce que vous avez vécu, vous avez l’occasion de tout recommencer tous les deux. Vous avez l’espoir de créer le futur dont vous rêviez ! Alors pourquoi avoir fait ça ?! »
Je réprimandais violemment le couple, jusqu’à en trembler, avec l’approbation muette de Lucéard, qui se retenait de confirmer mes propos.
Fang me fixait, crispé, et plein d’amertume. Il semblait avoir tellement de recul, même aujourd’hui, qu’on l’imaginait plus sage que quiconque. Néanmoins, à cet instant présent, j’eus l’impression qu’il me prenait de haut.
Fang : « Tu es bien trop jeune pour comprendre. Et avec un peu de chance, tu n’auras jamais à connaître ce que nous ressentons. La seule chose que tu as à savoir, c’est que pour nous, c’était la meilleure chose qui puisse arriver. »
Toujours perdue, Izia ne réagissait pas à ses mots, mais les écoutait attentivement.
Fang : « C’est parce que nous étions réunis que j’ai pu trouver la force de le faire. Et jamais plus rien n’égalera ce moment. Il était parfait. Et toi, Gartner, pour je ne sais quel caprice, tu es intervenu. Ce qui aurait dû être gravé à jamais, tu l’as brisé, tu nous as ridiculisés. Maintenant, nous sommes couverts de poussières en bas de cette falaise, sans avoir pu avoir la fin dont nous rêvions, et tout ce que nous vivons est de trop. J’aurais seulement voulu que cet amour soit vrai, et qu’il le reste à jamais. C’est la seule chose que j’ai jamais demandée. »
Ses remontrances eurent le don de me mettre en rogne.
Léonce : « Ne viens pas me parler d’amour, Fang ! »
Je serrai les poings, furieux d’entendre de telles idioties. Il suffisait que je me mette à leur place pour être encore plus enragé.
Léonce : « Je ne peux pas croire que c’est ça que tu appelles de l’amour ?! Tu penses que mourir va rendre votre amour éternel ?! Tu penses qu’après vous serez unis à jamais ?! Tu penses que c’est une fin satisfaisante, alors que tu as consacré toute ta vie à la retrouver ?! Tu penses que ton bonheur sera parfait quand vous serez tous les deux morts ?! Pas la peine d’être adulte pour comprendre que ça n’a aucun sens ! »
Fang se relevait et sortit enfin de ses gonds. Il semblait toujours quelque peu détaché, mais la frustration se lisait sur son visage.
Fang : « Tu ne sais rien de ce qu’on a vécu ! Je ne te demande même pas de comprendre ! Tu avais juste à respecter notre volonté si tu l’avais comprise ! Qui es-tu pour prendre cette décision à notre place ?! »
Il m’avait rabattu le caquet en beauté. Je peinais à lui répondre. Pourtant, le fond de ma pensée ne changeait pas.
Léonce : « Je sais bien que vous avez vécu plus que je ne saurais l’imaginer. Vous avez tous les deux beaucoup souffert, j’ai bien compris. Et bien sûr, je n’ai aucun droit de vous condamner pour ce choix. Vous aviez vos raisons, je l’ai bien compris… »
Cette concession étonnait Lucéard, qui était prêt à me démentir d’une seconde à l’autre.
Bien sûr, je ne comprendrais jamais une telle douleur, une telle amertume. Je ne comprendrais jamais comment on peut en arriver là… Mais et alors… ?
Léonce : « Je sais moi aussi deux ou trois trucs sur la vie. Je sais que la mort n’en fait pas partie. Cette vie, c’est la seule où vous pourrez être ensemble ! Vous pouvez rattraper le temps perdu, et vous installer loin d’ici ! Pourquoi faire autrement ? »
Izia me fixait, mélancolique.
Fang : « Arrête. Nos vies ont déjà été détruites il y a bien longtemps. Notre passé nous rattrapera toujours. Rien ne nous attend nulle part. Et notre amour connaîtra le même sort si on persiste dans cet enfer. Il finira brisé comme tout le reste. J’ai tout accepté jusque-là, mais cet amour, on ne me l’enlèvera pas. »
Son attitude devenait presque hostile. Il avait peur. Peur de ce que l’inconnu lui réservait. Lui qui n’avait jamais rien connu de bon, comment pouvait-il imaginer un futur serein ? Nous étions incapable de nous entendre, mais pour diverses raisons, je ne voulais pas céder.
Léonce : « Je ne comprends rien à ton charabia ! Rien ne peut être aussi compliqué ! Quand on aime quelqu’un, on voudrait seulement passer le plus de temps avec cette personne, non ?! Tout partager, être là pour elle, s’assurer de son bonheur. Alors pourquoi est-ce que tu la laisserais mourir après l’avoir enfin sauvé de ces années de malheur ? Si tu avais pensé un tant soit peu à ce qui est le mieux pour elle, tu l’aurais empêché de prendre une telle décision ! Et elle aussi t’en aurait empêché ! »
Fang : « Ferme-la ! »
Un tel cri venant de lui me fit sursauter.
Fang : « Ouvre les yeux, bon sang… Regarde-nous… ! Ce qu’on peut se souhaiter de mieux, c’est que notre fin au moins soit douce. On ne sera jamais plus que des parias, et par compassion, tu aurais pu nous laisser mourir comme on le voulait. On a toujours été privé de toute liberté, pourquoi nous enlever la seule chose qu’on pouvait réellement décider par nous-mêmes ? »
Izia baissait la tête, honteuse, et confirmait ainsi les dires de Fang. Elle effleura délicatement son ventre d’une main.
Léonce : « … »
Je bouillonnais au fond de moi. Au fond, ne voulais-je pas égoïstement lui transmettre mes sentiments, ma façon de voir les choses ? Ce n’était peut-être vraiment qu’un caprice de ma part.
Il n’y a peut-être rien à faire après tout. Je ne pense pas que ma vision de l’Amour soit erronée. Mais je n’essaye pas non plus de dire qu’ils ne s’aiment pas. Je dois me faire une raison, tout cela est devenu bien trop compliqué pour que la raison en vienne à bout.
Je ne pouvais que me décourager, et laisser enfin mon corps se détendre.
C’est évident, on ne peut pas sortir d’une situation aussi inextricable rien qu’avec des bons sentiments. La réalité est plus amère que ça. Et je ne fais que rendre les choses plus difficiles en m’entêtant…
Je soupirai, puis levai les yeux au ciel. Des visions du jardin de mon enfance me revenaient encore une fois. Au milieu des étoiles au-dessus de moi, et de leur douce clarté, je pouvais encore apercevoir ce banc où nous nous tenions. Il suffisait que je ferme les yeux pour m’y retrouver de nouveau, et sentir la chaleur lointaine d’une douce après-midi.
-5-
…
Léonce : « Ils vécurent heureux, et eurent tout plein d’enfants. »
Baillai-je en fermant le livre d’un grand coup.
J’entendis la délicate ovation de mon amie. Les rubans sur sa robe s’agitaient comme s’ils partageaient son engouement.
Miléna : « C’était très bien ! »
Je me frottais la tête, légèrement embarrassé. Si je passais autant de temps à lire, c’était pour des moments comme celui-là, où elle me félicitait, où elle me souriait.
Miléna : « Décidément, cette histoire m’émeut toujours autant. »
Riait-elle avec retenue, tout en se frottant les yeux du bout des doigts.
Léonce : « Bah, je la trouve un peu plate personnellement. Après tout ce qui est arrivé à la princesse, comment les choses peuvent-elles se finir aussi simplement ? C’est bien un conte pour enfant noble. »
Ironisai-je, sans me rendre compte que c’était une insulte envers mon amie. Mais cette bonne poire continuait de me lancer un regard affectueux, comme si elle était heureuse d’entendre mon avis. Elle était encore sous le charme de ce livre, et ne pouvait s’empêcher de parler gaiement.
Miléna : « J’ignorais que tu voyais les choses ainsi. Tu sais, je pense que c’est comme ça que ça devrait se finir. Ils ont tellement souffert, et se sont tellement battus, ils ont mérité une aussi belle fin ! »
Léonce : « Ce n’est pas réaliste, enfin. Ils ne peuvent pas juste faire table rase du passé sous prétexte qu’ils sont amoureux. Si la vie était si facile, ça se saurait. »
Je hochais la tête. Comme à l’accoutumée, j’avais parlé sans réfléchir.
Sans laisser retomber son sourire, la jeune fille baissa la tête.
Miléna : « Je ne peux pas voir le monde entier… Je ne peux même pas voir ce que les autres nobles voient. Je passe le plus clair de mon temps enfermée ici. À l’exception de quelques endroits, je ne peux aller nulle part. Je ne saurais peut-être jamais vraiment de quoi la vie est faite. »
Je grimaçais d’horreur après m’être rendu compte de ma bourde. Mais elle finit par me montrer un visage joyeux, à nouveau.
Miléna : « Pourtant, je vis aussi. Moi aussi il m’arrive d’être triste. Et quand vraiment ça ne va pas, quand je broie du noir trop longtemps, je finis toujours par revenir à l’essentiel. »
Léonce : « L’essentiel ? »
Je penchais la tête sur le côté, curieux. Ce n’était pas tous les jours qu’elle reconnaissait avoir des problèmes. La fille que je connaissais ne faisait que sourire et s’amuser. Je ne songeais pas au fait que c’était parce que j’étais avec elle.
Miléna : « Au fond, on ne demande qu’à être heureux. Qu’on soit adulte ou non, on ne cherche en définitive qu’à vivre une vie qu’on aime. Même si les circonstances rendent le bonheur inaccessible, même si on se donne tous les moyens pour l’atteindre en vain, même s’il ne semble plus y avoir d’issue, il n’y a pas de tunnel sans fin, non ? »
Quand ses yeux se gorgeaient ainsi de lumière, je finissais toujours par m’y perdre, sans pouvoir lui répondre.
Miléna : « Et même si c’était le cas, en creusant encore, on finirait toujours par en voir le bout. C’est ce que je me dis. Et ça m’aide à aller mieux ! »
Je riais bruyamment. Elle semblait pourtant fière de sa métaphore.
Léonce : « Tu es toujours aussi optimiste, Miléna. »
Ce n’était pas le genre de fille à ronchonner. Elle s’interdisait d’ailleurs tout comportement qui aurait pu peiner son entourage. Mais ce jour-là, elle n’hésitait pas à se montrer ferme. Elle me montrait une partie d’elle qu’elle n’osait pas montrer aux autres.
Miléna : « Ne te moque pas, s’il te plaît ! Je le pense vraiment. Et je suis sûre que je ne changerai pas d’avis en grandissant. Pour moi, les choses ne seront jamais trop compliquées. Je veux que le monde soit beau pour chacun d’entre nous, et j’aimerais que tout le monde puisse comprendre que la vie est simplement faite pour s’émerveiller ! »
Elle levait finalement ses yeux vers le vaste dôme bleu qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Les nuages s’y dirigeaient, portés par le plus doux des vents. Elle y puisait ses rêves et ses espoirs sans que ce ciel ne puisse jamais tarir. Cette princesse avait plus d’amour et de joie de vivre à donner que quiconque. C’était probablement pour cette simple raison que je l’aimais plus que tout.
…
La lumière se dissipait. Il ne restait plus que la lune et quelques étoiles. La nuit recouvrait ce monde cruel duquel j’avais juré de m’échapper.
Si seulement je t’avais cru plus tôt, Miléna…
Ces mots venaient de son cœur, et ils ne pouvaient que finir par m’atteindre. Ce jour-là, elle avait partagé avec moi sa conviction la plus précieuse, et son goût pour la vie.
Je n’ai pas été à la hauteur de tes idéaux ces dernières années.
La résolution qu’elle avait laissé en moi bourgeonnait enfin, malgré ces épaisses ténèbres.
Mais il n’est pas trop tard pour moi non plus. Même après tous les crimes que j’ai commis, tout le mal que j’ai enduré, j’ai finalement envie d’y croire moi aussi.
Mon regard s’emplit d’une détermination sans faille.
Léonce : « Fang… Izia… »
Toujours sur ses gardes, le jeune homme fronçait les sourcils, d’un air méfiant.
Léonce : « Rentrez avec nous, je vous en prie. »
Ce changement de ton le surprit.
Léonce : « …Je sais que c’est égoïste de ma part, mais j’aimerais que vous puissiez vivre normalement. Que vous profitiez d’un bonheur simple, que vous couliez des jours paisibles, et que vous laissiez derrière tout le reste. Il y a tellement de belles choses qui vous attendent ! Et vous les méritez toutes ! Alors, s’il vous plaît… Vivez de votre amour, plutôt que d’en mourir ! »
Fang serrait les dents comme si un goût amer lui brûlait le palais. Lucéard me dévisageait, surpris de cette attitude qu’il ne me connaissait pas.
Fang : « Ce n’est qu’une fantaisie… »
Pour certaines choses, il m’était facile de me mettre à la place de ces amants. Je pariais donc sur ce que j’avais de commun avec eux.
Léonce : « Vous ne rêviez pas de passer du temps tous les deux ? Partager vos quotidiens, quitte à ce que ce ne soit que des moments banals ? Quitte à ce que ce ne soit que faire vos courses tous les deux ? Quitte à ne rien faire d’autre que regarder le ciel ensemble ? Quitte à n’échanger qu’un simple bonjour chaque matin ?! »
Il s’était refusé à rentrer dans mon jeu, mais l’espace d’un instant, Fang l’avait imaginé. Il avait vu un futur au travers d’un seul souvenir heureux.
Renonçant à tout ça, il secoua la tête et s’avança vers moi.
Une main attrapa la sienne, l’arrêtant net. Au bout de celle-ci se relevait Izia, dont la lueur lacustre des yeux brillait à nouveau.
Izia : « Fang… Faisons-le… »
Abasourdi par cette sensation encore nouvelle pour lui, le chasseur ne sut pas répondre.
Izia : « Je veux une vie normale… Je veux que tu aies une vie normale. Et je veux passer la mienne avec toi. C’est à mon tour de prendre soin de toi, Fang ! »
Son cœur battait plus fort qu’il n’avait jamais battu jusqu’alors. L’émotion lui avait rendu des couleurs que même son amant ne connaissait pas.
Fang : « Izia… »
Il n’en fallait pas plus pour l’atteindre. Sa carapace n’avait pu être brisée que par les mots de sa bien-aimée, et tout ce qu’il avait gardé en lui toutes ces années ruisselait finalement le long de ses joues.
Fang : « …C’est d’accord… »
Touché jusqu’au plus profond de son âme, le jeune homme qui sommeillait pendant tout ce temps venait de faire surface.
Fang : « Vivons ensemble. Si c’est avec toi, je suis prêt à essayer. »
Izia : « Fang… ! »
Elle bondit dans ses bras avec un naturel qu’on ne lui connaissait pas, et pleurait à son tour.
Lucéard croisait fièrement les bras. Néanmoins, je lisais sur son visage que cette scène était trop mielleuse à son goût.
Lui non plus n’aime pas les fins amères, on dirait.
Et j’avais fini par les comprendre.
Nos regards complices se croisèrent, et l’on put tous les deux savourer cette petite victoire.
Finalement, après s’être suffisamment éloignés, on monta le camp pour la nuit. Je connaissais un endroit où les Corneilles n’oseraient plus s’approcher avant longtemps. Quand Fang se rendit compte de la destination que j’avais choisie, il me lança un regard perplexe.
-6-
Au petit matin, Nous levions le camp. Bientôt, nous fûmes arrivés. Lucéard s’empressait de traverser la route qui longeait le minuscule village, espérant repérer un chariot allant vers Lucécie. Il s’arrêta bien assez tôt, et contempla avec horreur ce qui l’y attendait.
Lucéard : « Mais cet endroit… »
Il n’y avait plus de corps, plus de flammes. Mais le sang séché et les cendres avaient repeint chacune des façades de ce village fantôme. Tout était détruit, et malgré le travail des survivants, on devinait encore les horreurs qui y avaient été perpétrées.
Une poignée d’entre eux erraient dans les ruelles, comme des revenants. Des hommes d’autres villages, ainsi que des gardes, avaient investi le hameau. Revenir ici était particulièrement douloureux pour moi.
Un garde comtal finit par nous remarquer.
Garde : « Eh vous, pas un pas de plus ! »
Vu l’état dans lequel nous nous présentions à eux, il aurait été difficile de ne pas nous trouver louche.
Lucéard : « N’ayez crainte, nous ne sommes pas des bandits. »
Un habitant âgé avançait à l’aide de sa canne. Tout son corps semblait le faire souffrir. Il était par chance, ou par un coup du sort, un des rescapés de cette attaque. Quand il nous aperçut du coin de l’œil, sa mâchoire se décrocha.
Vieillard : « C’est- C’est euuuux !!! »
L’effroi dans sa voix alerta les hommes en armure qui nous encerclèrent dans la seconde.
Vieillard : « Ces deux-là, je les ai vus ! Je les ai vus ! Ils étaient là ! Ils étaient des leurs ! »
Lucéard : « … »
Izia et Lucéard ne s’attendaient pas à ce revirement de situation, mais le prince comprit très vite la situation.
Garde : « Ne bougez plus, criminels ! »
Celui qui semblait à leur tête était vêtu d’une cape d’officier. Il nous hurlait dessus, pointant la lame de sa lance dans notre direction.
Garde : « Si vous résistez, nous n’hésiterons pas un seul instant à vous massacrer ! Tout comme vous avez massacré les habitants de Clarematin ! »
Clarematin…
Sa haine était profuse, et attisée par des sentiments personnels. Il n’attendait que l’occasion qu’on lui donnerait de nous abattre.
Garde : « Des monstres comme vous ne méritent même pas d’être jugés ! Vous devriez mourir sur le champ ! »
Sous ce masque, des larmes de rage s’étaient mises à couler. La gorge nouée, il avait laissé exploser sa rancune. Son unité était tout aussi furieuse.
Nous étions dans une position délicate, et nous n’osions pas faire le moindre pas. Lucéard me fixait comme pour me demander pourquoi diable avais-je voulu retourner ici. Mon choix n’avait peut-être pas été des plus judicieux finalement.
Garde : « Je n’aurai besoin que d’un seul d’entre vous en vie pour retrouver vos copains les assassins, et leur faire subir le châtiment qu’ils méritent ! »
???: « Attendez ! »
Toutes les personnes attroupées se tournaient vers la voix féminine qui venait de s’élever.
… Cette voix… ?
???: « Ce sont des membres de ma famille ! Je pensais qu’ils n’avaient pas survécu à l’attaque. Quel soulagement… »
Les gardes n’attendirent pas d’ordres pour baisser leurs armes. Ils semblaient confus.
Garde : « A-attendez, monsieur, vous ne veniez pas de nous dire… ? »
Vieillard : « I-ils étaient là… J’en suis sûr… C-comment j’aurais pu oublier ça ?! »
S’offusqua le pauvre homme.
Garde : « Vous les avez vu attaquer des villageois ? »
Le grand-père réfléchit, et, commençait à rougir d’embarras.
Vieillard : « Euh… Euh… Maintenant que vous le dites… »
Certains des rescapés poussèrent de longs soupirs. L’espace d’un instant, ils avaient eu peur pour leurs vies.
Garde : « Oh, nous sommes profondément navrés, mesdemoiseaux, et mesdemoiselles ! C’était irresponsable de notre part d’agir ainsi. »
Izia leur faisait de légers signes de main pour leur dire qu’il n’y avait pas de mal.
Lucéard ne comprit pas ce qui se passait. Il suivit mon regard humide, et vit la foule faire place à la jeune fille qui venait de faire son entrée.
Voir son visage à nouveau me bouleversa.
Léonce : « Merci du coup de main… Myrthi. »
La demoiselle, pleine d’énergie et de santé, malgré le deuil qu’elle portait, me rendit un grand sourire. Au fond d’elle, tout comme moi, elle devait souffrir atrocement. Elle mesurait néanmoins sa chance d’être en vie. Dans l’instant d’après, toute sa famille l’avait rejoint.
Lucéard : « Cette fois-ci, je suis définitivement largué. »
Soupirait-il. Fang aussi n’en menait pas large. Il pensait s’être retrouvé nez-à-nez avec un fantôme.
Léonce : « Tiens, je te le rends, Roodbruin. »
Je lui tendis Caresse, qu’il reprit, perplexe.
Cette fois-ci encore, ce cimeterre m’avait laissé une autre chance. Une chance de devenir meilleur. Il m’avait sauvé.
-7-
…
Je pleurais toutes les larmes de mon corps dans cette maison que je ne connaissais pas. Les autres bandits finissaient de piller ce qu’ils pouvaient.
Je ne l’avais vu qu’une fois à l’œuvre, et n’avais pas cessé de craindre que son pouvoir ne s’active pas entre mes mains. Néanmoins, j’avais foi. Et pourtant, cela n’en restait pas moins un crime. Ce que j’avais fait à cette famille était inacceptable, et qu’ils n’en soient pas mort était ma maigre consolation.
Quand mes yeux furent enfin secs, je m’assurais que les cris railleurs des Corneilles étaient loin.
Léonce : « Il n’y a plus personne. »
Je me relevais lentement, essayant de retrouver mes esprits.
Léonce : « Quand je vous ferai signe, enfuyez-vous par derrière. »
Le père reprenait aussi ses sens et porta la main à son cou.
Père : « Mais enfin, qu’est-ce qui nous est arrivé ? »
Il avait beau être en état de choc, en une fraction de seconde, sa priorité n’était plus de savoir qu’il était en vie. Il se tourna précipitamment vers les siens.
Père : « Chérie ! »
Sa femme, et leur bébé étaient là. L’enfant était calme. Pour une raison qu’il ignorait, la douleur avait disparu, et une agréable sensation l’avait remplacée. La dame le serrait dans ses bras, émue de ne pas l’avoir perdu. Tous les regards se tournaient désormais vers leur aînée.
Celle-ci se réveillait enfin. La peur lui avait fait perdre conscience. Elle se mit sur un coude, et se rendit compte qu’il était couvert de son sang. Sans paniquer, elle retrouva son équilibre, et, en apercevant une main tendue, leva la sienne.
Je l’aidais à se hisser. La jeune fille ensanglantée réalisa tout ce qui venait de se passer. Elle fut à son tour submergée par l’émotion.
Myrthi : « Si tu n’avais pas été là… Toute ma famille… »
Murmura-t-elle, en regardant du coin de l’œil les êtres les plus chers à son cœur.
À mon grand étonnement, elle se jeta dans mes bras.
Myrthi : « Merci… ! Merci ! Merci ! Merci! Merci ! Merci ! Merci ! Merci ! Merci ! Merci ! »
J’étais sous le choc. J’avais pris pour acquis le fait qu’ils me détestaient. Je voulais qu’ils me détestent pour ce que je leur avais fait.
Léonce : « Je ne mérite pas d’être remercié… Je vous ai blessé, j’ai laissé tout votre village se faire détruire. Je fais partie des bandits qui ont pillé votre hameau… ! »
Son geste affectueux en disait long sur son aimable personnalité, et la sincérité de sa gratitude n’avait pas pu m’échapper. Néanmoins, je n’en restais pas moins fautif dans cette histoire.
Elle s’éloigna de moi, et me fixa de ses grands yeux, qui débordaient d’une reconnaissance immuable.
Myrthi : « Je suis incapable d’imaginer comment tu as pu en arriver là. Mais je sais que tu n’es pas comme eux. Et à vrai dire, tout ce qui compte pour moi, c’est que tu nous aies sauvé ! Tu ne réalises pas à quel point c’est important ! Il y a encore quelques minutes, j’avais perdu tout espoir ! »
C’était ces mots. Ces mots qui m’avaient empêché de ne devenir qu’une ombre. Si je ne les avais pas entendus, j’aurais ressassé cette culpabilité pour l’éternité, sans plus jamais rien faire, peut-être.
De son point de vue, on lui avait tout enlevé. Elle était morte sans avoir pu au moins protéger sa famille. Sa fin avait été aussi rapide que cruelle. Et pourtant, tous ceux qui comptaient pour elle, elle les avait retrouvés à son réveil. De son point de vue, il n’y avait aucune chance qu’elle me déteste après ça.
Myrthi : « J’aimerais tellement pouvoir te remercier ! Promets moi qu’on se reverra ! »
Elle se montrait étrangement familière. C’était la personnalité de cette fille. Et je devais bien reconnaître que ça me plaisait.
Myrthi : « Promets-moi que quand on se reverra, tu ne vivras plus une vie qui ne te correspond pas, et que tout se sera arrangé pour toi ! »
Ses parents me firent comprendre d’un hochement de tête qu’ils soutenaient les propos de leur fille.
Je commençais à peine à réaliser ce que représentait mon choix pour eux. En réalité, juste avant de pourfendre Myrthi, j’avais déjà atteint une conclusion.
Léonce : « …Je te le promets… ! »
La demoiselle écarquilla les yeux face à une rage qu’elle ne soupçonnait pas.
Léonce : « Cette fois-ci, c’était la dernière fois ! La dernière fois que je jouais le jeu cruel d’un autre. Plus jamais je ne tuerai qui que ce soit ! Plus jamais je ne laisserai qui que ce soit mourir ! »
La gorge nouée par le sanglot, je prêtais serment. Ce n’était pas seulement pour elle, c’était un pacte auprès de ma conscience.
Léonce : « Je ne laisserai plus jamais des gens souffrir quand j’ai les moyens de les aider ! Je ne me détournerai plus jamais de ce qui est juste ! »
En les déclamant ainsi, j’avais gravé ces mots à jamais dans mon âme. Et pour conclure ce serment :
À partir d’aujourd’hui, je ferai tout mon possible pour te rendre fier, et ce, quelle que soit la situation. Je me battrai pour ce monde que tu aimes tant, Miléna !
Une main caressait mon crâne.
Myrthi s’était mise sur la pointe des pieds, et me frottait les cheveux pour me consoler.
Myrthi : « Merci ! »
Gonflé à bloc, je m’avançais vers la fenêtre, et l’ouvris. Constatant qu’il n’y avait plus de danger, je fis signe à la famille de Myrthi de partir.
Elle me lança un regard touchant juste avant de suivre sa famille qui se précipitait dans la forêt.
Et à présent, elle se trouvait face à moi de nouveau.
-8-
Myrthi : « Je ne m’attendais pas à te revoir de sitôt ! »
Remarqua-t-elle d’un ton enjoué. Il y avait une certaine admiration dans sa voix. J’étais incapable de le percevoir, mais pour elle, je n’étais pas l’émissaire de ce jour funèbre, j’étais le héros qui avait sauvé toute sa famille, et son regard s’adoucit en me voyant sourire.
Léonce : « Je suis si heureux que vous vous en soyez sortis… »
Myrthi : « Tout ça, c’est grâce à toi ! »
Me félicita-t-elle avec beaucoup de ferveur.
Mère : « Oui, c’est grâce à vous, mon cher. »
Père : « Et nous vous en serons reconnaissants à jamais. »
Eux aussi montraient une gratitude à toute épreuve. J’en perdis mes moyens et me tournais inconsciemment vers Lucéard.
Il venait de comprendre ce qui s’était passé et accueillit mon regard avec un sourire bien trop grand.
Qu’est-ce que c’est cette tête d’idiot ?
Myrthi : « Oh ! J’allais encore oublié ! »
Toute l’attention se portait sur Myrthi qui venait de crier.
Elle s’approcha de mon oreille, un peu embarrassée, et fixait le garde pour s’assurer qu’il n’écoute pas.
Myrthi : « Je n’ai pas pu te demander ton nom la dernière fois. »
Il n’en fallait pas plus pour que je ris.
Léonce : « Léonce. Je suis Léonce ! »
Elle semblait ravie d’avoir enfin un prénom à associer à son sauveur.
Myrthi : « Léonce, hein ! »
Myrthi avait beau être toute guillerette, mon sourire finit par redescendre. Je n’étais toujours pas prêt d’oublier ce qui s’était passé. Ce dénouement pouvait paraître heureux, et il l’était, c’est certain. Mais je ne pouvais pas ignorer non plus les ruines autour de nous. Si une famille avait pu être épargnée grâce à moi, ce n’était qu’une parmi une vingtaine. Et, quoi que j’aie pu y faire, je gardais quand même en tête que la tragédie avait eu lieu, et j’acceptais mon tort, sans l’exacerber, avec la volonté de porter moi aussi le deuil de Clarematin.
Léonce : « Et ton village… ? »
Fang baissait significativement la tête, tout comme la jeune fille après lui.
Myrthi : « Nous ne sommes plus qu’une quinzaine… »
Murmura-t-elle.
Myrthi : « Je ne sais pas si nous allons pouvoir rester ici… »
Izia serrait ses mains l’une contre l’autre, et partageait la tristesse de la rescapée.
Garde : « Myrthi a raison. Ce village n’a jamais été en sécurité, et malgré tous nos efforts, ils ont fini par l’attaquer. Maintenant, il n’y a plus rien ici. Il n’y a plus de quoi y vivre. »
Une main affectueuse se posa sur l’épaule de Myrthi.
Père : « C’est peut-être mieux ainsi. Ce sera sûrement trop dur pour nous tous de rester ici. »
Il parlait tout en fixant la ruelle où, il y a encore quelques jours, les habitants déambulaient paisiblement. Il s’était installé ici, lui et son épouse, il y a vingt ans de cela. Il avait renoncé à la vie de bourgeois de grande ville, pour fonder sa famille dans un environnement calme et serein.
Myrthi : « Mais papa… J’adore notre maison, et nous avions tellement de projets ici ! Je suis sûre qu’ils aimeraient tous qu’on reste ! Et pour honorer leur mémoire, on ne peut pas abandonner ce village ! »
Elle voyait les mêmes fantômes que son père, arpentant inlassablement cette même ruelle. Néanmoins, sa conclusion était tout à fait différente.
Père : « Myrthi… Comme Burly l’a dit, même si nous le voulions, il n’y a plus de village. Tous ceux dont on dépendait pour vivre ici sont partis… »
Il n’avait pas encore pris de décision. C’était toujours bien trop frais. La plaie était toujours ouverte. Il savait que tout ça ne serait jamais réellement derrière lui, où qu’il aille.
Sa fille se retourna vers lui, leva les poings en avant, et se courba légèrement, comme pour le réprimander.
Myrthi : « Mais tu avais promis à Monsieur Garème que vous monteriez un nouveau commerce tous les deux ! Tu t’étais aussi engagé à planter une allée de fleurs avec Madame Berthe juste ici ! Tu avais donné ta parole à Tirlyo que tu creuserais une mare pleine de poissons pour ses vingt ans ! »
Tout ça ne laissait pas indifférent les rescapés, en particulier son père. Il se souvenait de chacun de ses engagements. Il en avait pris pleins d’autres encore.
Après son mariage, il avait été accepté par le seigneur local, mais surtout par la communauté qui s’y était installée et développée depuis déjà quelque temps. C’était une grande famille vivant tous sur un pied d’égalité. Et à eux s’était greffée la famille de Myrthi. Ils pouvaient vivre en autarcie, profitant des compétences de chacun pour obtenir un niveau de confort presque comparable à celui des citadins. La monnaie était pratiquement superflue dans une telle société, et durant toutes ces années, ce père n’avait jamais regretté une seule fois sa décision.
N’osant pas s’engager davantage, l’homme grimaçait.
Père : « Myrthi, mon cœur… Je ne sais pas quoi te dire… »
L’officier de la garde comtal, qui venait de se faire appeler Burly, soupirait, le cœur lourd. Il avait lui-même dû quitter son village natal pour pouvoir le défendre, et savait à quel point ce dilemme était douloureux.
Fang : « Nous aimerions emménager ici, si possible, ma fiancée et moi. »
Léonce : « Que- »
Myrthi : « Oh ! »
Izia : « … »
Personne ne l’avait vu venir, mais chacun réagit à sa façon. La principale intéressée ne s’attendait pas à découvrir un côté spontané à Fang. Il était pourtant, de ma propre expérience, le genre de personne à prendre des décisions mûrement réfléchies en un temps record.
Lucéard en avait la mâchoire décrochée et n’intervint pas.
Burly : « M-mais enfin, vous êtes sûrs de vous ? »
Izia : « Oui. Croyez-moi, c’est un excellent chasseur. Tant qu’il sera là, les habitants de Clarematin auront toujours à manger. Quant à moi, j’aiderai autant que je peux, jusqu’à ce que le hameau soit de nouveau autonome. »
Fang, Lucéard, et moi restions bouche-bées de l’intervention d’Izia.
Après tout ce qui s’est passé… Tout ce que nous avons vécu depuis notre arrivée chez les Corneilles… C’est ainsi que ça se finit… ?
Vieillard : « Alors, c’est décidé, je reste aussi ! »
Les rescapés s’attroupèrent de nouveau, et discutèrent avec passion du futur de Clarematin. Lucéard et moi restions en retrait, observant d’un air amusé.
Léonce : « Décidément, où que tu passes, ça se termine comme ça. »
Il pouffa de rire à ma conclusion.
Lucéard : « En l’occurrence, je n’ai absolument servi à rien, mais bon. »
Il soupira ensuite, sans trop d’amertume. Il aurait été du genre à se frustrer de ne pas avoir pu se rendre utile, mais l’ambiance actuelle l’empêchait de s’apitoyer sur son sort.
Lucéard : « Tout ça, c’est grâce à toi, Léonce. »
Affirma t-il, sans pour autant décrocher les yeux des vives discussions à quelques mètres de nous.
Lucéard : « On a pas pu sauver tout le monde. D’un point de vue objectif, on a même pas fait grand chose de significatif. Mais toi, Léonce, tu as fait des choix très difficiles. Et euh… Même si j’ai un peu douté de toi à un moment, je le regrette. On ne pourra jamais savoir si on pouvait faire mieux, mais grâce à toi, on se retrouve ici. Et même si la fin ne justifie pas les moyens, ce que tu as réussi là, c’est un tour de force ! »
Il finit enfin par se tourner vers moi.
Lucéard : « Au fond, tu n’as pas besoin de moi. Tu sais très bien imposer ce qui est juste quand tu le veux ! Par contre, si tu veux qu’on continue à faire équipe, j’accepterais sans condition ! »
Son air idiot me poussa à lui sourire en retour.
Léonce : « Ça roule, Lucéard ! »
On conclut notre pacte à l’aide d’une ferme poignée de main.
Bizarrement, j’étais rassuré d’avoir eu l’approbation de Lucéard.
J’avais l’impression de me rapprocher de celui que je voulais être.
Cela faisait des années que j’avais honte de lui reparler, malgré mon envie de la revoir. Mais à présent, je n’avais plus qu’une hâte : la retrouver.
Myrthi : « Léoooooonce ! »
La demoiselle accourut vers nous après avoir été mise de côté de cette conversation d’adulte. On discuta tous les trois pendant un temps. La voir s’enthousiasmer et ponctuer ses phrases d’onomatopées à chaque occasion m’attendrissait. Je n’arrêtais pas de penser qu’avoir été là au bon endroit au bon moment avait permis à une fille aussi pétillante et intéressante que Myrthi de survivre, elle, et toute sa famille. C’était probablement ma plus grande fierté.
En attendant le prochain chariot pour rentrer, la mère de Myrthi nous prépara ses fameux croissants. Cette odeur de pâte feuilletée dorée au four était revenue, et me hanterait à jamais. Elle représentait le traumatisme du cauchemar que j’avais vécu ce jour-là, mais aussi le rappel de la résolution que j’y avais trouvé. Je l’associais aussi volontiers avec la survie de ma nouvelle amie.
Izia et Fang se joignirent aussi à nous. Les voir savourer un plaisir aussi simple que manger des sucreries tout juste sorties du four fit monter à mes lèvres un sourire béa.
Un point pour toi, Miléna.
Peu après, le couple choisit une maison parmi les restantes, à contrecœur. Je devinais très bien les réticences de Fang, et il s’engagea à quitter cette maison aussitôt que leur nouvelle demeure serait bâtie.
Néanmoins, une fois devant la maison en question, Izia, comme Fang, regardaient sa façade avant, et semblaient y projeter leur futur. Et ce faisant, leurs regards s’illuminaient comme jamais.
La nuit dernière était déjà loin. Et quand le soleil était à son plus haut, un véhicule s’arrêta enfin le long de la route.
Après des adieux émouvants, Lucéard et moi montâmes à bord, et repartîmes.
-9-
Au bout de quelques mètres, nous étions déjà avachis sur nos sièges.
Lucéard : « Eh bien voilà, on repart vivant. »
Je sentais bien que ce que j’avais à lui dire ne l’intéressait plus, mais je me devais de mettre certaines choses au clair.
Léonce : « Encore désolé de t’avoir entraîné là-dedans. »
Il me gratifia d’un rire court et hautain.
Lucéard : « Tu plaisantes ? Tu es à des lieux de devoir t’excuser. Déjà parce que si on était pas venu, ça aurait été pire, et puis, tu as tout fait pour qu’on reste en vie, même te dresser contre moi. Et tu as fait encore bien plus que ça. Bon, c’est vrai, on a échoué notre mission, mais honnêtement, cette histoire de piste n’a plus vraiment d’importance. Il y aura pleins d’autres moyens de coincer Musmak. »
Il repensa aux événements de cette matinée avec le sourire.
Lucéard : « Mais c’est vrai qu’après tout ça, ç’aurait été la cerise sur le gâteau de revenir avec ce qu’on cherchait. »
Quand il tourna son regard vers moi, il vit un sourire bien trop grand pour ne rien cacher. Il mit sa main contre sa bouche ouverte, dissimulant sa surprise. Le silence se poursuivit pendant quelques secondes.
Lucéard : « Oh, non… Léonce… Ne me dis pas… »
Léonce : « Quand je suis allé demander à ce qu’on ouvre ta cage, Taflen était bourré comme un coing. J’en ai profité pour lui soutirer des informations. »
Lucéard : « Et ?? »
S’approcha t-il de moi, prêt à s’enflammer d’une seconde à l’autre. Je ne pouvais plus retenir ce cri victorieux.
Léonce : « Rougonde ! La base des gars qui te poursuivent est à Rougonde, Lucéard ! »
Lucéard : « Ooooh !! »
S’en suivit de grands cris victorieux, ponctués de bonds triomphants. On ne parvint pas à calmer cette fanfare glorieuse avant quelques bonnes minutes. Le chauffeur s’inquiétait de voir son chargement s’agiter autant.
Il aurait fallu une foule en pleine effervescence pour nous accueillir à notre retour, et pourtant, une heure après notre départ, nous dormions déjà, l’un contre l’autre, épuisés par toutes ces tribulations.
À notre réveil, ces jours seraient déjà lointains, et pourtant, forts de ces souvenirs, nous nous apprêtions à nous embarquer pour un grand voyage.