-1-
Le soleil brillait déjà intensément, mais dissipait à peine la fraîcheur qui s’était accumulée dans la nuit.
Au bout de l’allée centrale du palais, là où le carrosse s’apprêtait à partir, le jeune prince, vêtu aux couleurs de l’acajou et de l’or, faisait face aux siens.
Lucéard : « Nous y revoilà. »
Illiam : « Je n’ai de cesse de me répéter, mais c’est aussi ça d’être parent : Sois prudent, mon fils. Ne t’habitue pas au danger, et reste toujours aussi consciencieux, pour être sûr de revenir. »
Ma cousine soupirait derrière lui.
Deryn : « Je suis encore moins rassurée maintenant. »
Il était vrai que sa façon de me dire au revoir était particulièrement anxiogène. Je répondis d’un rire courtois à Deryn.
Lucéard : « Tu n’as pas à t’en faire, je peux bien me protéger par moi-même pendant tout ce temps où tu ne pourras pas le faire pour moi ! »
Cette réponse l’avait visiblement flattée.
Eilwen : « J’espère que tu auras une belle épopée à nous raconter la prochaine fois ! »
Oh, encore une remarque bien à elle.
Enfin, j’ai beau penser ça, je me suis bien rendu compte hier que je ne connaissais pas si bien les gens qui m’entouraient. J’ai appris tellement sur Deryn en une seule journée… Peut-être parce que je me suis ouvert à elle…
Deryn : « Oui, à très bientôt, Lucéard ! »
Après avoir fait durer les adieux autant que possible, je rentrai dans le carrosse, qui partit sans plus attendre vers l’ouest, où il s’arrêta de nouveau.
Léonce venait d’entrer dans le véhicule et me salua avant de s’asseoir sur la banquette opposée. Quand les chevaux se remirent en marche, je remarquai qu’il n’était pas à l’aise. Il ne devait pas être habitué à voyager autrement qu’à pied.
Léonce : « Il n’y a vraiment qu’à Lucécie qu’on peut laisser monter des gars comme moi dans le même carrosse que celui du prince. »
Je prenais fierté dans ce qu’il venait de dire.
Lucéard : « Ce n’est pas pour rien qu’on dit que Lucécie est le duché où il fait le plus bon vivre. Et encore, tu n’es pas allé dans le comté de Melosdyne. »
Léonce : « Pas la peine d’aller très loin pour me rendre compte que j’aurai été pendu pour toutes les raisons du monde si j’avais été autre part. »
Lucéard : « Le duché de Port-Vespère est assez clément aussi, c’est vraiment dans leur mentalité. Je ne suis pas allé dans tous les duchés personnellement, mais c’est vrai que même dans de simples réceptions mondaines, on voit la différence.»
Léonce : « Tout ce que je sais sur le sujet, je le tiens de Miléna. »
Je restais sans mot pendant quelques instants. De son côté, il semblait se rappeler de bons souvenirs, mais du mien, je me triturais les méninges pour échapper à une sorte de confusion.
J’ai vraiment l’impression d’en savoir beaucoup sur leur relation à tous les deux, pourtant, il ne m’a encore rien dit… Maintenant que j’y repense, il s’est vraiment passé quelque chose d’étrange ce jour-là.
Léonce : « Puisque la baronnie de Sendeuil est à la frontière avec un autre duché, elle s’y rendait assez régulièrement avant. J’imagine que c’est pareil pour toi. »
Lucéard : « Hm, oui, c’est ça. Et puis, en tant que membres de la famille royale, nous sommes amenés à rendre énormément de visites, parfois à l’autre bout du royaume. »
Léonce : « Miléna disait souvent que le système actuel avait tendance à accroître les inégalités géographiquement. »
Il ne jure vraiment que par elle.
En effet, Léonce semblait heureux rien qu’à l’idée de pouvoir évoquer le nom de son amie.
Lucéard : « Le précédent roi, mon grand-père, a été à l’origine de tout ça. Et bien sûr, dans les duchés où il a placé ses enfants, on se félicite de cette révolution puisque la qualité de vie est sensiblement meilleure. Et on pourrait penser que les duchés voisins s’aligneraient probablement sur le même modèle, cependant, comme mademoiselle de Sendeuil le dit, il se pourrait bien que l’effet soit inverse. Je n’en sais hélas pas assez pour me prononcer. »
Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu de discussions politiques.
Léonce : « Elle pense aussi qu’avoir laissé trop de liberté aux duchés pourrait se solder par une prise d’indépendance de ceux-ci qui affaiblirait le pays. »
Lucéard : « Tu es plutôt bien au courant. Ce débat revient souvent à la Cour. Heureusement pour toi, tu as découvert ces enjeux avec quelqu’un de très mesuré dans ses propos. »
Léonce : « À ce sujet… »
Il semblait prendre la conversation plus au sérieux que jamais.
Léonce : « Tu connais bien Miléna, alors. »
J’entendis dans sa voix qu’il était encore étonné de côtoyer quelqu’un qui faisait partie de l’entourage de la fille du baron. Ce n’était certainement pas avec ses camarades bandits d’avant qu’il pouvait parler d’elle.
Lucéard : « Forcément, les héritiers des cinq baronnies du comté de Lucécie se connaissent bien. Qui plus est, Sendeuil est plus proche que les autres chef-lieux. »
Je vais passer sous silence le fait que j’évitais au maximum d’interagir avec eux jusque là. Même s’il est vrai que…
Lucéard : « Mademoiselle de Sendeuil a vraiment une personnalité prodigieuse. Quelle que soit celle de ses interlocuteurs, elle réussit toujours à se faire aimer. On pourrait presque penser que c’est de l’hypocrisie à le dire comme ça, mais elle adapte son attitude à tout le monde par respect et bienveillance. De tous les nobles que j’ai jamais rencontré, elle a toujours été la plus exemplaire, tu peux en être sûr. »
Il fallait bien le reconnaître, même ce râleur de prince que j’étais n’avait pas réussi à trouver de bons motifs pour la mettre dans le même panier que les autres. L’entendre de ma bouche faisait naître chez Léonce une fierté rayonnante.
Léonce : « Je veux bien te croire. »
Lucéard : « Je n’étais pas très proche d’elle, cela dit. Par contre, ma sœur et elle s’entendaient à merveilles. D’une certaine façon, elles étaient assez opposées, mais elles avaient énormément en commun. Elle n’arrêtait pas de dire qu’elle la considérait comme sa famille… »
Un maigre sourire m’échappa, et je fixais le vide, pendant que toutes sortes de réminiscences se projetaient dans mes yeux.
Léonce n’osait rien ajouter. Comme tous les habitants du duché, il savait ce qui était arrivé à Nojù, et ne tenait pas à continuer la conversation dans cette direction.
Lucéard : « Tu ne l’as pas revue depuis la prise d’otage ? »
Il soupirait. Le sujet devait être sensible.
Léonce : « Non… Et puis, c’est sûrement tant mieux. »
Lucéard : « Ne dis pas ça ! Tu l’as enfin retrouvée ! Enfin… De ce que j’ai cru comprendre, tu as de nouveau la chance de pouvoir la voir. »
Je peinais à choisir mes mots. Je n’étais pas sûr de savoir la vérité. Et si ce que je savais était la vérité, comment pourrais-je lui expliquer que je savais tout ?
Lucéard : « Je connais bien le baron, il essaye de la couver le plus possible. Il ne la laisserait jamais rentrer dans une prison. Mais elle a sûrement insisté pour te rendre visite, et je suis sûr que ça pourra se faire dès notre retour ! »
Il croisait les bras, le sourire en coin.
Léonce : « Mêle-toi de tes affaires, Lucéard. Ce que je voulais dire, c’est que c’est moi qui ne veux pas la voir. Après tout ce que j’ai fait, comme je pourrais encore la regarder en face… ? »
Lucéard : « Mais… Je croyais que- »
Léonce : « Oh, bien sûr que je veux la revoir ! »
Précisa-t-il en constatant mon hébétement.
Léonce : « J’aimerais pouvoir lui raconter des trucs dont je suis fier. La maçonnerie, ça n’a vraiment pas suffit à ce que je me rachète une conduite. J’aimerais tirer un trait sur ces dernières années, mais je ne sais vraiment pas comment m’y prendre. Mais peut-être qu’en accomplissant quelque chose qui me persuaderait moi-même que toute cette vie de bandit c’est du passé, alors… »
Ce n’était que maintenant qu’il dévoilait ses motivations. Je l’écoutais attentivement.
Léonce : « Quand l’occasion s’est présentée, je me suis dit que tu pourrais me donner un coup de pouce… Je me suis dis qu’en faisant un bout de chemin avec toi, j’allais forcément trouver cette opportunité. Tout seul, honnêtement, j’aurais peur de me planter. Mais toi, j’ai le sentiment que s’il y a quelque chose de juste à faire, tu le feras. »
Lucéard : « … »
Je le fixais intensément. Et il y avait de quoi vu ce qu’il venait de dire.
Plus ce regard pénétrant s’éternisait, plus le jeune homme s’impatientait. Il s’était rendu compte à quel point c’était embarrassant et commença à s’offusquer.
Léonce : « Eh ! C’est quoi ce regard à la fin ?! Arrête ! »
Lucéard : « Heh. »
Je lui répondis d’un sourire niais, presque moqueur.
Je reçus son pied dans le visage sans sommation.
Lucéard : « Qu-qu’est-ce que tu fais ?! »
Léonce : « Je t’avais dit de t’arrêter ! »
Lucéard : « Tu veux faire un tour de potence, ma parole ! »
On en venait déjà à se chamailler.
Le chauffeur pensait que le prince était en train de se faire assassiner par le prisonnier, et paniqua, et s’arrêta. Après lui avoir présenté des excuses, on reprit notre trajet dans le calme.
Léonce : « Tout ça pour dire que l’endroit où on va n’a quand même rien de plaisant. Il est justement du côté du duché voisin. Et soyons franc, ça promet de ne pas être plaisant. »
Lucéard : « Je me doute bien. Mais t’es quand même gonflé de me dire ça que maintenant. Enfin bon, on fera ce qu’il y a à faire. »
Grâce à la connaissance de Léonce, nous allons pouvoir entrer en contact avec eux. Selon lui, c’est assez commun de montrer de l’hospitalité envers les autres bandits dans ce milieu là. Si on montre patte blanche, on pourrait avoir une entrevue avec leur chef.
-2-
Après avoir partagé un repas que j’avais stocké dans mes affaires, on finit par arriver. Nous étions déjà loin au sud-ouest de Sendeuil, et au nord-ouest d’Absenoldeb. La route que nous avions emprunté séparait le duché d’Aquelarbre de celui de Lucécie.
Léonce : « Commence à mettre ta capuche. Je m’occupe de toute la partie diplomatie. Avec ces bandeaux noirs autour du bras, les gars de ce groupe seront prévenus qu’on est là pour les rencontrer. »
Ce genre de choses ne se savaient que chez les bandits, mais je ne me souciais pas d’en faire part à la garde si j’en avais l’occasion.
On s’aventura dans les bois. La végétation était touffue même à cette époque de l’année, c’était un endroit idéal pour s’installer si on voulait se reconvertir dans une profession illégale.
Je ne savais pas à quoi Léonce avait vu qu’il nous fallait continuer à pied, et j’essayais de ne pas oublier de lui demander plus tard. Pour le moment, je préférais parler le moins possible. On pouvait facilement être entendus à notre insu.
Le ciel était gris, la nature paisible, l’air frais. Je respirais une bouffée d’oxygène, oubliant presque où nous nous rendions. Pourtant, à quelques mètres de nous s’approchait un homme au visage patibulaire.
Bandit : « Ouais ? Vous voulez quoi, vous ? »
Avant même que son odeur ne m’atteigne, j’éprouvais déjà du dégoût envers celui-là. Il avait l’air aussi malin que bienfaisant.
Léonce : « C’est moi, Gartner. Tu te souviens pas de moi ? »
Au ton de Léonce, je compris que les choses allaient en notre faveur. Il avait déjà rencontré celui qui était venu nous accueillir.
Bandit : « Ah mais ouais, t’es un gars de Slakter. Qu’est-ce qu’il devient ce chien ? Ça fait des mois qu’on s’est plus approchés de Sendeuil. »
Léonce : « Ah ben, justement. On a eu des soucis, la plupart d’entre nous se sont fait choper, et Slakter est introuvable. Tu fais partie des Corneilles d’Ambre, alors ? »
C’était le nom dont m’avait parlé Léonce. Apparemment, les villages de bandits utilisaient souvent ce genre d’appellation pour leur groupe. Une partie de moi était curieuse de savoir comment ils interagissaient entre eux.
Alors que j’étais plongé dans ma réflexion, je finis par sursauter. Quelque chose venait d’attirer mon attention.
Léonce lui l’avait remarqué depuis quelques secondes déjà : nous étions encerclés.
Bien que je pouvais m’échapper grâce à la magie, ce n’était pas le cas de Léonce. Je gardais néanmoins ma main prête à empoigner une de mes armes.
Nous étions dans une situation particulièrement stressante. Il était pourtant certain qu’ils allaient surgir de leurs cachettes d’une seconde à l’autre. De plus, je gardais un mauvais souvenir de la dernière fois où je m’étais retrouvé dans une telle situation.
Un homme plus âgé que tous les autres s’approchait de nous. Il avait les cheveux courts et le visage long, couvert de balafres. Son regard était aussi froid que l’hiver.
???: « Qu’est-ce que vous nous voulez ? »
Cette question était décisive, et tous ceux autour de nous n’attendaient que notre réponse pour passer à l’action.
Léonce était surpris de se retrouver dès le début dans un climat aussi hostile. Chacun de ses mots comptait.
Léonce : « Je… Je me demandais si vous n’auriez pas besoin de quelques nouvelles recrues, vu qu’il ne reste plus que nous de notre ancien groupe. »
Ma mâchoire aurait pu se décrocher en entendant ça.
Oooh pitié… C’était ça qu’il avait prévu ? S’il m’avait consulté, je lui aurais dit que c’était un grand non.
???: « C’est bien vrai, ça ? »
Rien que le visage de celui qui devait être le chef ici annonçait la couleur. Quelqu’un qui avait autant d’expérience dans ce milieu ne pouvait pas être dupe.
Il nous regardait tour à tour, sévèrement.
???: « Bah, c’est pas plus mal, nous aussi on a eu quelques pertes dernièrement… Mais, toi là, t’es aussi un ancien de Slakter ? »
J’avais confiance en mes talents de comédien, mais je n’avais pas eu le temps de me préparer à être interrogé. Léonce m’inspectait de haut en bas en se tenant le menton.
Léonce : « Oh, lui ? Ouais, c’est Roodbruin. »
Roodbruin ?! Mais de quel droit tu décides ça ? Et puis c’est quoi ce nom… ?!
Je faisais mine de n’être ni étonné, ni indigné par ce sobriquet.
Lucéard : « Oui, c’est ça, Roudebruine. »
J’échangeai aussitôt un regard d’incompréhension avec Gartner.
???: « Bien. Moi c’est Taflen. Vous serez avec Fang dans un premier temps. Mais je vous préviens : on a rien à voir avec des voleurs d’orange dans le genre de Slakter, alors tenez-vous à carreau. »
Léonce : « Merci, Taflen. »
Il commença à repartir en soupirant, nous indiquant la voie à suivre.
Je gardais autant que possible mes distances de lui, et me murais dans le silence. Ce type était indubitablement quelqu’un de néfaste, je ne comptais pas m’en approcher plus que nécessaire.
Taflen : « Bah, j’aurais préféré des clients, mais de nouvelles recrues, c’est pas plus mal. »
Lançait-il au ciel, comme si plus grand chose n’avait d’importance.
Je ne quittais pas Léonce des yeux, et le fixais d’un air mécontent. La situation dans laquelle il venait de nous entraîner ne me plaisait pas, et je le prenais pour responsable.
Il n’avait pas l’air d’en mener large non plus, quelque chose avait déjà changé chez lui. Le Léonce confiant qu’il m’avait fait découvrir hier soir semblait déjà loin.
Plus profondément dans la forêt, là où la végétation s’élevait densément au-dessus de nos têtes, la luminosité était si faible que le village de fortune qui apparut sous mes yeux semblait déjà être plongé dans la pénombre d’un crépuscule.
Il n’y avait que trois ruines, dont une plus massive que les autres. On avait recouvert les toits de toiles pour que l’eau ne s’y infiltre pas. Pourtant, la plupart de ceux qui avaient élu domicile ici vivaient sous des tentes.. De simples tentes, comme celles que les aventuriers de la Guilde utilisaient dans leurs expéditions. Elles étaient espacées, au point qu’on peinait déjà à voir ce que celui d’à côté faisait. Sans doute se méfiaient-ils les uns des autres.
Nos nouveaux voisins tiraient de sales têtes. Sourire était-il mal vu chez eux ? De mon point de vue, leur vie n’avait en réalité rien de réjouissant. Néanmoins, si cela ne leur plaisait pas, que faisaient-ils ici ? Je peinais à comprendre la complexité de leur situation. Je croyais pourtant savoir ce que ça faisait de mener une vie qu’on ne désirait pas, sans chercher à changer les choses.
Dans quel genre de guêpier sommes-nous ?
Des feux de camps s’allumaient ça et là. Le vent frais annonçait, mieux que l’obscurité, la fin de la journée.
Après nous avoir indiqué du doigt le nôtre, on se rapprocha de la flamme naissante.
Un homme, dix ans plus âgé que nous, s’assurait que le feu prenait.
Il avait le regard morne, les traits relâchés, comme un vieillard devant sa cheminée. Il n’avait pourtant pas une ride, et ses cheveux noirs et sales auraient pu être soyeux avec un minimum d’effort. Ses vieilles sapes avaient perdu leur forme, et le vert passé de ses yeux ne reflétait que la lumière qui dévorait les bûches.
Mon pas ralentit en l’apercevant, et, pendant mes réflexions, Léonce vint me chuchoter à l’oreille.
Léonce : « Il faut qu’on reste discret Roodbruin, rappelle-toi de ne pas m’appeler par mon vrai nom. »
Peut-être tentait-il de détendre l’atmosphère, mais il ne me décrocha pas un sourire. Et pour cause, il n’avait vraiment pas l’air détendu lui-même.
Lucéard : « Entendu, “Gartner”. »
Maugréai-je, insistant sèchement sur le pseudonyme de mon complice.
Léonce : « Tu dois être Fang. »
Sa première impression était importante. C’était quelque chose qu’il avait appris dans ce milieu. Il ne devait pas montrer ses doutes, ni ses faiblesses.
Cependant, ses efforts furent vains. Le jeune homme se tourna à peine vers nous.
D’aussi près, je pouvais confirmer que les traits de son visage étaient particulièrement doux, comparés à ses acolytes. Il avait pourtant la même expression qu’eux, et elle était pénible à voir.
Fang : « Vous êtes des nouveaux, c’est ça ? Et Taflen vous a mis avec moi ? »
Sa voix était plus faible que le crépitement des flammes. Il ne se souciait pas de nous, ni de partager sa tente avec deux mineurs.
Léonce : « C’est ça. Moi j’suis Gartner, et lui, c’est Roodbruin. Désolé d’avance, je bouge beaucoup dans mon sommeil ! »
Après m’avoir indiqué du pouce, il lui tendit la main, mais notre supérieur ne daigna pas la serrer. Léonce n’avait pas réussi à le faire sourire, mais il semblait plus à l’aise.
Je ne serais pas capable de me montrer aussi familier que lui. Je ne sais pas comment il s’y prend…
En tant que prince, je me trouvais dans un univers qui m’était bien lointain, et je n’espérais pas avoir à m’y habituer.
Fang : « Tant mieux. Ça commençait à être désagréable de dormir seul sous cette toile. »
Il n’avait pas l’air ravi pour autant. Imaginer qu’il devait manger autour de ce feu avec d’autres complices jusque là me donnait froid dans le dos.
Je me tournais vers Léonce avec un regard noir.
Dans quoi tu m’as embarqué, crétin ?
J’étais pourtant encore loin de réaliser la gravité de la situation.
Léonce, lui, regardait devant l’une des baraques. Il y avait beaucoup d’agitation. On entendait de grosses voix, et, après quelques instants. Certains repartaient avec de la viande à cuire et parfois des racines.
Fang : « Je pense pas qu’ils vous laisseront manger dès le premier soir. »
Soupira le jeune homme, indifférent à notre malheur.
Léonce : « Bah, on a ce qu’il faut. »
En effet, j’avais pris une semaine de rations. Il était facile d’être prévoyant quand on pouvait tout transporter sans contrainte.
Fang s’éclipsa après de brèves explications, et l’on put dîner rapidement, sans que personne ne puisse constater que notre festin était royal.
Vers la fin de notre repas, je fixai intensément un sachet coloré, ceint de perles, mais, lorsque Fang revint de sa promenade, je me décidai à le ranger.
Léonce avait mangé goulûment, et s’était consolé de notre mésaventure en s’empiffrant autant qu’il le put. Il s’étonna de voir que j’avais gardé une portion de viande réchauffée pour celui qui partageait notre tente.
Fang : « Je n’ai jamais vu qui que ce soit cuisiner comme ça ici. S’ils sentent ça, ils auront raison de me jalouser. »
C’était probablement un compliment. Peut-être se réjouissait-il simplement que nous soyons tombés avec lui. J’aurai été rassuré que ça soit l’impression qu’il donne. Hélas, ce Fang ne semblait pas avoir goût à grand-chose, et si cette venaison n’avait pas pu lui décrocher un sourire, elle était presque gâchée.
Il fut le premier à aller se coucher, mais fut suivi de près par Léonce. Je me retrouvais seul face aux bûches, et décidai d’y rester encore un instant.
Je rapprochais mes mains de la flamme. La chaleur caressait à peine mes paumes, et le reste de mon corps frissonnait.
J’avais peur. S’il était vrai que la nuit était noire et la forêt pleine de dangers, tout ce qui était à la portée de mes yeux étaient ces astres rouges, autour desquels se réchauffaient des hommes aux voix rauques et menaçantes. Je pouvais parfois apercevoir leurs regards, et y déceler de la cruauté. Ils auraient pu m’assassiner sans autre forme de procès, pas par rancœur, ni par plaisir. Ils auraient pu me tuer pour pratiquement rien. Pour combler un trou sans fond, par simple avidité.
Si j’avais su d’où ils venaient, et ce qu’ils avaient fait pour se tenir aujourd’hui à quelques mètres de moi, je n’aurais pu trouver le sommeil.
Mais il n’y avait pas que ça. Quand ils disparaissaient sous leurs tentes après avoir bu ce qu’ils pouvaient, je ne ressentais que du dégoût.
Nous n’avions plus rien d’autre à faire que d’aller nous coucher. C’était une évidence pour ceux qui n’avaient jamais eu l’occasion de divertir leurs esprits. De quoi fallait-il se contenter pour se prétendre vivant ? C’est en voyant ces hors-la-lois dans ce qu’ils avaient de plus vulnérable que je réalisais qu’ils étaient pris au piège bien plus que je ne l’étais.
Tout ça avait été si soudain, et je craignais de voir d’autres soirées se répéter à l’identique. C’était hors de question. Ce n’était pas ma vie, et ça ne pouvait jamais l’être.
Sans pouvoir me détendre, je finis par disparaître à mon tour sous la toile. Cependant, bien après que Fang ne se soit endormi, je restais éveillé, recroquevillé sur moi-même, n’ayant que Caresse à serrer dans mes bras.
Le tissu sur lequel j’étais supposé dormir avait été garni il y a bien longtemps déjà, s’était tassé, et avait fini par durcir. Il n’avait pas non plus été entretenu, et s’enfonçait dans la toile sans jamais être aéré. C’était une preuve de plus que ceux qui vivaient ici négligeaient leur confort.
Pour être exact, ils l’ignoraient. Ils ne l’avaient jamais connu. Ils auraient tué pour la plus petite bourse, comme si elle pouvait les mener un beau jour à la richesse et au pouvoir. Ils ne savaient pourtant plus à quoi ils aspiraient. S’ils s’étaient souvenu de la vie dont ils avaient rêvé, ils se seraient accordés le luxe d’avoir un matelas propre, sec, et sans odeur à l’heure de se coucher. C’était du moins ce que je pensais. Et pourtant, n’étais-je pas la dernière personne à pouvoir les comprendre ?
Lucéard : « Gartner, tu dors ? »
Ce murmure succédait à toutes ces élucubrations. Toutes ces questions qui me taraudaient se faisaient confuses. Pour échapper à cette somnolence, je fixais le garçon couché au centre. Il peinait à trouver une position confortable, et n’arrêtait pas de tourner.
Léonce : « Qu’est-ce qu’y a ? »
Même si la respiration de Fang était forte, je ne pouvais pas prendre le risque d’aborder notre mission ici. Après un instant de silence, je lui répondis.
Lucéard : « Non… Rien… »
Je n’avais pas non plus le loisir de sortir le matériel de literie que j’avais entreposé pour ce voyage. Si on trouvait de tels oreillers ici au petit matin, alors que je n’avais en apparence rien sur moi, les plus malins d’entre eux finiraient par se poser des questions.
Je n’avais vraiment pas d’autres choix que de garder tout ça pour moi.
Je veux rentrer…
Moi qui avais boudé mon foyer pendant des mois, je me retrouvais à espérer pouvoir y revenir. Ce sentiment se révélait à moi sous une forme inédite. Quelque chose en moi avait très récemment changé, et je n’en avais pas encore conscience.
Léonce : « Eh… »
Ce grand gaillard qui m’accompagnait se rapprochait de mon oreille, prêt à me chuchoter ce qu’il avait sur le cœur.
Léonce : « Je suis désolé. »
C’étaient de bien simples mots pour justifier de m’avoir entraîné dans un tel enfer. Néanmoins, il semblait regretter d’avoir pris cette décision, et même si je lui faisais à présent dos, je ne lui tenais plus rigueur de quoi que ce soit.
Ses paroles n’avaient rien de creux. Il venait de me plonger dans le monde empoisonné dont il avait enfin pu s’extraire. Il savait ce que nous allions vivre, et je reconnus dans son ton qu’il était capable de ressentir l’horreur de se retrouver ici. Cela suffisait à m’apaiser. Je me sentais provisoirement moins seul que je ne l’étais.
Après tout, peut-être qu’il n’y avait pas de meilleure solution pour échapper à une confrontation directe. Peut-être que nous allons vraiment y apprendre quelque chose. Et puis, nous aurons sûrement des occasions de filer le plus loin possible d’ici.
Je rationalisais autant que possible, tout en fixant les formes inexactes qui se reflétaient sur les parois de la tente. Elles dansaient, menées par la flamme mourante de notre feu de camp.
On entendait la faune reprendre vie, là où les hommes se firent silencieux. Mes dernières pensées vagabondaient jusqu’aux souvenirs de cette matinée, déjà si lointaine.
-3-
Quand ma conscience revint, je m’étonnais d’avoir pu trouver le sommeil. Il ne me fallut qu’une poignée de secondes pour être aussi alerte que la veille. Léonce, lui, dormait encore, et m’avait couvert autant qu’il le pouvait avec sa jambe. Sa position était si singulière que je le fixais un instant.
Il n’a pas menti, il a vraiment le sommeil agité.
La journée qui s’annonçait suffisait à engourdir mon corps, mais je trouvais la force de sortir.
Le soleil faisait son chemin entre les troncs mieux qu’à n’importe quelle heure de la journée. Ce n’était que l’aube, mais l’est de ce bois était assez peu dense pour révéler notre camp.
…J’ai froid.
Ma tenue améliorée ne résistait même pas à l’automne naissant d’une zone tempérée. En vérité, ce devait être la fatigue qui me donnait cette impression. Je pouvais très bien franchir un sommet enneigé sans porter une cape au-dessus de mes vêtements si j’étais au meilleur de ma forme.
D’autres gens se levaient en même temps que moi. Je n’avais pas besoin d’en savoir plus sur eux pour les considérer comme des ennemis. Ils étaient tout autour de moi, et j’avais consenti à me fondre parmi eux pour un temps. Consenti n’était pas le mot : j’y avais été contraint par le sort.
Dire que la dernière fois où je me suis réveillé, j’étais au palais avec mon père et mes cousines…
Je sentais mes forces s’échapper de tout mon corps en constatant une fois de plus ma situation.
Fang : « Roodbruin, c’est bien ça ? »
Ce ton sec, qui ne se souciait plus de son interlocuteur, appartenait à Fang. Je me retournais, pris de cours, et ne sus pas lui répondre.
Il avait l’air bien plus morose que je ne l’étais. Depuis combien de temps ce malheureux survivait à ce cauchemar ? Il me donnait l’impression de ne s’être jamais projeté assez loin dans son avenir pour imaginer un monde où il avait quitté cet endroit.
Léonce : « Ah, tu sais, il est pas très bavard, celui-là. »
Déclara mon compagnon d’infortune, en nous rejoignant à son tour.
Je n’étais toujours pas alléché à l’idée de m’adresser à tous ceux-là. Pourtant, je reconnaissais sans nul mal que Fang avait quelque chose de singulier. Il n’avait pas la vulgarité de ses complices.
Fang : « Ça le regarde. Tant qu’il fait ce qu’on lui demande, il peut bien faire ce qu’il veut. »
La douceur dans sa voix confortait ce que je pensais de lui. Il savait que je n’étais pas à mon aise ici, et faisait en sorte de ne pas rendre les choses plus difficiles. Nous n’étions certainement pas tombés dans la pire tente de ce camp, mais c’était une bien maigre consolation.
Léonce : « À ce sujet, qu’est-ce qu’on nous demande ? »
Fang se gratta le crâne, pris d’une soudaine démangeaison. Il considérait au passage la question de Léonce.
Fang : « Si Taflen vous a mis avec moi, c’est que vous allez me donner un coup de main. Je m’occupe de la chasse. Tout seul, ramener du gros gibier me prend beaucoup de temps. Si vous voulez manger à votre faim, il va falloir me donner un coup de main. »
Je restais figé après avoir compris ce qu’il nous demandait. C’était un moindre mal, et de toutes les activités de hors-la-loi, c’était une des rares que je consentais à faire.
Fang : « D’ailleurs, il faudra se lever au moins à cette heure-là les prochains jours. C’est le meilleur moment pour commencer. »
Ajouta t-il en se dirigeant vers l’une des ruines. Quelques types nous regardaient d’un air mauvais, ils avaient leurs armes en main, et montaient sans l’ombre d’un doute la garde.
Il fourra du matériel dans des sacs, puis s’interrompit avant de nous les tendre.
Fang : « Vous savez manier un arc ? »
Léonce et moi nous lançâmes un regard, avant de se tourner vers Fang, quelque peu gênés.
Fang : « Je vous montrerai… »
Soupira t-il en rangeant quelques cordes dans nos affaires. Je ne m’attendais pas à ce qu’on se montre patient envers nous, et je lui en étais gré.
Quelques minutes plus tard, nous étions cachés derrière un buisson. Notre première leçon commençait maintenant.
Fang : « Ah, ça y est… Je vais vous montrer. »
Il sortit une flèche de son carquois de fortune, et, sans quitter la proie à quelques mètres de nous, l’encocha.
Je me redressais à peine, pour apercevoir à côté d’une petite mare un sanglier laineux en train de boire.
Le blanc sali de sa fourrure ne lui permettait pas de se camoufler. Ses défenses étaient robustes, mais de ce qu’on disait, ces créatures étaient aussi douces que leur pilosité. Les autres espèces de sangliers de nos forêts étaient sensiblement plus agressives.
L’imposante bête s’abreuvait paisiblement, et semblait apprécier les rayons de soleil matinaux. Il secouait ses oreilles entre deux gorgées et semblait fixer son reflet, parcouru par les ondes. J’avais toujours eu des a-priori sur les espèces porcines, mais face à la majesté de cette créature, je me perdais à la contempler.
Mes esprits me revinrent en entendant la corde se tendre. Le rythme de mon cœur s’emballa.
Lucéard : « Et si l’on cueillait des fruits plutôt ? »
Cette remarque chuchotée me valut immédiatement un coup de coude de la part de Léonce. Je n’étais ni prêt à faire ça, ni à le voir.
Quand Fang se leva, il ne laissa pas la moindre chance au gibier, et la précision de son tir lui permit d’en finir en une seule flèche.
Le sanglier gisait déjà au sol. Il n’avait pas eu le temps de savoir ce qui lui arrivait. Le chasseur ne semblait pas impressionné par sa propre performance.
Je restais immobile, n’osant pas quitter la bête des yeux. Léonce et Fang s’affairaient déjà à le soulever, et l’éloigner de la mare. On pouvait ainsi espérer que d’autres animaux viennent y boire, insouciamment. Ce n’était bien sûr pas mon cas. J’aurais aimé évité cette fin à toute la faune de cette forêt.
Léonce : « Ben alors Roodbruin, tu rêvasses ? »
M’interpella Léonce d’une voix basse. Je quittais des yeux ce qu’il venait de déposer à côté de moi, et dirigeai mon regard humide vers lui.
Lucéard : « …Le sanglier… »
Je lui répondis la gorge nouée, et la moue prononcée.
Il soupira, prêt à me railler d’une seconde à l’autre, mais après avoir fait face à mon visage trop longtemps, l’envie lui passa.
Léonce : « Oh… Ressaisis-toi… »
Une partie de lui comprenait mes sentiments.
Fang : « Il faut bien se nourrir. Quand on sera en hiver, on sera content d’avoir le maximum de laine, et si possible de la viande d’avance. »
J’avais bien conscience que ma réaction avait quelque chose d’hypocrite, mais ça ne changeait pas ce que je ressentais. Je détournais le regard.
Fang : « Mais comment vous faisiez avant ? »
Les lèvres pincées, j’hésitais encore à répondre.
Léonce : « Il ne s’en occupait jamais… »
Expliqua Léonce, sans me quitter des yeux. Il venait encore de m’épargner une conversation.
Notre aîné nous regardait, perplexe. Il se doutait que Léonce non plus ne se sentait pas à sa place ici. Il avait été confronté à cette réalité bien avant moi, et avait conscience de ce qu’impliquait d’avoir de la viande dans son assiette. Mon rang m’avait épargné ça, et pourtant, presque paradoxalement, les plus fortunés avaient fait de la chasse un loisir.
Fang : « Vous êtes vraiment trop jeunes pour tout ça… »
Conclut-il, sans qu’on ne puisse entendre ce murmure.
Je pris une grande inspiration, et tâchai de retrouver mon calme.
-4-
???: « Hhh- ! Aaah ! »
Tandis que nous ramenions le sanglier par les cornes et les pattes, un son attira notre attention. Des oiseaux s’envolaient précipitamment. C’était des cris. Les cris de douleur d’un homme.
Seul Fang ne semblait pas s’alarmer. Et pour cause, nous entendions des rires. Des rires ignobles que j’avais déjà pu entendre la veille.
Bandit : « Ha ! Ça vous apprendra à vous en prendre à nous, pourritures ! »
Alors que je m’apprêtais à lâcher la bête, Léonce me rappela à l’ordre.
Léonce : « Ne t’en mêle pas. »
Il devait s’agir d’un conflit entre hors-la-lois. Certains n’hésitaient pas à s’en prendre à des “confrères” si l’envie leur en prenait.
Les nôtres s’en donnaient à cœur joie, et alors que nous passions à quelques mètres d’eux, sans que je ne puisse apercevoir ceux qui étaient déjà au sol, je pouvais entendre les gémissements du dernier des assaillants.
Mes bras tremblaient, et ma frustration se propagea à travers le corps que je tenais, jusque dans les bras de Léonce.
Il insistait du regard, me rappelant à l’ordre une fois de plus. Si je faisais du zèle, je ne risquais que d’aggraver les choses, et de faire échouer cette mission qui nous avait conduits ici.
???: « C’est bon, j’me rends ! Arrêtez, me tuez pas ! »
Les insultes et les éclats de rire continuaient bon train. Faisant fi des supplications de l’homme, on entendait encore les membres de la Corneille d’Ambre frapper en y mettant le poids de tout leur corps.
Bien assez tôt, cette dernière voix s’était tue. Mais la fête n’était pas finie, et l’hilarité et les coups se poursuivirent encore quelque temps.
Fang : « … »
Sans ralentir, le chasseur continuait son chemin, mais il jetait de temps en temps des coups d’œil à sa droite, pour tenter d’apercevoir les auteurs des ces sévices. Je serrais les dents, la tête plus basse que jamais.
Me dire que je ne serais de toute façon pas arrivé à temps ne m’empêchait pas de me maudire sur tout le chemin du retour. Le regard de Léonce était de plus en plus froid.
Une des ruines possédait un petit sous-sol où l’on pouvait conserver les aliments périssables le plus longtemps possible. Il n’y avait ni pain de glace, ni sel, mais la viande pouvait survivre une journée entière là-dessous.
Lucéard : « Partons d’ici. »
Le visage grave, je fis face à Léonce. Nous n’étions que tous les deux dans cette pièce, c’était le moment parfait pour mettre au point notre évasion prématurée.
Léonce : « Il faut que tu t’y fasses. Le vrai monde n’est pas aussi rose que le tien. »
Je m’étonnais de sa réaction. Refusait-il de partir ? J’en avais assez vu pour savoir qu’aucune information ne valait le coup que je m’inflige ça, mais n’était-ce pas son cas à lui aussi ?
Cette lueur éteinte dans ses yeux était la même que le jour où je l’avais rencontré. Il ne lui avait fallu qu’une matinée pour que l’étreinte ignominieuse de la vie de bandit se referme sur lui. Comme si cette morne atmosphère avait corrompu son cœur une fois de plus, il semblait accepter que les choses étaient ainsi. Il était devenu comme tous ceux qui nous entouraient. Qu’il cède à une si faible fatalité ne manquait pas de m’indigner.
Lucéard : « Qu’est-ce que tu racontes… ? Tu crois que c’est ça le vrai monde ? Tu crois que tout ce qui se passe dans ce trou à rat est la réalité ? Ne me dis pas que c’est à ça que tu aspires… ?
Léonce : « … »
Cette confusion dans son esprit me confortait dans ce que je venais d’imaginer. D’une certaine façon, cet environnement l’avait envoûté.
Lucéard : « Essayons de trouver les informations qu’on cherche, et si on ne les a pas aujourd’hui, on repart cette nuit, un point c’est tout. »
Je ne comprenais pas pour quelles raisons ces hors-la-loi acceptaient leur situation. Je ne comprenais pas pourquoi ils acceptaient cette vie. Et par-dessus tout, je ne comprenais pas pourquoi Léonce était prêt à y retourner.
Léonce : « Pour l’instant, nous n’avons pas la confiance de qui que ce soit. Ils nous en diront certainement le moins possible, et si on essaye de s’échapper, on finira comme les gars de tout à l’heure. »
Et alors quoi ? Combien de temps comptes-tu rester ici ?
Je lui lançai sèchement ces questions du regard, n’ayant plus envie de poursuivre cette discussion.
Je voulais bien évidemment minimiser les risques, mais j’étais presque prêt à me battre pour rentrer chez moi. Ce n’était manifestement pas son cas.
Après une matinée assez prolifique, nous avions assez de vivres pour tout le monde. Et nous n’avions pas encore vérifié les pièges installés dans des coins stratégiques du bois. J’avais réussi à m’éviter les plus sales besognes, mais ramener tout ce gibier avait été dur pour mon moral.
Pire encore, passer toute cette journée en compagnie de Fang et Léonce m’avait franchement déprimé.
Quand le soir fut venu, je m’assis sur un tronc et soupirai jusqu’à vider tout l’air de mes poumons.
Non loin de moi, deux bandits aux barbes bien fournies discutaient, chopes à la main. L’un d’entre eux était balafré sur tout le visage, et l’autre, plus âgé, avait un regard particulièrement mauvais.
Bandit balafré : « Ça fait un putain de bail qu’on a pas eu de donzelles ici. J’suis sûr que les gars qui chassent sur les routes les gardent toutes pour eux. C’est vraiment des enflures ! Et pis, March et ses gars en ont gardé une pendant des semaines à ce qu’on raconte. Ces petits fumiers, je les ai à l’œil, maintenant. S’ils nous refont le coup, je l’saurai. »
Sous ma capuche, on aurait seulement pu voir ma mâchoire se décrocher lentement.
Bandit âgé : « Haha ! Heureusement, on va bientôt avoir de quoi faire ! C’est pour cette semaine, après tout ! Aah… Combien d’années ça fait depuis la dernière fois ? »
Ils souriaient tous deux comme des enfants. Qu’est-ce qui pouvait tant les mettre en joie ? Ils ne semblaient pourtant pas avoir de perspectives très réjouissantes dans leur quotidien.
Bandit balafré : « Moi pas tant que ça, mais on va pas se mentir, y a rien de tel pour se sentir vivant ! »
Il exhiba ses dents jaunes pour rire plus fort encore. Ils trinquèrent une fois de plus.
Bandit âgé : « Après, tu sais comment ça se passe ici : Premier arrivé, premier servi ! T’as intérêt à être efficace ! »
Sur ces mots, il reçut un coup de pied au genou. C’était un peu fort pour quelque chose qui se voulait amical, mais cela semblait être la norme ici.
Bandit balafré : « Quel enfoiré tu fais, toi aussi ! »
Conclut-il en amenant une fois de plus cet alcool frelaté à ses lèvres. La moitié dégoulina sur sa barbe crasseuse.
Je me levais, attirant leur attention, avant de repartir d’un pas furieux.
Quand tout ça sera fini, je m’assurerai personnellement que vous ayez la punition que vous méritez tous. Vous ne perdez vraiment rien pour attendre.
J’avais beau être enragé, je savais me contrôler comme personne, et n’avais presque pas été tenté de les mettre hors d’état de nuire sur le champ.
Mais de quoi parlaient-ils ? Les Corneilles d’Ambre prévoiraient un gros coup ? Je dois bien reconnaître que si je n’étais pas dans leur rangs, je ne pourrais pas les empêcher de commettre leurs atrocités. En étant ici, j’ai au moins la chance de pouvoir leur mettre des bâtons dans les roues.
Je me calmais comme je pouvais, mais je n’avais pas tort de penser ainsi. Si nous ne les avions pas rejoint, ce qui s’était passé plus tôt dans la journée serait quand même arrivé.
Il nous fallait leurs informations avant qu’ils ne passent à l’action. Si ce n’était pas le cas, la priorité était de sauver le plus de personnes possibles.
Mais puis-je vraiment me fier à Léonce pour qu’il obtienne quoi que ce soit de Taflen ?
Les journées ici n’étaient pas aussi fatigantes que celles chez le maître, néanmoins, j’étais psychologiquement déjà à bout, et ne trouvais pas d’appétit.
Léonce et Fang n’avaient pu que remarquer que j’étais encore plus distant que je ne l’étais auparavant.
Cette nuit-là, ce ne fut pas la peur qui me tint éveillé. Je bouillonnais au fond de moi, et pouvais laisser ma rage exploser à tout moment.
Au diable ces fichues informations…
Je ne perdais pas de vue notre objectif, mais il me paraissait de plus en plus absurde. Il y avait un mal imminent à éradiquer, juste sous nos yeux. N’était-ce pas la priorité ?
Léonce : « … »
Mon garde du corps fixait mon dos, l’air absent.
Cette humeur massacrante qui était la mienne avait survécu à cette nuit, et était même plus virulente encore que la veille.
-5-
Je me levai une fois de plus à l’aube, et sortis dehors.
C’était toujours ces mêmes tristes visages, ces regards vides, mais aussi tous ces propos qui me révulsaient, ces litres d’alcools engloutis. Du sang, et de la boue. Tout ici me dégoûtait.
Ils ne faisaient que se frapper et s’insulter à longueur de journée. Ils étaient vraiment misérables. Qu’allais-je devenir si je les fréquentais trop longtemps ? Je ne tenais pas à ce que me réveiller ici devienne une habitude.
L’air maussade, je ne pouvais que conclure qu’il me fallait un petit remontant. Un petit-déjeuner digne de ce nom. Néanmoins, alors que j’enfonçais ma main dans le sac de Thornecelia…
Fang : « Tu vas réveiller Gartner ? Je vais rassembler le matériel. »
Encore une fois, il était déjà debout et semblait éveillé depuis un certain temps. Je renonçai à ce premier repas, et, après avoir fait un signe de tête à Fang, rentrai dans notre tente.
Cette matinée s’annonça identique à la précédente. Je ne trouvais toujours pas la résolution de donner le coup de grâce à nos proies, mais, malgré mes réticences, je me résignais à aider autant que je pouvais les deux qui m’accompagnaient.
À mon grand soulagement, l’après-midi était calme, et après quatre heures de recherche, je m’estimais heureux de ne pas avoir à ramener de gibier au camp.
Hélas, un bruit de sabot mit fin à la quiétude de cette balade en forêt.
C’était l’animal que je redoutais le plus d’entendre : un cheval. Non pas un cheval sauvage, mais bien une paire de chevaux tractant une carriole.
Nous nous étions approchés de la route qui se faisait la frontière entre les deux duchés. Cette même route que guettaient toute la journée certains membres de la Corneille d’ambre. Nous n’étions pas loin d’eux.
Ce qui se produit ensuite était une évidence pour moi, et j’en tremblais.
Un vieil homme tenait les rênes du véhicule. C’était sans doute le propriétaire de cet attelage. Sa femme se trouvait à ses côtés et profitait du voyage. Ils n’étaient visiblement pas assez aisés pour bénéficier d’un chauffeur, mais suffisamment pour être les propriétaires d’un tel moyen de transport. Ils faisaient route en direction du sud, insouciamment. Peut-être avaient-ils participé à une brocante. On peinait à deviner quelles marchandises se trouvaient dans leurs affaires.
Mais il n’en fallait pas plus pour attirer l’attention de bandits de grands chemins. Je les voyais s’approcher, le rire pervers, l’air menaçant. Leur insatiable appétit les poussaient à retomber dans leur travers les plus primaires.
Léonce et Fang ne parvenaient pas non plus à détourner les yeux de cette scène. Nous étions censés leur porter assistance si besoin. Mais quand la stupeur retomberait, je ne pourrais que me trouver sur leur chemin.
L’arbalète pointée sur le chauffeur, un des hommes de Taflen, que j’avais croisé à plusieurs reprises, les mit en garde d’un cri soudain.
Bandit : « Arrêtez le chariot ! »
La candeur de cette excursion vint à son terme aussi subitement. Le vieillard tira sur les rênes sans réfléchir, sans réaliser ce qui était en train de se passer.
Ce n’est qu’ensuite qu’il reconnut être encerclé. S’il tentait de fuir, ses chevaux seraient les premières victimes. Ceux-ci, ressentant la teneur de la situation, s’agitaient.
Toutes armes dehors, le comportement des “nôtres” laissait présager qu’ils n’en avaient pas qu’après la marchandise. Ils n’auraient aucune satisfaction à laisser repartir ce couple après les avoir dérobés de tous leurs biens.
Vieillarde : « J-je vous en prie, ne nous faites pas de mal ! »
Paniqua cette femme âgée. Son visage était tout aussi charmant qu’il ne devait l’être dans sa jeunesse. Même si dix mètres nous séparaient, je pouvais l’affirmer, c’était une belle personne.
C’en est trop… !
Les regards de Léonce et Fang furent attirés par un bruit derrière eux. Le bruit d’un sabre qu’on dégaine.
Je révélais mon regard le plus noir, et la lame de Caresse, sous les yeux des deux chasseurs.
Léonce : « Range ça ! Tu es fou ! »
Bien qu’il essayait de garder la voix basse, un cri lui échappa. Il reconnut aussitôt que je ne comptais pas m’arrêter.
Lucéard : « Hors de mon chemin. Je ne les laisserai pas faire, tu m’entends ? »
Il s’interposa malgré tout, tentant de me raisonner, et d’un mouvement vif de la main, je repoussai la sienne avant qu’il ne m’agrippe le bras.
Et, tandis que mon attention ne se focalisait plus que sur ce couple en proie à ces monstres, je ne vis pas venir le coup de poing qui m’envoya au sol.
Léonce : « Tu ne comprends toujours pas ?! On ne peut rien y faire ! Des embuscades comme celle-là, il y en a sur toutes les routes de ce royaume ! Ce que tu t’apprêtes à faire là, c’est nous faire perdre toutes nos chances d’en savoir plus sur les types qui te menacent. Pire encore, tu vas nous faire tuer si tu t’entêtes ! »
Bien qu’il tenta d’étouffer ce cri, un des hommes de Taflen avait entendu notre remue-ménage au milieu de leur propre brouhaha, et levait la tête.
Lucéard : « J’espère que tu n’es pas sérieux… Je n’ai jamais entendu pareille ineptie. »
Je me relevai, un peu sonné, la rage au ventre. J’essayai à peine de contenir la fureur dans ma voix.
Lucéard : « On n’y peut rien ? C’est ça que tu penses ? Forcément, si tu vois les choses comme ça, rien ne changera jamais. »
Cet air presque condescendant qu’il lisait dans ma voix l’agaça. Mais constater que ma colère était dirigée dans sa direction l’empêcha momentanément de surenchérir. Il put entendre mon poing se serrer davantage.
Lucéard : « Si je me suis entraîné tout ce temps, ce n’était pas pour éradiquer tous les maux de ce monde, figure-toi. Je veux seulement pouvoir aider les autres, ceux qui sont autour de moi quand j’ai l’opportunité de pouvoir les sauver. C’est tout ce que je peux faire, et je n’accepterai plus d’en être incapable ! »
Navré de me voir dans un tel état, il soupira, et me montra à nouveau ce visage désenchanté et amer qu’il arborait depuis le début de notre séjour.
Léonce : « Je ne voulais pas que tu assistes à ça. Mais je te pensais au moins assez mature pour comprendre que l’héroïsme n’a pas sa place partout. Si tu veux vraiment que quelque chose s’arrange, attends encore jusqu- »
Il reçut à son tour un coup en plein visage, et se retrouva au sol, déboussolé.
Lucéard : « Mature… ? Héroïsme… ? »
Le repris-je, indigné. Cette situation était risible et je ne pus réfréner un sourire en coin.
Lucéard : « N’es-tu pas celui qui a reconnu que je ferai “toujours ce qui est juste” ? Ne me dis pas que tu as déjà oublié ? À moins que tu ne te soucies plus de ce qui est juste ou non ? Peut-être que tu as aussi oublié que c’était précisément de cette vie que tu mènes dont tu voulais te débarrasser ! »
Cette courte accalmie prit fin, et je haussai le ton une fois de plus, enragé.
Lucéard : « Tu as replongé bêtement dans cette vie que tu disais détester, espèce de crétin ! C’est toi qui devrais ouvrir les yeux ! De quel droit tu parles de maturité alors que tu te laisses bêtement happer par l’idéologie de tous ces déchets ?! Tu penses que les choses sont ainsi, mais ce n’est pas le cas ! Et ce que tu considères comme de l’héroïsme, ce n’en est pas ! Intervenir dans de telles circonstances, ça devrait être NORMAL !! »
Alors que je m’emportais, un des bandits se jeta sur moi, me faisant lâcher par inadvertance Caresse qui chuta dans l’herbe. Je me fis maîtriser en une poignée de secondes par trois hommes dans une cohue assourdissante, et Léonce continuait de me fixer sans un mot, désorienté par mes dernières paroles.
Ils avaient deviné mon hostilité envers eux, et même si ce fut à contrecœur, je finis par me laisser faire.
Fang regardait avec peu d’intérêt ce qui se produisait sous ses yeux, mais détourna le regard en entendant le dernier cri d’un vieil homme.
En me fiant seulement à mon ouïe, je compris qu’il était déjà trop tard. J’avais ressenti les poignards à travers leurs corps comme si j’avais été moi-même pourfendu en plein cœur. Les mains liées, abattu d’avoir échoué à nouveau, je continuais de laisser grandir en moi cette rage devenue magma.
J’avais retenu le timbre des cris hystériques qui avaient précédé la mort de ces deux pauvres innocents. Je les avais gravés dans ma mémoire pour être sûr de me souvenir d’eux le moment venu.
On me releva de force, sans ménagement.
Bandit : « Le chef va s’occuper de ton cas, alors reste tranquille si tu veux pas aggraver ta situation ! »
Léonce me fixait, les yeux écarquillés, alors qu’on m’emmenait de force. Je pus lui lancer un dernier regard, noyé de chagrin et de frustration.
Lucéard : « Ne l’oublie plus jamais… ! »
J’en étais presque venu à le détester pour ce qu’il venait de faire, mais une partie de moi savait très bien qui était réellement à blâmer. Néanmoins, j’avais une dernière chose à lui dire.
Lucéard : « …Cette fois-ci encore, ç’aurait pu être Miléna ! »
Je n’eus pas le temps d’apercevoir sa réaction. Je ne pouvais qu’espérer que ces mots ne l’aident à retrouver la raison. Peut-être les avais-je prononcés trop tard ?
Si nous avions été deux, nous aurions pu les sauver, et nous enfuir. J’en étais persuadé. Mais ils étaient morts, à quelques mètres de moi, sans que je ne vienne à leur secours.
-6-
Je me retrouvais quelques temps après face au chef, dont je fuyais continuellement le regard. Je n’étais plus capable de savoir pour quelle raison je me montrai aussi docile.
Taflen : « Quelle idée j’ai eu de prendre des gamins ! Bah, faites en ce que vous voulez ! Tuez-le, utilisez-le comme appât, je m’en fous. »
Irrité par mon tempérament, il se désintéressa pourtant vite de moi, et ceux qui m’avaient accompagné jusqu’à sa chambre, qui était à l’étage d’une des ruines autour desquelles ils vivaient, ne savaient pas non plus quoi faire de moi, et se mirent d’accord pour me jeter dans une cage au rez-de-chaussée.
Je restais ainsi sans prononcer un mot, sans m’agiter, jusqu’à ce que les ténèbres de la nuit inondent cette pièce où l’on m’avait abandonné.
Jusqu’à ce que le silence de la forêt soit total, j’étais resté fort. Et maintenant que le froid me rongeait, je persistais encore.
Je finis par me débarrasser de mes liens. Je pouvais m’estimer chanceux qu’ils ne m’aient pas dépouillé, et pus sortir mon sac sans fond.
Presque hâtivement, comme si je ne pouvais respirer sans, je sortis le sachet de la dernière fois, et cette fois-ci, me résolus à l’ouvrir. Perdu dans l’obscurité je fixais son contenu, comme si cette simple vision était la dernière chose à laquelle je pouvais me raccrocher.
Il s’agissait de la dernière part de ce gâteau que nous avions préparé.
En sentant cette froide odeur, je pouvais voir dans les ténèbres le sourire d’Eilwen, recouverte de farine.
Jusqu’à mes lèvres tremblantes, je portais enfin ce reste sec d’il y a quelques jours. J’apercevais encore Deryn le sortir du four, chaud et moelleux.
Je pris une bouchée, et la mastiquai aussi longtemps que je le pouvais, pour en extraire tous les arômes.
Lucéard : « … ! »
Les mots qu’elles m’avaient dit en me tendant le sachet me revinrent.
—
Deryn : « Ne te fais pas prier, prends-le ! Tu le mangeras pendant ton aventure, et ce sera comme si on t’accompagnait aussi,non ? »
—
Il n’en fallait pas plus pour que je ne craque. Je fondis en larmes, seul dans ma cage, préservant le silence.
Submergé par l’émotion, je me recroquevillais sur moi-même, et restais ainsi à me consoler dans mes souvenirs.
Je pleurais pour tous ces jours où j’étais resté fort, et je pleurai aussi longtemps que je le pouvais. Captif de ces barres, je pouvais enfin exprimer mes sentiments librement. Comment en étais-je arrivé là ? Je n’avais de cesse de me le demander.
Je ne pensais plus qu’à être avec eux. Avec toute ma famille. Passer du temps avec eux, ou avec Ellébore.
Je me rendais enfin compte de la chance que j’avais de pouvoir rester loin de toutes ces horreurs, toute cette cruauté. Ce monde privé d’espoir, ce n’était pas le mien, et ce ne le serait jamais. J’avais appris à valoriser mon existence, assez pour ne jamais lui infliger pareil affront. Assez pour refuser de vivre ainsi. Une question me vint alors à l’esprit, tandis que je retrouvais un souffle régulier.
Pourquoi ne pas aller dans cette école, après tout ?
J’en venais à prier pour une vie normale, une vie que j’avais autrefois rejetée.
Je m’étais pourtant aventurer loin de ce bonheur, et là où j’étais enfermé, seul, au comble du désespoir, personne ne viendrait me voir. Cette douleur me tiendrait éveillé toute la nuit, et ce silence m’étoufferait.
Au plus profond de ces ténèbres, personne ne viendrait me sauver.
C’était ça, ma raison…
Mon collier luisait faiblement, et me réconfortait.
Noju m’a sauvé la vie ce jour-là.
Elle m’avait donné une raison.
Mon maître m’a sauvé à son tour, il m’a rendu l’espoir.
Il m’avait permis de rendre cette raison mienne.
Kynel m’a sauvé au prix de sa vie, m’a confié sa force.
Il m’avait conforté dans ce choix, m’a montré la marche à suivre.
Ellébore m’a aussi sauvé, je le sais au plus profond de moi, et pas qu’une fois.
Grâce à elle, j’avais pu garder le cap, et toujours revenir sur ce but que je m’étais fixé.
Pareil pour Deryn, et ce, sans que je ne m’en rende compte.
Et je savais que si je flanchais à nouveau, ils seraient là pour moi.
Il y a tellement de gens qui m’ont sauvé, à leur manière, même si ce n’était qu’en veillant sur moi.
C’est pour eux tous que je suis ici. Paradoxalement, c’est pour eux que je dois mettre ma vie en danger, mon bonheur en péril. C’est grâce à eux que je sais quoi faire. C’est grâce à eux que même derrière ces barreaux, j’ai toujours la force de me relever.
Cette raison qui me poussait à défier le sort, à m’exposer à tout ce que le monde a de pire à offrir, c’était l’exacte même raison qui aurait pu me pousser à rester avec eux à tout jamais. Et tout en acceptant ce paradoxe, j’étais fin prêt à continuer.
Quand ma dernière larme fut versée, je relevais la tête, débarrassé de tous les sentiments négatifs qui me liaient. Il ne restait plus qu’une résolution à toute épreuve.
Je croquais une nouvelle fois dans la pâtisserie, comme si je prêtais serment. Justice serait faite. Et quoi qu’il arrive, quand je reviendrai vers les miens, quitte à ce que ce soit indiscernable, ils auraient un monde meilleur dans lequel vivre.