Nefolwyrth
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Chapitre 14 – La présence de ceux qui manquent
Chapitre 13 – La lueur du lac Menu Chapitre 15­ – Plus fort que la mort

-1-

À l’ouest du comté d’Oloriel se trouvait une zone fortement agricole, pratiquement aux frontières menant au prochain duché. C’est dans cette direction que se trouvait le village d’Absenoldeb. Il y avait énormément de cultures de chaque côté du chemin et parfois les fermiers nous saluaient. Le jour descendait et descendait encore. Bien assez tôt le ciel se teint de la couleur des courges. Les deux chevaux trottaient face au soleil rougeoyant.

Ellébore : « Nous ne devons plus être très loin. »

La demoiselle à ma droite s’était montrée plutôt loquace au début de notre trajet, mais à présent, elle était étrangement calme. Peut-être n’avait-elle plus rien à dire ? Peut-être en avait-elle assez d’être assise à califourchon ? Son expression indiquait cependant qu’elle était anxieuse à l’idée d’arriver à destination.

Lucéard : « Au retour, nous repasserons par Oloriel, et tu pourras prendre une pâtisserie pour fêter la fin de ton enquête ! »

La détective me sourit.

Ellébore : « C’est gentil de me proposer ça. Je sais que tu dis ça pour me rassurer, mais je ne pense pas repartir par Oloriel. Pour rejoindre Lucécie, c’est plus court de passer par Sendeuil, non ? »

Lucéard : « Maintenant que tu le dis, c’est vrai. Mais on raconte que cette route n’est pas très sûre. »

Ellébore : « Tu sais, je suis une détective-mage, je ne crains pas grand-chose ! »

On s’amusa tout deux de son nouveau titre.

J’espère que cette fois-ci, je serai assez fort pour la protéger. Mon intuition, ou plutôt celle du Maître, me laisse penser que je vais encore être mis au défi.

J’étais moi-même inquiet quant à cette « mission ».

Ellébore : « Lucéard ? »

Perdu dans mes pensées, je tournais le regard vers celui de la jeune fille.

Ellébore : « Ça va aller ! »

Sa voix douce et féminine m’apaisait aussi bien que ses mots. Elle pointa son pouce vers le ciel en me montrant son plus grand sourire.

Elle lit dans mes pensées, ma parole.

Lucéard : « Je devrais peut-être nous trouver une auberge une fois là-bas. »

Ellébore : « Pas la peine, je préférerai que tu restes avec moi, si ça ne te dérange pas. Et oui, c’est mon flair de détective qui parle. »

De temps à autre, Ellébore montrait une certaine assurance, mais quelque chose dans ses gestes et dans sa voix trahissait la confiance en elle qu’elle affichait. Peut-être avait-elle peur de paraître irrespectueuse.

Lucéard : « C’est vous le chef, chef. »

Le village apparaissait au milieu des cultures. Il s’étendait sur la pente légère d’une colline. Les maisons y étaient de pierre et renseignaient sur l’ancienneté de cet endroit. Pourtant, de là où nous étions, cet endroit semblait figé, car pratiquement désert. Nul doute que beaucoup de gens avaient préféré le charme d’Oloriel et tous les autres avantages dont ils pouvaient bénéficier en vivant dans le chef-lieu du comté. Ce devait être un village pauvre, mais il n’y avait pratiquement que de belles habitations.

La route traversait Absenoldeb, par le haut. Alors que nous nous arrêtions pour déposer nos chevaux, je pus constater que, de plus près, les bâtisses étaient usées et beaucoup d’entre elles fissurées. Les pavés sous nos pieds aussi étaient en sale état. A notre gauche, d’étroites ruelles descendaient vers le cœur du village. Et à notre droite un cimetière entourait un grand manoir et s’étendait jusqu’à un haut mur de pierre qui s’était naturellement élevé il y a fort fort longtemps.

La vaste cavité derrière les tombes m’attirait. Il s’agissait d’une grotte. C’était même probablement celle que nous recherchions. Le manoir, quant à lui, s’élevait sur deux étages. Le second était tout en longueur et en retrait par rapport à la devanture de cette habitation. Ce qui servait de toit à la majorité du premier étage était un jardin suspendu à la végétation inquiétante.

Avant même que l’investigation ne commence, nous nous retrouvâmes les premiers interrogés.

Vieil homme : « Bonsoir jeune gens. Quel bon vent vous amène ? »

Les yeux tombants, mais le corps encore robuste, la personne qui venait d’apparaître devant nous venait de sortir d’une petite maison. Il ne semblait pas particulièrement âgé, mais tout laissait penser qu’il était fatigué, et que cette fatigue ne s’estomperait jamais.

Ellébore : « Bonsoir, monsieur ! Je m’appelle Ellébore Ystyr et je suis détective. Nous sommes à la recherche de personnes disparues. Auriez-vous un peu de temps à nous accorder ? »

Ellébore lui tendit un carnet sur lequel on avait dessiné des visages. On pouvait facilement discerner quels dessinateurs avaient pu prendre modèle sur un portrait déjà existant de la personne disparue. Certains même avait dû être réalisé par Ellébore. Notre hypothétique témoin feuilletait les pages.

Vieil homme : « Eh bien, eh bien. Il y a de jolis portraits sur ton carnet, mon enfant. Certains sont assez réalistes… D’autres, plutôt audacieux… »

On ne vous demande pas de les critiquer.

Vieil homme : « Oh, ce grand gaillard, je suis sûr de lui avoir parlé. Il y a seulement quelques jours qui plus est. »

Ellébore se tourna vers moi, l’air réjoui, avant de fixer le vieil homme à nouveau.

Ellébore : « Vous en êtes sûr ? »

Vieil homme : « Je n’ai pratiquement pas de doute, c’était exactement son visage. Il était à la recherche d’un objet magique dans le temple. J’ai tenté de le dissuader d’y rentrer… C’est un gentil garçon, il n’a pas osé me dire qu’il ne renoncerait pas, mais il a probablement dû y aller. J’ai encore du mal à croire qu’il soit ce genre d’aventurier avide de trésors et de sensations fortes… »

Ellébore : « Tout laisse penser que les autres sont aussi venus ici. Pensez-vous qu’ils y soient tous rentrés ? »

Lucéard : « C’est toi la détective, non ? »

L’air bougon, Ellébore me lançait un regard désapprobateur.

Vieil homme : « C’est plaisant d’avoir de jeunes gens dans notre village. Vous savez, beaucoup de nos enfants et petits-enfants vont à la salle d’instruction à Oloriel. Ils ne passent que très rarement nous voir. Ce village n’est plus vraiment ce qu’il était. »

Ellébore semblait avoir été touchée par ces quelques mots.

Ellébore : « Je suis navrée d’entendre ça… J’espère que ça ne sera pas toujours ainsi. »

Vieil homme : « Vous n’avez pas à être désolée. C’est à nous autres de redynamiser notre Abselnodeb. Pour l’instant, les seuls visiteurs que nous recevons ici viennent pour ce maudit temple ! »

Aucun doute, Ellébore avait vu juste. Dès le début, nous avions pratiquement de quoi être convaincus que les disparus s’étaient rendus dans ce temple. Le rouge du crépuscule disparaissait au loin. La nuit était là.

???: « Bonsoir à vous. »

Un homme apparut face à nous. Il devait avoir passé la trentaine, portait des vêtements soyeux, et son apparence était tout ce qu’il y avait de plus soigné. Ses cheveux noirs, courts, étaient peignés avec beaucoup de soin, et contrastaient énormément avec sa peau, qui était d’une pâleur remarquable.

Vieil homme : « Bonsoir. »

Notre témoin semblait gêné depuis l’arrivée de cet autre villageois.

Lucéard : « Bonsoir. »

Ellébore : « Bonsoir ! »

L’homme nous sourit.

??? : « Vous êtes des voyageurs, n’est-ce pas ? J’espère que vous ne voulez pas visiter le temple. »

Après avoir ri à sa plaisanterie, il leva les yeux au ciel.

??? : « Il se fait tard, que diriez-vous de passer la nuit chez moi ? Si vous n’êtes que de passage, il fera nuit noire avant que vous n’arriviez à la prochaine ville. Nous n’avons plus d’auberge à Abselnodeb, mais ma fille et moi serions ravis de vous accueillir. »

Lucéard : « C’est gentil à vous, mais… »

Ellébore : « Très bien, monsieur ! Nous acceptons avec plaisir ! »

Dans l’incompréhension, je dévisageais mon amie. Elle me rendit un regard malicieux.

Vieil homme : « Bien, j’espère que nous nous reverrons, les enfants. Je vous souhaite une bonne nuit. »

Nous fîmes tous les trois de grands signes de main pour saluer le vieil homme rentrant chez lui.

???: « Je m’appelle Semion Gedulas, enchanté. Ne tardons pas à rentrer, les nuits commencent à être fraîches. »

Pendant que nous nous dirigions vers le manoir, on prit le temps de se présenter chacun son tour. Je n’évoquai évidemment pas mon nom de famille.

Monsieur Gedulas sifflait joyeusement en arrivant devant la double porte qui menait indubitablement chez lui.

Je crois comprendre ce qu’Ellébore a en tête.

L’intérieur était grand et majestueux. Même si bien plus étroit que le palais où j’avais grandi. Le mobilier était vieillissant et l’entrée mal éclairée, ce qui ne dissimulait pas la poussière qui s’amoncelait ici.

Ellébore : « Cette maison a beaucoup de charme ! Merci encore de nous héberger, monsieur Gedulas. »

Semion : « Mais c’est tout naturel, enfin. S’il y a bien une maison dans le village pour accueillir des invités, c’est celle-ci, sans vouloir me vanter. »

Il était visiblement de bonne humeur. Il s’avança jusqu’au pied de l’escalier central.

Semion : « Meila, nous avons des invités pour la soirée. Veux-tu bien descendre ? »

Après quelques secondes de silence, on entendait de légers grincements venant du second étage. Une petite fille, dont les cheveux châtains arrivaient pratiquement jusqu’à ses pieds, venait d’apparaître. Elle avait une jolie robe blanche, mais ne semblait pas très épanouie. Je ne pouvais pas non plus comparer l’expression de son visage à celle de Bléka.

Sa chevelure s’agitait jusqu’en bas de marches, elle ne leva qu’à peine les yeux vers nous.

Meila : « …Bonjour. »

Sa voix était discrète, et monotone. Était-elle fatiguée ? Elle devait avoir l’âge de se coucher peu de temps après le soleil. Si je m’essayais à une approximation, j’aurai dit neuf ans.

Ellébore : « Salut, toi. Je m’appelle Ellébore ! Tes cheveux sont rudement jolis ! »

Meila : « …Merci. »

Semion : « Ne sois pas timide, enfin, Meila. »

Le joyeux père de famille caressa le crâne de sa fillette.

Semion : « Puis-je vous faire visiter les lieux ? Je vais vous montrer vos appartements. J’accueille régulièrement des invités ici, alors j’ai déjà aménagé des chambres pour eux. »

On suivit bien volontiers Semion, qui nous montra ce manoir quelque peu inquiétant. Pour Ellébore, ce devait être un véritable dédale. Ce n’était pourtant pas immense, mais à la fin de notre tour, j’avais l’impression de ne pas avoir tout visité.

Semion : « Voilà, je vais redescendre nous préparer un bon dîner. Faites comme chez vous, et n’hésitez pas à vous rendre dans le salon, on est mieux auprès de la cheminée. »

Ellébore : « Merci beaucoup, monsieur ! »

Il repartit tout sourire.

Ellébore m’entraîna ensuite jusque dans le couloir où nos chambres se trouvaient.

Ellébore : « Tu ne trouves pas que cet endroit a quelque chose d’étrange ? »

Lucéard : « C’est l’évidence même. Je n’ai rien trouvé qui ne soit pas suspect depuis que nous sommes ici. Mais je crois comprendre pourquoi notre hôte se force à être aussi souriant… »

Ellébore : « Tu fais référence au portrait qu’on a vu dans sa chambre, n’est-ce pas ? »

La demoiselle avait l’air chagriné.

Ellébore : « Il y avait sa femme dessus, et Meila n’avait pas l’air d’être plus jeune sur ce portrait de famille. J’en déduis qu’il est récent, et qu’il est encore en deuil, le pauvre… »

Lucéard : « Il vaudrait mieux éviter le sujet… Il n’a manifestement pas voulu en parler. »

Mon moral aussi descendait en flèche, pour une autre raison.

Ellébore : « Ce monsieur est quand même courageux. Et je comprends qu’il invite régulièrement des gens. Meila et lui doivent se sentir seuls. »

La détective réfléchissait.

Ellébore : « Mais j’ai quand même quelques questions à lui poser. »

On entendait les lattes du plancher craquer non loin, nos deux corps se raidirent.

Ellébore : « M-meila, c’est toi ? »

Aucune réponse.

Je m’approchai d’une des fenêtres. Les vitres ne devaient pas laisser passer toute la lumière du jour puisque le temps les rendait lentement opaques. On pouvait malgré tout distinguer assez nettement ce qu’il y avait dehors. Je ne voyais aucune étoile dans le ciel.

Lucéard : « J’ai cru entendre du tonnerre. J’espère qu’il ne pleuvra pas au retour. »

La pénombre devenait pesante, et seules les chandelles murales nous permettaient d’y voir.

Ellébore me rejoint, et regardait les arbres noirs s’agiter en silence.

Ellébore : « Ce serait bien que l’on retrouve les disparus d’ici demain. »

La jeune fille était à nouveau plongée dans ses pensées.

Lucéard : « Tu sais ce qu’ils étaient venus chercher ici ? »

Une porte claqua derrière nous, ce qui nous fit tressaillir de plus belle.

Lucéard : « Tu as ouvert une fenêtre ? On dirait qu’il y a un courant d’air. »

Ellébore : « Ou un fantôme ! »

Ellébore était du genre à vite s’emballer. Pas qu’elle paraissait particulièrement effrayée, mais l’idée que cet endroit soit hanté semblait l’enthousiasmer.

Lucéard : « Tu as déjà vu des fantômes ? »

Ellébore : « Hmm non… Mais j’ai entendu pleins d’histoires de morts qui communiquent avec les vivants. Et toi ? »

Lucéard : « Pas vraiment. Si ça existe, je ne pense pas qu’on puisse s’attendre à en trouver n’importe où. Sinon, ça se saurait. »

Ellébore : « Je pense qu’un vieux manoir entouré d’un cimetière fait clairement partie des endroits où on peut s’attendre à en trouver. »

Je hochais la tête avec conviction.

Lucéard : « Tu marques un point. »

La demoiselle jetait des regards à gauche et à droite, comme pour tenter de surprendre un esprit.

Lucéard : « Ne t’en fais pas, en tout cas. De vrais fantômes au sens où on l’entend ne peuvent techniquement pas nous faire de mal. »

Elle ne semblait pas rassurée.

Ellébore : « Oui, peut-être. Mais, tu n’as pas l’impression que c’est encore plus effrayant de se dire qu’on ne peut pas imaginer comment ils pourraient nous faire du mal. Je veux dire, plus encore que les monstres, les fantômes sont entourés de mystère. Qui sait de quoi ils sont capables ? »

Lucéard : « Tu essayes de me faire peur ? En ce qui me concerne, j’imagine toujours que les fantômes sont juste des esprits de gens morts. Et les gens, ça ne fait pas vraiment peur la plupart du temps. »

Ellébore : « Dis comme ça… »

Elle me lança un sourire espiègle avant de s’écarter de la vitre.

Ellébore : « On descend au salon ? »

Lucéard : « Allons-y. »

Le parquet grinça de nouveau lorsqu’on se mit en marche. Ellébore s’arrêta au bout de quelques pas. Elle n’était pas à l’aise.

Ellébore : « J’ai senti comme un souffle glacé dans mon cou… »

Lucéard : « Tu dis ça juste pour me faire peur. Et ça ne marche qu’à moitié, alors arrête. C’est sûrement ce même courant d’air. »

Je pouvais lire dans son regard « On l’aurait senti s’il y avait eu un courant d’air dans ce couloir ».

-2-

Une fois dans le salon, Ellébore poussa un soupir de satisfaction. Elle avait trouvé un fauteuil confortable au coin du feu.

Ellébore : « On est quand même pas si mal ici. »

Lucéard : « J’ai même l’impression que tu te mets un peu trop à l’aise. »

Semion : « Hahaha, tant mieux si vous vous sentez bien chez moi. »

L’arrivée de notre hôte nous surprit. Il s’assit en face de nous, dans ce qu’on identifiait comme son siège personnel, puisqu’il était bien garni et qu’il s’agissait d’une de ces chaises à bascules qu’affectionnaient beaucoup de pères de famille.

Semion : « Bien. J’imagine que vous vouliez me parler du temple. »

Ellébore fut ravie qu’il lance le sujet.

Ellébore : « Oui ! Il y a beaucoup de disparitions dans le duché qui semblent être liées à la pierre d’Absenoldeb. Vous pouvez nous en parler ? »

Semion : « Bien sûr, Ellébore. Mais je devine que si vous êtes ici, vous en savez déjà beaucoup. »

On ne m’avait rien dit à ce sujet et, lassé de ne pas être au courant de cette affaire, j’écoutais attentivement leur discussion.

Ellébore : « De ce que je sais, le point commun entre tous les disparus semble être qu’ils étaient tous en deuil la dernière fois où on les a vus. Selon certaines familles, ils ont entrepris une sorte de pèlerinage jusqu’à une pierre légendaire…capable de ramener les morts à la vie. »

Semion s’attendait à cette discussion et hochait la tête.

Semion : « Tu m’as l’air intelligente. Tu te doutes bien que si une telle pierre existait, Abselnodeb serait la ville la plus fréquentée du royaume. »

Ellébore : « Bien sûr. Mais il y a quand même bien une pierre dans ce temple, non ? »

Semion regardait les flammes consumer les bûches, calmement.

Semion : « Oui, elle existe. On raconte que si le lien qui unit le visiteur et la personne dont il porte le deuil est assez fort, en posant sa main sur cette pierre polie, il pourra voir la main de la personne aimée rejoindre la sienne comme si elle était son reflet. »

Ellébore ne trouvait plus ses mots, son visage rougissait lentement, comme si elle allait se mettre à pleurer. Sa voix laissait supposer que c’était le cas.

Ellébore : « Faire tout ce chemin pour être une dernière fois en contact avec quelqu’un qui est parti… Ces pauvres gens doivent souffrir énormément… »

Semion et moi restions muets quelques instants. On commençait à sentir l’odeur de la cuisine de notre hôte.

Semion : « Ce n’est pas tout. On dit aussi qu’après avoir touché la pierre de cette façon, on ne ressentirait plus jamais le vide qu’a laissé derrière lui le défunt en quittant notre monde. »

Il dit cela d’un air grave, comme s’il pouvait contempler toute la tristesse de ceux qui s’aventuraient dans la grotte.

Ellébore : « … »

Lucéard : « … »

Semion : « Oh, ça doit être prêt ! Je vous invite à aller à table, les enfants ! »

Il se levait, comme si de rien n’était, et disparut de notre champ de vision.

Une fois assis, on attendait l’arrivée de Meila et de son père en silence. L’ambiance n’était pas au rendez-vous.

La jeune fille vint et s’assit sans faire de bruit, tandis que son père nous apportait l’entrée.

Semion : « Allez, mangez tant que c’est chaud, ne m’attendez pas, je reviens de suite avec le plat de résistance. »

Ellébore prit le temps de servir Meila, puis moi. Et sans se faire prier, elle attaqua goulûment sa propre assiette.

Ellébore : « Vous ne mangez pas ? »

Dit-elle après s’être essuyée la bouche avec une serviette.

Lucéard : « J’attends que ça refroidisse. »

Pour seule réponse, Meila prit une bouchée et reposa ses couverts.

La détective se retrouvait gênée. Ses compagnons de table avaient l’air terriblement morose. Elle s’éclaircit la gorge d’un air enjoué.

Ellébore : « C’est délicieux monsieur Semion. Mais dites, ça n’est pas effrayant de vivre à côté d’un cimetière ? »

L’homme revint tout sourire et déposa un beau poulet rôti à la broche, accompagné de pommes de terre.

Semion : « Bien sûr que non ! Les gens enterrés ici sont juste des personnes, il n’y a pas à avoir peur. Et puis, c’est une aubaine de pouvoir rendre visite à mon épouse autant que je veux. »

Ellébore regretta terriblement sa question. L’atmosphère était devenue encore plus pesante pour elle.

Ellébore : « Vous avez toutes nos condoléances, monsieur Semion… »

Constatant le chagrin de mon amie, notre hôte produit un rire quelque peu forcé.

Semion : « Ne fais pas cette tête-là, enfin. C’est très dur pour ma fille et moi, mais puisque nous sommes ensemble, on se soutient mutuellement. »

Affirma t-il en lançant un regard complice à Meila, qui baissait les yeux.

Semion : « Vous comptez vous aventurer dans le temple demain, n’est-ce pas ? »

Après sa première bouchée, l’homme changeait de sujet. Il était plus sérieux qu’avant.

Semion : « Vous avez raison. Peut-être bien que ces gens sont rentrés pour aller voir la pierre. Vous faites bien de leur venir en aide. C’est très bien, même. »

Je regardais notre hôte d’un mauvais œil.

À la fin du repas, Ellébore le remercia pour son aide précieuse, et nous montâmes tous deux les escaliers. Arrivés à l’étage de nos chambres, mon amie m’interpella, inquiète.

Ellébore : « Ça ne va pas, Lucéard ? »

Je tirai une tête d’enterrement et même sans un flair de détective, tout le monde aurait pu se douter de la réponse.

Lucéard : « Je n’avais juste pas très faim. »

C’était évidemment un mensonge, et Ellébore n’était pas dupe.

Ellébore : « J’ai bien vu comment tu as réagi quand il a parlé de la pierre. Ne me dis pas… »

Je l’interrompis d’un geste de la main.

Lucéard : « Ne t’en fais pas. Je me rends bien compte que cette histoire est louche. Et je n’ai pas envie qu’une éventuelle pierre magique se mêle de mes problèmes personnels. »

Elle semblait à peine soulagée.

Ellébore : « Je suis contente de t’entendre dire ça, ça n’est pas la solution, c’est certain. Mais malgré tout… »

Je ne pouvais pas lui cacher, elle avait vu juste.

Lucéard : « C’est vrai oui… Sur le coup, je n’ai pas pu m’empêcher d’y penser… Mais c’est tout. »

Face à sa perplexité, je me sentis obligé d’argumenter.

Lucéard : « Un objet aussi prodigieux dans un endroit aussi dangereux, c’est clairement un piège. Je ne vais pas disparaître comme les autres, si c’est ça qui t’inquiète. »

Ellébore : « À ce sujet… »

Avant qu’elle ne puisse finir sa phrase, on entendit des pas derrière nous. Semion tenait sa fille par la main et nous rejoint dans le couloir.

Semion : « Je vais lire une histoire à Meila avant qu’elle ne se couche. Ma pauvre enfant a terriblement peur de l’orage. Bonne nuit à vous deux ! »

Ellébore : « Bonne nuit ! »

Lucéard : « Bonne nuit. »

La chambre de Meila était la plus près de l’escalier central. A sa gauche se trouvait celle d’Ellébore, et plus à gauche encore la mienne. La chambre du maître de maison était quant à elle au premier étage.

Meila n’avait pas l’air effrayée du tout, et ils disparurent tous deux quand la porte se ferma.

Lucéard : « Drôle de famille. »

Ellébore : « … »

Elle continuait de regarder dans la direction où nous avions vu notre hôte et sa fille.

Lucéard : « Toi aussi tu es muette maintenant ? »

Ellébore : « Allons nous coucher. Nous ferions bien de fermer nos portes à clé. »

La jeune fille se montrait méfiante, ce qui me fit sourire en coin.

Lucéard : « Si je ferme ma porte à clé, tu ne pourras pas venir te réfugier avec moi si tu vois un fantôme. »

Ellébore : « Très drôle ! Mais je ne plaisante pas quand je dis ça. Je pense que même avant d’entrer dans le temple, nous devrions rester prudents. »

Lucéard : « Si tu as un mauvais pressentiment, même le moindre doute, n’hésite pas à venir me chercher. »

Je la raccompagnai jusqu’à sa porte.

Ellébore : « Monsieur Heraldos m’a confié une dague, j’espère que je n’aurai pas à m’en servir. »

Lucéard : « Si tu ne sais pas l’utiliser, c’est surtout dangereux pour toi. »

Avant de s’engouffrer dans sa chambre, la demoiselle me sourit.

Ellébore : « Je crois que la nuit ici va être moins reposante que chez monsieur Gatulecci. »

Lucéard : « C’est bien parti pour. »

Elle détournait un peu le regard, comme si elle avait honte.

Ellébore : « Enfin, quand on y pense, c’est quand même excitant de dormir dans un tel endroit. »

Décidément, tu trouves toujours de quoi t’amuser.

Après s’être souhaité une bonne nuit. Je rentrais à mon tour dans ma chambre, et tournai une fois la clé dans la serrure.

-3-

Ellébore

Je souriais comme une idiote tandis que je me lovais sous les couvertures après avoir dénoué mes cheveux. Jamais je n’avais dormi dans une chambre aussi vaste, un lit aussi grand, et tout ça dans un vieux manoir. Il faisait extrêmement sombre tout autour de moi, mais la pièce avait néanmoins une fenêtre qui laissait entrer un semblant de luminosité. J’en voyais assez pour discerner les contours des meubles, ils semblaient impalpables, comme s’ils étaient faits de ténèbres. C’était d’autant plus effrayant que le noir complet, car mon imagination s’embrasait. Mais je souriais néanmoins, j’aimais sentir mon cœur battre ainsi. J’acceptais la peur qui m’habitait avec une satisfaction qui aurait pu paraître étrange à mon voisin de chambre.

Peu à peu, mon sérieux revint. Le dénouement était proche, ça ne faisait plus aucun doute.

Il y a quelques semaines de cela, un patient de mon père s’inquiétait de la disparition de son frère. C’est ainsi que ma véritable première affaire avait commencé. J’avais d’abord pensé que sa disparition avait un lien avec la mort de sa femme, mais je n’aurai jamais imaginé que c’était ce décès en lui-même qui avait fini par pousser le disparu à s’en aller. Jusqu’à ce qu’un autre signalement me parvienne. Je m’étais alors intéressée à toutes les disparitions du duché non élucidées. Les disparus partaient de toute évidence de leur plein gré. Une information se diffusait d’un comté à l’autre. Quelque chose qui poussait ces gens endeuillés à prendre la route. Ce n’est que la semaine dernière que j’avais pu entendre parler de cette pierre, et ce fut grâce à monsieur Heraldos que je pus connaître l’existence du temple où elle se trouvait. Absenoldeb, à l’ouest de la dernière ville que j’avais visité. Et ce soir, j’avais appris la vérité, j’avais confirmé mes soupçons. Les disparus avaient voulu toucher cette pierre, et ils n’ont plus donné signe de vie. Nul doute que ce temple renfermait quelque chose de dangereux qui avait pu leur coûter la vie dans le pire des cas, ou leur donner une raison de ne jamais repartir. Je n’avais pas d’autre choix que de descendre là-bas pour en avoir le cœur net, mais…

Je ne veux pas que ma première affaire se termine ainsi. J’ai bien conscience que ça fait partie de mon travail, mais j’aimerai avoir de bonnes nouvelles à annoncer aux familles. En toute lucidité, il n’y a pas de raison d’être optimiste. Cela fait peut-être des mois que certains disparus ne se sont pas manifestés… J’espère vraiment que ça ne se terminera pas de la façon dont je l’imagine. Il faut garder espoir !

Partir sur des suppositions aussi pessimistes pouvaient me démotiver, mais je voulais y croire aussi longtemps que la raison me le permettait.

Mes pensées furent interrompues par l’étrange cliquetis qui semblait provenir d’un placard.

Je tirai vers moi les draps, comme s’ils pouvaient me protéger, tout en hissant mon dos, pour m’adosser contre la tête de lit. Je fixai l’origine du son, inquiète.

Un éclair rugit à l’extérieur et révéla des ombres dans chaque recoin de la pièce. Je retins un cri tout en sursautant. Après le grondement du tonnerre, le silence devint oppressant. J’étais en alerte, les yeux grands ouverts, je scrutais dans la pénombre. Il n’y avait pas de pluie, on aurait pu croire que cette chambre s’était figée dans le temps. Je m’attendais pourtant à ce que quelque chose se produise d’une seconde à l’autre.

Je me levai, et aussitôt, mes pieds nus, dépassant de la longue chemise de nuit que je portais, foulèrent les planches, un grincement discret se fit entendre. J’avançais à pas de loup jusqu’à la fenêtre. Je pouvais facilement voir le jardin suspendu, que nous n’avions pas visité, mais aussi le village endormi, sans vie, noyé dans le noir.

C’est alors que j’entendis un sanglot. Il était tout près, et je fus surprise car, pour une raison que j’ignorais, je me sentais comme seule au monde.

Ce doit être Meila. La pauvre…

Malgré quelques réticences, je sortis dans le couloir, où les ténèbres et la solitude étaient d’autant plus intenses. Une vague chaleur demeurait toujours entre ces murs, mais s’estompait rapidement.

Je marchais lentement. Un léger souffle semblait pourtant soulever ma longue chevelure.

Je toquai délicatement à la porte de la fillette, puis murmurai :

Ellébore : « C’est moi, Ellébore. Quelque chose ne vas pas Meila ? Je peux entrer ? »

Croyant avoir entendu une réponse, je tournais la poignée qui, comme toutes les portes ici, prenait la forme d’une légère boule métallique dont le relief était méticuleusement travaillé. Je pris grand soin de faire le moins de bruit possible. Presque totalement habituée à l’obscurité, j’aperçus l’intérieur de la pièce.

Une fois la chambre plongée dans le noir, les poupées de porcelaine de Meila avaient quelque chose d’inquiétant. Pour être tout à fait honnête, même quand il y avait encore des chandelles, je n’avais pas été très rassurée. Le charme et la convivialité d’une chambre d’enfant ne survivait pas à l’obscurité. Désormais, tout ici était dérangeant.

L’enfant était sur son lit, assise au-dessus des couvertures. Ses longs cheveux se répandaient, plus sombres que le tissu, tout autour d’elle. Je ne pouvais pas apercevoir son visage, et décidai de me rapprocher. Quand je fus assez proche, je pouvais être pratiquement sûre qu’elle me fixait. Je pris ma voix la plus douce pour la rassurer.

Ellébore : « Tu n’arrives pas à dormir, Meila ? »

J’attendis une poignée de seconde pour que sa réponse, à peine audible, me parvienne.

Meila : « …Non. »

Ellébore : « C’est à cause de l’orage, c’est ça ? »

Je m’apprêtais à m’asseoir à côté d’elle pour tenter de la réconforter.

Meila : « Je n’en ai pas peur… »

Je restais immobile.

Ellébore : « Tu veux bien me dire ce qui ne va pas ? »

La fillette me tourna le dos et descendit lentement de son lit. Ce n’est qu’une fois face à sa porte qu’elle se stoppa.

Meila : « Suivez-moi… »

Pour une raison qui m’échappait, je craignais qu’elle entende mon cœur, qui battait de plus en plus fort.

Je marchais derrière elle, lentement. Je n’osais pas lui tenir la main. Pire encore, je gardais mes distances.

Pas après pas, elle descendait les marches. Elle n’avait pas la vivacité qu’on attendrait d’une enfant. Sa démarche calme m’inquiétait davantage.

Au premier étage, l’air était devenu glacial. Non pas qu’il faisait globalement froid, mais quelque chose d’autre se produisait ici, face à moi. Je ressentais une présence. Je ne pouvais guère voir le bout de ce couloir, mais j’aurais juré que quelqu’un s’y trouvait.

Je me sentis tomber. Cette sensation inédite m’immobilisa, et pourtant, je sentais encore mon corps chuter. Cette effroyable expérience m’avait pétrifiée.

Mais c’est en lançant un regard à la fillette devant moi qu’un frisson glacial me parcourut.

Elle marchait, sans se soucier de l’atmosphère effroyable qui régnait ici. Comme si elle ne ressentait pas ce qu’il s’y passait. C’était même plus que ça : Meila était totalement dans son élément.

Mon esprit s’emballait encore. mais je revins à la raison en voyant la fillette tomber sur ses genoux.

Je me rapprochais prudemment, jusqu’à me rendre compte qu’elle était en train de pleurer.

Mon cœur qui s’était figé il y a un instant fondait déjà de nouveau. Je m’étais trompé. La pauvre enfant était terrorisée.

Meila : « J’ai tellement peur… Faites que ça s’arrête… ! »

La douleur dans sa faible voix me fit monter les larmes aux yeux. Je m’en voulais d’avoir douté d’elle. Je me baissai à son niveau et posa ma paume sur sa tête.

Ellébore : « Je suis là, Meila. Tu n’as rien à craindre. »

Je pris la fillette dans mes bras et la serrai tendrement. Elle ne semblait ni heureuse, ni rassurée, mais elle ne demanda pas à ce que je la laisse partir. Je profitais de ce temps pour essayer de comprendre ce qu’il se passait.

Quand l’enfant se releva, je relâchai mon étreinte, et la fixai, inquiète.

Meila : « Marchons… »

Elle pénétrait dans le bureau de son père. Avant que je ne puisse entrer, le couloir s’illumina de toute part en un flash. Tout au fond, à l’angle du manoir. Je l’avais vu. Juste en face de moi. Une silhouette.

Le tonnerre gronda quelques instants après.

Je m’appuyai contre le mur pour me remettre de mes émotions. Considérant qu’il ne pouvait y avoir personne là-bas, je finis par entrer à mon tour, terrifiée.

Meila était debout, figée. Elle observait un portrait que je n’avais pas aperçu la première fois. Il faisait pourtant nuit, mais en m’approchant suffisamment, je pus reconnaître ce qu’il représentait.

On la voyait dessus, souriante. Je n’arrivais même pas à imaginer un tel sourire sur ses lèvres. Ses deux parents étaient avec elle. Mon chagrin reprit le dessus face à cette scène.

Ellébore : « Ce portrait a été fait à Lucécie, n’est-ce pas ? »

Je lui souris, espérant pouvoir la consoler en discutant avec elle de ce jour-là. Je m’approchais du tableau. La porte du bureau se fermait d’elle-même en silence, derrière moi.

Meila : « … »

Amusée de savoir que cette jeune fille s’était déjà rendue dans ma ville natale, je scrutai davantage la peinture, essayant d’y percevoir quelque chose dans la pénombre.

Ellébore : « Je reconnais cet endroit, quand j’étais petite, j’allais souvent sur ce pont derrière. Il était- »

Mon sang se glaça instantanément. Dans un détail du tableau, je venais de déceler une vérité surréaliste.

…Quoi… ?

Je perdis l’équilibre et me retrouvai au sol.

C’est… Impossible…

Terrorisée, je ne pouvais plus quitter ce tableau des yeux. Je ne pouvais même plus parler.

La fillette s’approchait de moi lentement. La porte venait de se fermer, et la lumière de la nuit ne nous parvenait plus.

Mon regard paniqué se tournait à présent vers Meila qui venait de s’arrêter juste devant moi.

Ça ne peut pas…être vrai…

Mon corps tremblait de façon incontrôlable. J’eus au bas mot, la peur de ma vie.

-4-

Lucéard

La poussière me titillait les narines, et je ne parvenais pas à trouver le sommeil. J’avais cru entendre un cri. Et, bien que je supposais qu’il s’agissait de mon imagination, je ne comptais rien laisser au hasard. Je déverrouillai la porte de ma chambre, et vins toquer à celle d’Ellébore.

J’entendis un son de l’autre côté, juste ce qu’il fallait pour me rassurer.

Alors que j’étais en train d’ouvrir la porte, je refermais aussitôt, ne comptant pas la déranger plus que nécessaire.

Je commence à entendre des voix, ce manoir me monte à la tête.

Ce n’est qu’en revenant sur mes pas que je réalisai.

Je ne bougeais plus, et me retournai, les yeux écarquillés.

Sa porte n’était pas fermée à clé… !

Inquiet, je me rapprochais de nouveau, et agrippai la poignée.

Je déglutis en la faisant tourner. Je me retrouvai dans cette pièce, plongée dans le silence.

Mes yeux fixaient tour à tour chaque recoin de la chambre, et chacun de ces coups d’œil aggravait la terreur qu’on pouvait lire en eux.

Je m’étais avancé jusqu’au centre, face au lit, et continuais de regarder tout autour de moi, les lèvres tremblantes.

Je n’avais pas rêvé le bruit que j’avais entendu, et pourtant, dans cette pièce…

Il n’y avait personne.

Ellébore

J’arpentais à nouveau un couloir, seule. Je ne parvenais plus à me repérer au premier étage. Je cherchais l’escalier central, mais une partie de moi ne voulait pas m’éloigner des fenêtres. J’entendis une voix inconnue plus loin dans les ténèbres. Décidément, cette nuit n’en finissait pas.

L’obscurité semblait distordre les murs du manoir. J’avançais, longeant prudemment les parois. Je me dirigeai vers l’origine du bruit, quitte à ce que ce soit une grave erreur.

Mon corps se sentait encore tomber, sans raison. Mon esprit était mis à rude épreuve. Je parvins jusqu’à l’angle du bâtiment. Je ne savais pas lequel, j’allais peut-être devoir compter mes pas à partir d’ici. Je n’avais pas d’autre choix que de tourner à gauche. Avant de m’y aventurer, je restais immobile. Il y avait quelqu’un dans mon dos.

Je me retournais lentement, presque malgré moi. Tous mes membres se raidirent. Je la voyais déjà du coin de l’œil. Elle n’était qu’à quelques mètres de moi. J’étais prête à m’enfuir loin de ce village d’une seconde à l’autre. La silhouette était celle d’une femme. Mais la personne qui se tenait devant moi n’était pas vivante, j’en étais convaincue. Ses formes étaient indéfinies, elle n’appartenait pas à notre monde. Elle était immobile, debout, près de la fenêtre, sans que la lumière nocturne ne puisse lui parvenir. La terreur grandissante me poussait à reculer. Cette fois-ci, il n’y avait plus aucun doute. Sans savoir si fuir était possible, je fis un pas de plus en arrière. Mes cheveux vinrent toucher quelque chose.

Ellébore : « Aaaaaah ! »

Je hurlai de toutes mes forces, bondissant, portée par l’effroi. Ce que j’avais touché avait aussi crié, ce qui me rassurait un peu.

Lucéard : « J’ai failli mourir de peur ! Mais qu’est-ce que tu fais là, Ellébore ? »

Le prince haletait, je réalisai qu’il était rare de le voir perdre son sang-froid.

Ellébore : « Oh Lucéard, c’est toi ! »

Lucéard : « Pas la peine de pleurer. Qu’est-ce qui se passe ici ? »

Je m’essuyai les yeux, reprenant mes esprits.

Ellébore : « Je vis un cauchemar éveillé. Tu ne vas pas me croire, mais- »

Je m’interrompis en voyant que son attention n’était plus sur moi. Lucéard pâlissait à vue d’œil. Ma nuque se mit à pivoter, avec la rigidité d’un pantin de bois. Elle était encore là. Et Lucéard aussi s’était rendu compte de sa présence. Il faisait plus froid encore qu’à la seconde d’avant.

Je m’agrippai au bras de mon ami et frissonnais, sans détourner le regard de ce revenant. Le prince avait l’air grave.

Lucéard : « Oh… »

Je levai la tête vers lui, dans l’expectative.

Lucéard : « …Pitié… »

Je soupirai.

Ellébore : « Tu n’as rien de plus rassurant à dire, L-lucéard ? »

On s’échangea des regards tétanisés. J’entendais presque la respiration de cette chose, puis soudain, un cliquetis sur les planches que je sus reconnaître.

Ellébore : « …Vous pleurez… ? »

Je m’étais instantanément calmée.

Lucéard : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? »

???: « … »

Elle avait disparu. J’inspirai un grand coup pour me remettre de mes émotions.

Lucéard : « On aurait peut-être dû dormir à la belle étoile. »

Le prince se sentit obligé d’ironiser la situation. Il pouvait lire dans mes yeux une résolution toute nouvelle.

Ellébore : « Ce qui se passe ici n’a peut-être rien à voir avec mon affaire, mais quand il s’agit de sauver des gens, il n’y a pas de priorité. »

Toutes les informations commençaient à se mettre en place.

Lucéard : « Ohoh, on dirait que tu tiens le bon bout. »

J’avais vraiment bien fait de suivre mon intuition. Absenoldeb ne se limitait pas à un seul mystère.

Ellébore : « J’aimerai avoir le fin mot de l’histoire, mais si j’ai à nouveau une telle stupeur, mon âme va vraiment quitter mon corps. Tu veux bien rester avec moi, Lucéard ? »

Je lui fis les gros yeux, espérant qu’il puisse faire la différence dans la pénombre.

Lucéard : « Je ne comptais pas te laisser seule de toute façon. Mais j’ai bien peur que ce soit toi qui doive m’accompagner. J’ai aperçu monsieur Gedulas dans un couloir. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu un mauvais pressentiment en le voyant. Il vient de sortir du manoir.

Ellébore : « …Tu as raison, nous n’avons probablement pas une seconde à perdre, mais… »

Lucéard : « Mais… ? »

J’attrapai ma robe des deux mains, et baissai la tête, gênée.

Ellébore : « Je peux me changer d’abord ? »

Le prince n’avait pas réalisé jusque là que ma tenue n’était bonne que pour dormir. Il détournait les yeux, et hocha la tête une fois.

Cette nuit effroyable venait tout juste de commencer.



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