Bravain regarde par la fenêtre le bombardement incessant. Il n’est pas inquiet pour la barrière. Il pose la main sur le pommeau de son épée en réfléchissant. Anisse et les autres ne semblent pas avoir du mal à la maintenir pour l’instant, mais elle ne pourra pas continuer indéfiniment dans ces circonstances.
En regardant un nouveau rocher s’écraser contre la barrière magique au loin, il s’éloigne finalement de la fenêtre pour approcher du feu qui crépite dans la grande cheminée. Il s’installe sur son siège en regardant rapidement les quelques membres de sa guilde qui font passer le temps de différentes façons. Shar est très largement assoupi à côté de Galaxia qui joue seule aux cartes. Il ne reste que Mellow pour regarder les flammes en se tenant la tête pensivement sur le fauteuil.
Après tout ce qu’il s’est passé, il est assez clair qu’ils sont en mauvaise posture. La perte d’Icare… c’est sans doute à partir de là que les choses ont commencé à mal tourner. Mellow ne s’en est toujours pas remise, même si elle ne dit rien la plupart du temps. Il la regarde rapidement avec un sourire triste avant de se reprendre et de fixer les flammes. Cela n’a malheureusement pas échappé à la Sorcière qui soupire en comprenant en partie où vont ses pensées.
— Il n’y a pas grand-chose à faire à part attendre et tu le sais.
— Je sais. J’aimerais juste être certain que tout va s’arranger, mais patienter ainsi ne me réussit pas.
— … Ce n’est pas très rassurant si tu perds patience. En parlant de cela, tu as vu le gamin aujourd’hui ?
— Hmm ? Oh. Nikolas est dans la pièce d’à côté à lire depuis le début de l’après-midi. Il m’a dit de ne pas le déranger. Tu penses encore que négocier est impossible ?
— Si on admet notre reddition totale, si. Maintenant que c’est un événement clé et que la victoire leur semble à portée de main après plusieurs mois de guerre, il y a peu de chance pour qu’ils acceptent autre chose. Surtout si le but de leur quête est de mettre Thiffeinn au pouvoir… Dans l’infinité de la tour, une guerre a l’importance d’un grain de sable. Ne cherche même pas à raisonner avec des gens qui veulent juste une clé.
Bravain soupire en regardant les flammes. Il n’y a donc rien à faire à part attendre et espérer que des renforts arrivent… et prier pour que la mine d’or sous le château ne se tarissent pas tout de suite. Si cela arrive, les grimpeurs encore présents dans leur camp ne resteront pas longtemps.
Alors qu’il pense à tout cela, une porte s’ouvre derrière lui en répandant une lumière blanche qui n’a pas sa place aussi tard dans la nuit. Du brouhaha se répand dans le salon à travers la porte alors que Bravain se redresse en cherchant à comprendre ce qu’il se passe. Mellow et Galaxia font de même. Cependant, Shar ne se réveille pas et émet même un ronflement plus bruyant que les autres pour le prouver.
*
En ouvrant la porte, je peux voir un mur en pierre qui me rappelle fortement l’intérieur d’un château. Je ne vois pas grand-chose en dehors de cela, mais j’imagine que ce n’est pas le moment d’hésiter. Je pense avoir passé le cap du stress de l’inconnu. Je passe la porte en quittant finalement le pied de la tour pour retourner sur Galatia. Par sécurité, je garde la porte ouverte derrière moi au cas où la situation soit vraiment défavorable et que la fuite soit ma seule option viable. Je n’ai pas encore totalement confiance dans les prophéties de Kassandra et je n’hésiterai pas à partir si je sens un coup fourré. Je vais observer un peu avant de me décider et garder une main sur la porte. Les autres grimpeurs au pied de la tour pourront se plaindre du temps que je prends à fermer la porte, mais inutile de s’en préoccuper.
Pour commencer, mon retour sur Galatia a une ambiance plus agréable que de finir sur un navire en pleine tempête, mais voyons si je risque de me faire tuer pour un rien. Micha sur mon épaule commence à observer les alentours avec moi et il semble que je sois dans une sorte de salon. Je peux voir plusieurs grimpeurs qui me regardent sans rien dire et qui ont l’air étonné, mais il n’y a pas de menace immédiate ou un combat en cours que j’ai interrompu. Tout en gardant la porte ouverte, je me tourne vers les grimpeurs.
« Hey. Euh, hm. Je ne dérange pas j’espère ? Vous n’allez pas essayer de me tuer, n’est-ce pas ? »
Vu les regards qu’ils me jettent et qu’ils se jettent entre eux, ils ont surtout l’air de ne pas comprendre ce que je fais là. Cependant, aucun d’eux n’a décidé de sortir une arme ou de s’en prendre à moi directement. Bon. Dans le pire des cas, j’ai une clé dans le gantelet de félin et de quoi m’assommer, et de toute façon, je peux toujours faire quelques pas en arrière et claquer la porte. Attendons juste d’avoir une confirmation. Je passe rapidement mon regard sur chacun d’eux. Un homme en armure qui est probablement un Chevalier. Une femme brune dans une robe noire dont la classe est inconnue. La deuxième femme, rousse, semble être une Voleuse ou quelque chose du genre… et pour finir, il y a un homme chauve qui dort sur un fauteuil.
Une des deux femmes se tourne vers l’homme en armure pour voir ce qu’il en pense et ils discutent à voix basse en comprenant d’où je débarque.
À travers la grande fenêtre du salon, je peux voir ce qui ressemble à une sorte de bombardement arrêté par une barrière magique. Chaque projectile qui s’écrase contre la barrière laisse un bruit étouffé et sourd résonner dans l’air.
C’est donc la guerre là dehors. J’aurais bien aimé finir dans une autre situation, mais j’imagine que je vais devoir faire avec. Je vais quand même attendre que… ah, finalement le Chevalier se lance.
— Les portes apparaissent normalement dans la cour, excuse-nous de notre réaction… Mais tu ferais bien de repartir. Nous avons peu de chance de gagner cette guerre.
— Bravain !
— Évitons de perdre du temps. Il va probablement rester quelques jours pour gagner un peu d’argent puis il repartira de toute façon.
Soudainement, ils commencent à se disputer avec la Voleuse. Il n’y a que la femme en robe qui me regarde et semble curieuse, elle fait quelques pas dans ma direction.
— Tu es un Assassin ?
— Correct.
— Tu as confiance en tes capacités ?… Vraiment confiance ?
— …
J’ai bien l’impression que je suis au bon endroit si j’en crois sa deuxième question. C’est rarement le genre de question qui n’est pas motivée par une idée. De mon côté, finir dans une situation pas terrible où j’ai peu de chances de m’en sortir me ressemble suffisamment pour que je n’aie pas de doute sur le but de la tour en m’envoyant ici pour ma quête.
— C’est un Assassin dans le premier étage-monde, tu penses qu’il va faire un miracle alors qu’il n’a pas d’expérience ?
— S’il est apparu devant nous, il y a probablement une bonne raison. Comme tu l’as dit avec finesse, nous sommes en train de perdre la guerre et depuis le début du siège, personne n’est apparu dans le château. S’il est là, c’est qu’il a une quête réalisable dans ce royaume. Si en plus il apparaît devant nous, je préfère voir ça comme un signe.
Ma décision était déjà plus ou moins prise quand ils n’ont pas essayé de me tuer tout de suite. Je n’en ai pas envie, mais j’ai aussi une prophétie à réaliser. La femme en robe semble avoir une idée derrière la tête. En soupirant, je décide de fermer la porte menant au pied de la tour et elle disparaît dans les airs comme si elle n’avait jamais existé. Je crois vaguement entendre un « Ah, enfin » de soulagement venant du pied de la tour, mais évitons de m’irriter pour ça.
« Une Oracle m’a parlé d’une guerre à gagner et que je dois tuer quelqu’un pour passer au deuxième monde. J’ai l’impression que je suis au bon endroit, même si j’aurais préféré de meilleures circonstances. »
La femme, qui semble s’appeler Mellow d’après les bribes de conversation que j’entends, continue de me regarder avec insistance… J’ai l’impression qu’elle m’observe en se demandant ce que je cache. Vu son début de sourire, elle semble avoir une idée générale. C’est finalement en se concentrant sur Micha dont la tête dépasse de ma poche en cuir qu’elle décide de reprendre la parole après avoir réfléchi quelques instants.
« Tu es le dernier Dresseur. »
En disant cela, les deux autres s’arrêtent de discuter et me regardent silencieusement.
… J’ai vraiment une réputation qui va jusque dans les mondes de la tour ?
— Tu es celui qui a gagné seul le tournoi des enfants de la tour en battant 300 personnes, un Gargantua et même un Primat. Correct ?
— … Ce n’est pas tout à fait exact, mais oui. Et je ne suis plus vraiment le « dernier Dresseur », maintenant.
Ils se mettent tous les trois à me regarder en changeant complètement d’attitude. Bravain croise les bras en cachant un début de sourire avec sa main. La Voleuse se met à siffler en faisant une moue qui laisse croire qu’elle a du respect pour moi.
« Puisque tu as fermé la porte, j’en déduis que tu vas rester avec nous. Laisse-moi faire les présentations. Je suis Mellow, une Sorcière. Tu te trouves dans la capitale de Penovia située au bord du monde. Bienvenue dans la dernière ligne de résistance contre Thiffeinn l’usurpateur. »
… J’ai quelques questions.
J’ai bien l’impression que je vais les garder pour moi en essayant de rester le plus calme possible. Si je comprends bien… Je suis officiellement recruté pour affronter le vieux Thif que j’avais déjà croisé lors de mon premier passage dans ce monde. Je fais donc partie de… huhu… du camp adverse à ma première quête. Si je regarde par la fenêtre suffisamment longtemps, je vais voir Emy… c’est ça ?
Pourquoi est-ce que j’ai fermé la porte aussi vite ? Des grimpeurs ne cherchent pas tout de suite à me tuer et sont polis, et d’un coup je perds la tête et je ferme la porte en me disant que je vais faire avec. Bien sûr qu’il allait y avoir un coup fourré. Comme si ma vie pouvait être simple.
La tour à un très mauvais sens de l’humour. Parmi toutes les possibilités d’un monde, elle a décidé que la meilleure quête pour moi serait d’affronter Emy ? Je dois sincèrement comprendre que parmi toutes les guerres qu’il y a sur Galatia, je dois gagner une guerre où Emy est mon adversaire ?
J’ai pourtant fait attention à ne pas prendre de caillou magique à Fae, alors pourquoi est-ce que la situation est aussi ridicule ?
Un souvenir me traverse ensuite la tête. Celui d’un petit village en feu baigné par les hurlements de terreur alors qu’un orage rugissait dans le ciel. J’entends encore les vociférations des guerriers de Penovia hurlant le surnom d’un homme qui brandissait les éclairs comme autant de lances à jeter sur cette plage où Emy tentait de survivre. L’homme que les guerriers appelaient « Jupiter ».
Cet homme, qui doit être un ami de ces gens devant moi, et que j’ai tué…
Icare.
Maintenant que j’ai fermé la porte, je ne suis plus censé repartir aussi facilement, mais je pense très sérieusement que m’assommer pour fuir est une solution plus qu’envisageable.