La suite est un peu vague. Je n’ai que des brides qui m’apparaissent de mon voyage en dehors de l’Erèbe. Je me souviens du visage des passants qui se sont éloignés en me voyant couvert de sang des pieds à la tête. Je me souviens de ceux qui se sont approchés et que Juliette a fait fuir en apparaissant. Je me souviens d’être passé par le club de Miss Jonah en obtenant les mêmes réactions que la première fois. Des gens qui s’écartent, puis du dégoût et de la peur.
À croire qu’à chaque fois que je vais passer dans le Mépris pour revenir à la surface, je vais donner l’impression d’avoir mené une guerre.
… D’une certaine façon, c’est le cas.
J’ai pris l’ascenseur en silence alors que Micha cherche à me réconforter à travers le lien. D’une certaine façon, je devrais être heureux puisque j’ai fini ma guerre contre Arcana. J’en ai fini avec mes premiers ennemis. J’essaye de m’accrocher à cela alors que toutes mes pensées me renvoient à ce que j’ai perdu pour y arriver.
Quand les portes de l’ascenseur se sont finalement ouvertes, c’est pour qu’apparaisse Mad’ qui semble déjà avoir une vague idée de ce qu’il vient de se produire. Probablement mon état ou juste que je suis seul à rentrer. J’essaye de parler, mais les mots se coincent dans ma gorge et j’arrive à peine à émettre un son.
Madeleine me prend dans ses bras. Elle ne cherche pas à me rassurer pour me dire que tout ira bien, que ce n’est pas grave et qu’une solution existe. Elle ne dit rien, car c’est sans doute préférable à un mensonge.
Malgré l’odeur de sang séché que je peux sentir couvrir le moindre pore de ma peau, je peux sentir son odeur et la douceur de ses vêtements alors qu’elle me serre dans ses bras. Je ne cherche même pas à résister, mais ce n’est pas comme si j’en étais capable.
Quand est-ce que c’était la dernière fois que quelqu’un m’a pris dans ses bras ?
… Non, n’y pensons pas. C’est sans doute mieux pour moi de ne pas le faire.
*
Je me réveille dans la couchette placée dans la réserve qui m’avait servi quand j’avais décidé de travailler dans le bar. J’arrive à me relever douloureusement. Malgré la potion à base de sang de Dragon, il semble qu’il y a certaines choses impossibles à soigner. Passer d’un corps « détruit » à un corps en parfaite santé est un saut gymnastique que mon cerveau n’était pas prêt à faire.
Pour survivre à mes blessures, j’ai d’une certaine façon dû revoir les branchements pour contourner les problèmes, mais une fois les problèmes éliminés, les branchements en place ont rendu impossible de fonctionner normalement. Il y a ça, mais aussi la compétence de champion que j’ai utilisé.
A ce sujet, ce n’était pas juste une meute, mais une sorte de fusion multiple. J’étais à la fois Yuu, Micha, Juliette et Persée, mais eux aussi avaient fusionné entre eux. Nous étions comme une sorte de mélange de tous, répartis sur chaque corps. Il n’y a que Yuu qui était un peu à l’écart, mais c’est très probablement parce qu’il a posé des restrictions sur le lien depuis le début.
Malgré la puissance de cette compétence, le contrecoup mental est lui aussi assez impressionnant. Surtout si je prends en compte l’état dans lequel Micha, Juliette et moi nous avons fini. Persée n’a pas semblé influencé, mais ce gosse est « un peu » étrange. Je ne sais pas trop comment le présenter différemment.
Je soupire en me levant du lit. Je récupère Micha que je place sur mon épaule et Persée dont je me drape complètement maintenant que sa taille est celle d’une couverture et dépasse largement celle d’une grande cape. Juliette est de toute façon tout le temps installée sur mon bras de son côté.
Je remonte les escaliers menant à la sortie de la réserve pour arriver dans la cuisine derrière le bar. Mad semble être en train d’y cuisiner et je reconnais vaguement l’odeur d’œufs à la poêle que je sentais depuis ma couchette.
Elle me fait un vague signe sans trop me regarder pour que je m’installe, et reste concentrée sur les œufs.
« Tu m’excuseras, mais puisque je cuisine, c’est mieux que je garde un œil sur ce que je fais. »
Je me contente de lui offrir un vague sourire en réponse. J’ai déjà pu voir ses talents en cuisine et je sais qu’elle n’a aucune patience avec la cuisson… même pour des œufs. Micha descend sur la table et je commence à la caresser pendant qu’une odeur de brûlé commence à se dégager des fourneaux et que Madeleine s’énerve. J’ai bien compris que lui donner des conseils était une mauvaise idée vu la façon dont elle m’a regardé la dernière fois, mais dans le fond ce n’est pas si important.
— J’ai eu des nouvelles de l’aile des Assassins. À cause de la menace qui pèse sur Angela, tu as le soutien de pas mal d’entre nous si tu cherches à assassiner ce Balad. Cependant, ce sera loin d’être suffisant si tu veux t’en prendre à un des cinq.
— Je… Je me souviendrai de ne pas sous-estimer le réseau d’information des Assassins… J’ai vaguement entendu parler d’eux jusqu’à présent, mais qui sont les cinq ?
— Disons juste qu’ils font partie des grimpeurs fondateurs du pied de la tour tel que tu le connais. Ils avaient même autant de pouvoir politique que les gardiens pendant un temps. Le système de pièce de la tour vient d’un des cinq par exemple. Balad fait partie de ce petit groupe. Cela fait de lui un des grimpeurs les plus forts et puissants, mais tu dois t’en douter puisqu’il est capable de rivaliser avec l’ordre des Dragons qui ont fait de lui leur Némésis.
— Pas juste « rivaliser ». Les Dragons ont demandé mon aide en comprenant sans doute qu’ils avaient peu de chance de s’en sortir sans moi contre lui.
— … J’imagine que j’ajouterai leur nom à la liste des personnes susceptibles d’aider. Tu commences à avoir le bras long, mais il fallait s’y attendre après en avoir sauvé un.
— Balad a libéré un Dragon en faisant croire que j’y étais arrivé seul. Balad se sert de moi comme d’un appât à « lézard ». C’est une mauvaise idée de faire appel à eux. L’affronter est une mauvaise idée de toute façon…
Madeleine pose une assiette avec trois œufs brûlés devant moi. Elle me fait un petit sourire, mais se retourne en préférant sans doute ne pas s’attarder sur ce que je vais en penser. Je préfère ne rien dire et me mets à regarder mon assiette en me demandant si je dois me forcer ou non.
« Tu es resté en bas à dormir pendant deux jours. C’est sans doute mieux de ne pas faire le difficile. »
Je me retiens de lui dire que j’aurais préféré manger des œufs crus directement, mais je reste concentré sur le fait que j’ai passé deux jours immobile. Cela explique facilement pourquoi je me sens aussi faible… peut-être même trop faible pour affronter son plat.
— Donc, Dragons et Assassins seront insuffisants pour une revanche. Le mieux serait sans doute de trouver un autre des cinq pour l’affronter et profiter de l’opportunité pour le tuer, mais je n’ai pas besoin de t’expliquer à quel point ce sera complexe.
— Je ne prévois pas de revanche. C’est impossible… J’ai suffisamment senti son aura pour savoir qu’elle est incomparable à celle d’un Gardien ou d’un Dragon… Je n’ai pour l’instant aucun moyen de protéger Angela ou les Dragons avec ma classe de Dresseur et je doute qu’un autre des cinq ait envie de se battre contre lui juste à ma demande. C’est trop dangereux de l’approcher.
— Je vois que tu as eu le temps de réfléchir pendant ton sommeil. N’oublie pas de manger avant que cela devienne froid en tout cas. Qu’est-ce que tu prévois de faire maintenant ?
— Devenir suffisamment fort pour pouvoir sauver les autres. Je suis le seul Dresseur à pouvoir protéger les Assassins et les Dragons tant qu’un autre Dresseur avec plus de talent ne fait pas surface. Pour l’instant, c’est impossible que j’y arrive, mais avec du temps… Je peux avoir une chance de les sauver.
— Cela me semble être un bon objectif. Impossible à atteindre, mais un bon objectif. Les autres Assassins ont déjà pour ordre de ne pas s’approcher de Balad quoi qu’il arrive et j’étais censé te transmettre la consigne. J’admets que dans ton cas ce sera plus difficile de t’abstenir, mais tant que tu ne te jettes pas sur lui sans en parler aux autres Assassins d’abord, personne n’interférera.
Madeleine vient ensuite s’asseoir à côté de moi et je m’empresse d’avaler une partie des œufs pour ne pas la vexer. À contrecœur, je décide finalement de prendre une fourchette en prenant mon temps pour couper le blanc.
— Je vais probablement passer les prochains jours à façonner des alliances ici et là pour les Assassins et préparer des contre-mesures puisque je suis en ce moment l’Assassin la plus haut gradé au pied de la tour. Chaque menace a sa solution, mais ce Balad… même pour les Assassins, ce n’est pas une cible facile à aborder.
— Il me faudra sans doute plusieurs années si je veux pouvoir espérer les sauver…
— Ne sois pas défaitiste. La tour est un lieu de changement perpétuel. Laisse-toi le temps.
— Je vais avoir du mal à me faire à l’idée… qu’ils sont… je —
— Quelques mois dans les mondes te feront du bien pour l’accepter. Cela ne repose pas que sur toi. En prenant les membres de ton équipe avec lui, il a mis en colère quelques… personnes. Je te laisse imaginer.
Je commence à réfléchir, mais je vois effectivement mal Ephy ne rien dire après avoir perdu trois Guides. Ne parlons pas des autres. Je sens aussi que pas mal de gens vont m’en vouloir…
« Hm ! J’ai oublié de te dire. Un message de la part de ta professeure était prêt au cas où tu réussisses à battre Arcana. Hm-hm. »
Mad’ se racle la gorge quelques instants en prenant un visage sévère.
« Tu n’es plus un débutant maintenant. Fais en sorte d’honorer ta promotion au statut de piétaille en évitant de mourir inutilement. »
Madeleine s’arrête en agitant la main pour me dire que ça ressemble à quelque chose comme ça. Je m’esclaffe un instant en me disant que je n’ai pas vraiment mérité cette promotion maintenant que j’y pense… pas après avoir manqué de mourir aussi facilement avant d’être sauvé par mes animaux et mon rôle de champion des Dresseurs. J’ai l’impression que Mad’ remarque mon manque de satisfaction.
« Tu as assassiné une guilde et ce ne sont pas tes blessures qui changent ce résultat. C’est ta capacité à tuer qui te permet d’avoir cette “promotion”. Survivre est optionnel pour un Assassin. Même si tu étais mort pour y arriver, je pense pouvoir dire qu’elle aurait dit la même chose à ta dépouille. Maintenant, tu ferais mieux de manger ses œufs ou c’est moi qui vais te tuer. »
Je regarde Mad’ en plissant les yeux. J’ai un peu de mal à tout comprendre dans la façon de penser des Assassins parfois… mais vu son regard, je vais clairement devoir me faire violence.