J’ouvre la porte et traverse une nouvelle pellicule liquide qui m’avait amené dans la « salle des murmures ». Cette fois-ci, je suis dans un grand salon aux couleurs boisées. À travers les fenêtres, je peux voir la campagne alors que le soleil se couche en éclairant la pièce dans laquelle je me trouve.
La pièce a tout d’un salon normal, et je peux voir dans un coin un enfant de moins de cinq ans en train de jouer sur le sol et me regarder en souriant de temps à autre.
La scène est… chaleureuse. Je me sens bien, comme si cet endroit était familier alors que je n’ai jamais mis les pieds ici. Je n’ai pratiquement plus envie de bouger alors que je peux sentir une chaleur et une odeur réconfortante.
Cependant, je sais que c’est juste un autre test. Je me secoue la tête rapidement pour me sortir de cette torpeur qui me donne juste envie d’aller m’asseoir en souriant dans le canapé à côté de moi. Je fais quelques pas en avant tout en serrant à nouveau les dents pour me concentrer sur la porte devant moi et la voix étrange au début du premier test me donne une nouvelle consigne.
[Ne touche à rien et passe la porte si tu veux aller dans la tour.]
Aussitôt, une autre voix retentit. C’est celle de ma copine qui passe devant moi en demandant un coup de main. Elle est un peu plus vieille et tient un bébé dans ses bras.
Si c’est bien ce que je crois, c’est un nouveau test sadique qui joue juste avec mes nerfs. Ce n’est pas ma copine, ni mes enfants. Juste une vision hypothétique de ce qui pourrait être, mais n’existe pas. Cela me met juste en colère et je commence à marcher en direction de la porte devant moi en décidant d’ignorer ce qu’il y a autour de moi.
« Tu pourrais me répondre au moins. Prend la petite quelques instants, je dois m’occuper d’un truc. »
Elle me tend le bébé qu’elle tient et par réflexe je tends presque les bras dans sa direction. Elle me regarde sans comprendre pourquoi j’hésite. Une partie de moi veut faire ce qu’elle me demande, mais l’autre se rappelle la consigne et je me gifle suffisamment fort pour ne pas oublier ce que je suis en train de faire. Ma copine ne réagit pas malgré la violence de la gifle et semble attendre une réponse.
— Peut-être plus tard, j’ai quelque chose d’autre à faire.
— Comme tu veux.
Sans insister, elle réajuste le bébé dans ses bras en le berçant gentiment. Elle se dirige ensuite vers l’autre enfant en chantonnant une vieille chanson que nous aimons tous les deux. Malgré ma gifle, je commence à me sentir mal. Je n’ai pas envie de partir d’ici. Ce n’est qu’une illusion, mais ça ne m’empêche pas d’avoir la sensation de trahir tout ce que j’espère un jour avoir.
Pendant quelques instants, j’ai l’impression que je vais être malade à la simple idée de partir d’ici. Ma gorge se serre et j’ai envie de hurler sans pour autant en être capable. Il faut que j’avance et que j’arrête de réfléchir à tout ça.
Le premier pas est toujours le plus difficile et alors que cette image de ma copine continue de chantonner, le pas suivant l’est encore plus. Est-ce que je vais perdre tout ça si je vais dans la tour ? Est-ce que ça fait de moi un monstre ? Les couleurs autour de moi sont de plus en plus chatoyantes et me donnent envie de rester alors que j’avance encore d’un pas.
J’ai l’impression de faire mes adieux à cette vie imaginaire et, malgré moi, je commence à pleurer comme si je trahissais ce en quoi je crois.
C’est juste ridicule de ma part de ressentir ça. Je dois me ressaisir et avancer, et ne pas écouter ma copine ou même les pépiements du bébé, ou même de l’enfant qui m’appelle.
Ce n’est pas réel.
— Tu t’en vas ? Fais attention sur la route et ne rentre pas trop tard, d’accord ?
— … Oui. Je…
J’arrive à peine à parler, mais c’est sans doute mieux.
… Je pourrais rester quelques minutes de plus ici, non ? Je dois juste ne rien toucher, pas vrai ?
Non, je ne peux pas. Je ne dois pas, car sinon, je ne repartirai jamais d’ici. Ce n’est toujours pas réel. Ma copine m’attend dans la tour, ce n’est rien qu’un test qui ressemble à un rêve dont je n’ai pas envie de me réveiller. J’arrive finalement à poser ma main tremblante sur la poignée de la porte et je réussis à l’ouvrir alors que mes pieds sont collés au parquet en bois du salon.
« Je t’aime tu sais, ne fais pas de bêtise. »
Je frappe la porte du poing pour finir de l’ouvrir en maudissant le monstre qui a créé ce foutu test. Mes jambes refusent d’avancer, mais ma main semble m’écouter. Je la pose sur l’encadrement de la porte en serrant de toutes mes forces.
Je pourrais faire demi-tour et retourner sur terre, et après, quoi ? Si elle est dans la tour sans moi, il n’y a aucune chance que ce que je vois arrive. Je serai juste seul sans personne, à me maudire d’avoir échoué à quelque chose dont je ne me souviendrai même pas. Seul. Non.
Je passe la porte en me frottant le visage pour faire disparaître les larmes dont je rejette l’existence. Pleurer pour quelque chose d’hypothétique ? Comme si mes rêves m’avaient déjà apporté quelque chose par le passé.
Je passe la porte en essayant d’oublier cette vision parfaite. Je tombe par terre alors que toutes les sensations que je ressentais dans cette pièce disparaissent graduellement en me laissant seul et abandonné. Je frappe le sol en pierre en me maudissant et en maudissant le créateur de ce « test ».
J’entends quelqu’un qui écrit devant moi et je relève la tête pour voir un homme assis à un bureau qui jette un coup d’œil dans ma direction en posant son stylo.
La pièce est sombre et je ne vois rien à part le bureau et l’homme installé. La pièce ne semble pas avoir de mur et le sol en pierre est irrégulier, comme celui d’une grotte. De son côté, l’homme porte un costume de bureau et a une moustache finement taillée. Il me montre la chaise devant le bureau en me faisant signe de m’installer. Je me redresse en me frottant le visage une fois de plus en espérant que ce qu’il va me dire effacera ce que je viens de vivre.
Vu qu’il n’y a pas de consigne et que je ne vois pas non plus de porte, j’ai l’impression que c’est fini et la première voix que j’entends est la sienne. Pas forcément chaleureuse, mais elle semble au moins avoir le côté « professionnel » de quelqu’un qui a l’habitude de ce genre de situation.
— Prenez place, je vous prie. Nous avons pas mal de choses dont nous devons discuter avant votre véritable entrée dans la tour. Ce n’est pas une épreuve, donc vous n’avez pas besoin d’être sur vos gardes, mais si cela vous aide, faites comme si c’était le cas. Je ne suis là que pour vérifier votre résolution. Puisque c’est fait, je pense, il ne reste plus qu’à expliquer ce qui vous attend réellement, à partir de là, il suffira de signer un contrat symbolique.
— C’est vous qui avez…
— Créé vos tests ? Non. Je ne suis qu’un passeur. Ne les prenez pas personnellement, les tests sont là pour s’assurer de vos motivations et de votre détermination. Mes félicitations d’ailleurs pour être arrivé aussi loin, ce n’est pas tous les jours que cela arrive, figurez-vous.
— Vous êtes… humain ?
— Pas au sens conventionnel, non. Pour répondre également à la question que vous n’oserez pas prononcer, je ne suis pas non plus l’esprit de la tour. Juste un passeur. Concentrons-nous sur vous, d’accord ? Mon rôle ici et de vous fournir suffisamment d’informations pour que vous fassiez un choix en connaissance de cause.
« Premièrement, vous abandonnez la terre sans retour en arrière possible. L’entrée est définitive et il est encore possible pour vous de refuser. Deuxièmement, en entrant, vous vous engagez à gravir la tour au rythme que vous souhaitez, mais à la gravir. Attention, gravir la tour vous mettra en danger physiquement et mentalement. Il est possible, mais pas certain, que vous ayez à tuer et faire face à des dilemmes moraux difficiles. En aucun cas, cela ne doit vous empêcher de gravir la tour, ce qui doit être et rester votre premier objectif. Ne pas vous y tenir aura des conséquences et finira indubitablement par vous faire perdre votre liberté et les avantages inhérents à cette condition. C’est un engagement à vie définitif : vous devez gravir la tour. C’est votre seule et unique obligation.
Pour ce qui est des questions que vous avez, elles trouveront bien assez vite réponse. Mon rôle est simplement de vous prévenir.
Voici le document à remplir avec votre nom, « Yaël », ou un nom de votre choix, si vous souhaitez encore entrer après ce que je viens de vous dire. Cela dit, une fois qu’il sera signé, il n’y aura plus de retour en arrière. Soyez sûr de vous. »
Je regarde le document qu’il me tend et qui résume juste ce qu’il vient de me dire. Même s’il a dit que j’aurai des réponses plus tard, j’ai quand même une question qui m’empêche de signer.
« Est-ce que vous savez si ma compagne est bien entrée dans la tour ? Nous étions ensemble au moment de partir… »
L’homme me regarde alors en haussant un sourcil comme s’il était légèrement étonné par ma question. Il réfléchit quelques instants, immobile, mais ne semble pas fouiller ses papiers ou sur le point d’utiliser le téléphone que je peux voir sur un coin de son bureau pour obtenir cette information.
« Je ne peux malheureusement pas vous répondre et parler d’autres personnes, mais je tiens à clarifier quelque chose. La décision que vous prenez aujourd’hui ne concerne que vous et va entièrement changer le cours de votre existence. C’est votre décision en tant qu’individu seul. Si vous avez des doutes, ou que vous pensez le faire pour quelqu’un d’autre, il vaut peut-être mieux renoncer maintenant. Si vous voulez entrer dans la tour, signez le contrat, sinon, déchirez-le. »