Au début c’était des soucis mineurs : les guides ne savaient plus où donner de la tête entre les cultures différentes, les problèmes de logement, les violences et les insultes, le vol. Les gardes étaient dépassés par la situation et beaucoup de choses ont fini par mal tourner. Si je devais prendre un exemple simple, imagine-toi n’avoir qu’une poignée de gens pour t’occuper d’une dizaine de milliers de bébés dans une garderie. C’est à peu près à ça que ça devait ressembler pour le peuple de la tour. Ce n’est pas comme si la tour n’était pas prête à nous accueillir, mais il y avait des trous au niveau des règles à respecter et au niveau du fonctionnement qui a rendu la situation invivable.
Maintenant il y a beaucoup plus de règles pour éviter les débordements comme l’intimidation, les meurtres, les corps laissés par terre sur le pavé et baignant dans des flaques de sang pour des bouchées de pain ou de l’eau.
Tout ça est bien arrivé, je ne l’invente pas, ça peut sembler étrange quand tu vois la tour actuellement, mais à l’époque cet endroit ressemblait à une zone de guerre, ou un camp de réfugiés. Les deux exemples se valent.
De mon côté j’ai fait ma classe dans la tour des prêtres sans vraiment m’en occuper. Une fois que j’ai fini par comprendre comment fonctionnait la tour et que j’ai eu un logement correct, je ne souhaitais pas être mêlé à tout ça. Disons que je fermais les yeux, j’avais l’impression à l’époque que tout cela ne me concernait pas et je passais le plus clair de mon temps à faire des allées entre la maison de mon guide et la tour des prêtres en évitant le plus possible les problèmes. Je me disais qu’une fois que je serais dans la tour, je ne verrais plus ce genre de choses et que tout se passerait bien.
C’est d’ailleurs vers cette époque que les guides et les gardes ont commencé à montrer des signes de faiblesse morale et physique. Le peuple de la tour n’a normalement pas besoin de manger et de dormir, même s’ils en sont capables, mais après plusieurs mois à voir un flot continu de gens arriver et la situation ne pas changer ils ont fini par lâcher prise pour certains.
Quoi que tu puisses penser d’eux actuellement, le peuple de la tour n’est pas terrien, mais il est bien constitué d’humains comme les autres et ils en ont les défauts. L’un des défauts reste qu’à force de ne jamais s’arrêter, ils ne pouvaient pas maintenir ce rythme sans prendre de repos jour et nuit et d’avoir à régler de nouveaux problèmes tout le temps. Les professeurs de classes, les vendeurs, les gardes, les guides. Ceux qui étaient les plus au contact étaient ceux qui souffraient le plus de la situation.
Je ne voulais qu’une chose en tout cas, m’éloigner de ces gens qui faisait preuve d’une violence que je n’étais pas capable de supporter, mais une fois que je suis rentré dans le premier étage, c’est devenu pire.
Le pied de la tour a des règles mêmes si imparfaites à l’époque et qui n’étaient déjà pas respectées, mais il n’y en a aucune dans les étages et vu que la tour venait d’ouvrir, le premier monde est sans doute le plus marqué par la bêtise des premiers grimpeurs. Si je ne dis pas de bêtise, la population mondiale dans cet étage a diminué de deux tiers et je crois qu’elle diminue toujours entre la pauvreté, la famine et le reste. Les grimpeurs ne se contentent pas de remplir la quête qui leur est donnée, certains pillent et tuent pour les richesses sans jamais se poser la moindre question et quand ils s’en posent, ils se rendent compte de l’horreur de ce qu’ils ont fait. J’ai passé mon premier monde avec un groupe d’amis et la moitié d’entre eux ont décidé de se réfugier en ermitage dans des zones reculées de l’étage où ils ne verraient plus toutes ces scènes de violence. Comme moi ils s’attendaient à une aventure, pas à des massacres et des morts violentes.
Quand je suis rentré au pied de la tour quelques mois après, les choses avaient empiré en des sortes de guerres de gangs où des gens tuaient des chefs de guildes ouvertement. La gestion de l’afflux de grimpeurs semble s’être résolue avec l’apparition de plus de gardes et de guides. Certains grimpeurs qui sont arrivés en même temps venaient à peine de trouver un logement tandis que j’avais eu le temps de finir mon premier monde et mon apprentissage de prêtre. La violence, elle, n’a pas diminué et a commencé à devenir plus grave puisque les gens se sont organisés en bandes pour profiter d’autres qui étaient perdus et ne comprenaient pas le fonctionnement du système. Des gens se sont retrouvés sans argent ou embrigadés dans des gangs à tuer pour eux sans jamais comprendre le système de classe et de compétences ou encore comment rentrer dans les étages de la tour.
Jusque là, la tour n’avait jamais agi ni pris de parti personnellement, mais crois-moi quand elle a commencé à le faire, les gens ont commencé à avoir peur de ce dont elle était capable. Le jour où elle l’a fait, une quinzaine de coups de tonnerre ont retenti entre les tours. À chaque emplacement qu’un éclair avait frappé se retrouvait le corps carbonisé d’un grimpeur qui l’avait sans doute mérité. Il y eut d’autres coups de tonnerre malheureusement, mais il y en avait toujours plus le lendemain jusqu’à ce que l’éclair devienne un signe funeste.
Il y a eu de nombreux stratagèmes pour ne pas se faire frapper par la foudre et les choses ne se sont pas stabilisées tout de suite.
Les gardiens des tours secondaires ont ensuite gagné plus de pouvoir et les guides sont devenues intouchables par quiconque. À partir de là les coups de tonnerre ont cessé et sont devenus occasionnels.
Ce qui était important pour ces gens qui avaient transformé le pied de la tour en un quartier malfamé ce n’était pas de grimper la tour, c’était de prendre le pouvoir et de s’en servir sur les autres.
Dans un système imparfait à cause de son côté utopique qui valorisait à l’époque la liberté de chacun, chaque nouvelle faiblesse dans les nouvelles règles était une brèche dans laquelle tout le monde s’engouffrait. Il a fallu beaucoup de règles et de temps pour atteindre l’équilibre que tu vois actuellement. La tour a fini par réussir en tout cas à atteindre une certaine stabilité, mais c’était déjà trop tard puisque certains ont pu accumuler des fortunes et laisser sans un sou des milliers de grimpeurs qui se sont perdus dans la foule.
Ah, et j’ai beau te parler de la tour comme si elle était vivante, ce n’est pas quelque chose que je peux t’assurer. Pour autant que je sache, il pourrait très bien y avoir un gardien de la tour centrale qui est celui qui crée les règles et qui foudroie les gens et que personne n’a jamais vu.
Parmi les organisations qui sont apparues pendant cette période de chaos, il y eut d’abord les guildes qui cherchaient à réunir le plus de monde pour leur faire réunir des ressources plus rapidement pour forger des armes où pouvoir en acheter. Il y a eu des guerres qui ont eu lieu et ont toujours lieu dans la tour entre les différentes guildes qui finissaient par se jouer au plus grand nombre. À l’époque, elles étaient sacrément meurtrières, je ne sais pas si c’est toujours le cas.
Il y a aussi eu l’apparition des groupes de fanatiques religieux, qui voient la tour comme « la » réponse à toutes les questions. Au début personne ne les a pris au sérieux jusqu’à ce qu’aient lieu les massacres dans les rues.
À chaque fois qu’il y avait une friction, ça menait obligatoirement à des conflits ouverts entre les factions. Les groupes de militaires terrestres censés représenter l’ordre furent les pires d’après moi en prenant les nouveaux arrivants sous leurs ailes et en les ramenant directement au premier étage et en les entraînant à massacrer quiconque entraverait leur route à coup de mitraillette. Je ne te parle pas de tous les guides qui sont passés pour des imposteurs d’après les militaires alors qu’ils venaient chercher leurs grimpeurs, tout ça pour pouvoir se faire des soldats facilement. Il y en a encore beaucoup d’autres dont je ne te parlerai pas, mais je pense que tu as saisi l’idée. Tout ce que l’homme était capable de faire de mauvais a submergé la Tour des mondes pendant longtemps.
Je suis retourné dans la tour ensuite, beaucoup trop dégoûté pour vraiment avoir envie de rester plus longtemps dans ce chaos, mais c’était pire sans les règles. J’ai vu des villages en feu et des scènes de pillage sans parler des exécutions publiques faites par des habitants de ces étages/mondes sur des grimpeurs ou par des grimpeurs sur des habitants ou encore par des grimpeurs sur d’autres grimpeurs. Tout dépendait de l’endroit. J’ai fait de mon mieux pour aider les gens, mais ce n’était pas suffisant.
En tentant de fuir les scènes de barbaries, j’ai fini par abandonner les membres de mon groupe qui commençaient à être endoctrinés par d’autres aventuriers qui les incitaient à les rejoindre pour se battre contre d’autres grimpeurs qui eux étaient des « véritables monstres ».
Je n’ai jamais tué d’être humain comparé à d’autres, je n’ai jamais pu. J’ai fini ma quête, seul, et quand je suis revenu au pied de la tour, j’ai commencé à vouloir m’occuper des gens à l’hôpital. Je voulais faire ce que j’avais appris à faire sans que personne ne puisse essayer de me tuer. La plupart des patients avaient besoin de parler de ce qu’ils avaient vu et fait et j’ai écouté pendant très longtemps.
À l’époque il n’y avait pas la règle des cinq ans et il n’y avait pas d’autre endroit pour eux que la rue une fois soignée. La plupart restaient là, le regard vide et assis par terre. L’afflux de grimpeurs du départ était terminé, mais les rues ne se vidaient pas pour autant.
Ils ne restaient même pas là pour une pièce puisque les guides payent la nourriture et s’occupent du logement. Pour certains le suicide fut le plus facile en y voyant un retour vers la terre et même les prêtres qui avaient le miracle de résurrection ont fini par arrêter de sauver les gens à force de les voir sauter à nouveau du haut des tours. Les fanatiques en ont aussi profité pour recruter, ainsi que les guildes et les militaires dans ces vagabonds. Tout le monde a fini par se servir d’eux tant qu’ils étaient encore utilisables.
Mes nerfs ont lâché à cette époque. Où que j’aille j’avais l’impression de ne trouver que le malheur, la tromperie et la cruauté et j’ai décidé de grimper les étages sans me poser de question et sans rien demander à personne. Au pied de la tour, c’était difficile de relativiser sur les choses et à l’intérieur selon l’endroit où tu te trouves tu peux y arriver. Tu peux trouver des gens heureux, des fêtes et de la vie dans un sens plus terrestre. C’est ce qui m’a poussé à y rester et à ne plus m’approcher des autres grimpeurs.
Un à un j’ai passé les étages et j’ai fini par atteindre le rang de Séraphin, je crois d’ailleurs que j’étais le premier à l’époque, je ne sais pas si c’est toujours le cas. Je me suis arrêté à l’étage 10, fatigué. En une dizaine d’années, je n’avais fait que dix étages, mais au moins, personne ne m’avait manipulé ou obligé à faire quoi que ce soit.
Ce qui nous ramène à mon âge et au moment où je suis redescendu au pied de la tour. Je voulais savoir et la curiosité en plus de la fatigue l’emporta sur la raison. Heureusement les choses avaient changé et s’étaient calmées, du moins en apparence. Plus de meurtres et de corruption devant tout le monde. Plus de faux mendiants montrés ouvertement puisqu’à présent ils sont tous séquestrés sous l’hôpital dans une aile spécialement prévue pour eux.
Les gardiens se sont transformés en divinités pour certains alors qu’avant ils se promenaient librement parmi les grimpeurs. C’est le cas des trois gardiens de la tour des prêtres. J’avais déjà eu l’occasion de parler à certains avants et ils étaient plutôt banals et loin d’être divins. Mais quand j’ai appris ce qu’il se passe dans les sous-sols de la tour des prêtres que j’ai entendu parler de cette « prison » d’une amie, je n’ai pas pu l’accepter. Malgré tout ce qu’il s’était passé, la tour des prêtres avait un sens pour moi. Elle était là pour aider tous ceux qui en avaient besoin et je faisais partie de ceux qui croyaient en cette idée. Elle n’était pas faite pour que les gardiens se transforment en mensonge ou pour… Laisse. Je ne te dirai pas ce qu’il se passe dans les sous-sols, il y a des chances que tu ne vois plus jamais un prêtre de la même façon si je le fais. Je suis allé voir pour être sûr que ce n’était pas un mensonge et ce n’en était pas un.
Quand je suis revenu dans le grand hall après ça, les trois gardiens de la tour m’attendaient et voulaient me bénir en me disant que j’étais un exemple pour les autres. Enfin tout le blabla cérémonial qu’ils avaient inventé entre temps. Ils m’ont parlé de la création d’un groupe constitué de prêtres dont je serais le chef pour continuer à grimper la tour, mais je n’écoutais plus vraiment à partir de là. J’ai commencé à me souvenir de ce que j’avais vu pendant les premières années et de ce que je venais de voir.
Je n’ai pas supporté l’idée d’avoir à participer à cette mascarade en étant considéré comme un héros par eux, des connaissances devenues des monstres. J’ai craché au visage du premier gardien qui m’a fait cette proposition comme le dernier des vauriens et le deuxième je l’ai giflé tellement fort qu’il en a perdu son « aura divine » et s’est effondré par terre avec son corps d’humain. Le troisième s’est reculé quand il a compris qu’il était le suivant à perdre la face publiquement. En dix ans le côté divinité a eu le temps de s’installer fermement et je remettais tout cela en question devant les gens présents dans la tour.
Tu aurais du voir la tête des autres grimpeurs et des gardes qui ont tenté de s’interposer entre moi et les gardiens quand je suis passé en forme angélique. Personne ne s’est avancé dans ma direction, personne ne le pouvait, ils se sont tous figés en me voyant moi atteindre quelque chose qu’ils n’auront jamais tant qu’ils seront sous la coupe des gardiens. La forme de Séraphin n’est pas puissante, mais est très impressionnante à voir à cause des ailes et de l’aura et j’ai atteint ce stade presque par hasard, mais passons. Ce jour-là en tout cas je ne me suis pas transformé par vanité ou pour montrer ce dont j’étais capable, mais par colère. Ce que j’avais atteint n’était pas un mensonge et n’avait rien de faux comparé à eux, et je voulais le montrer à tout le monde à ce moment-là qu’ils n’étaient rien que des hommes habillés en saints alors qu’au fond sous toutes ces couches de mensonges ils n’étaient que des monstres.
Je n’ai jamais tué personne, jamais. C’est aussi pour ça que je suis devenu prêtre, je ne voulais pas avoir de sang sur les mains, mais ça ne veut pas dire que je ne puisse pas être violent. Je ne le suis pas de nature, mais je l’ai été ce jour-là.
Rien n’a pu m’empêcher de faire ressortir tous ces sentiments négatifs que j’avais à l’intérieur de moi en me montrant violent envers les gardiens, je les ai frappés à plusieurs reprises après ça et personne n’a réussi à m’arrêter.
Quand je suis sorti de la tour quand j’en ai eu fini, la marque de servitude que j’ai sur la main a commencé à se former et j’ai perdu graduellement la plupart de mes pouvoirs en même temps que mon statut d’homme libre. Il se trouve que les gardiens sont maintenant comme les guides, des intouchables et bien qu’une ou deux gifles auraient pu n’être pas si grave je suis allé trop loin.
Ce que je venais de faire était pour me faire perdre ma liberté. Vu que tout le monde me connaissait après ça j’ai utilisé une potion de jouvence que j’ai trouvée au dixième étage pour disparaître dans la foule et perdre quelques années physiquement. J’étais condamné et ça tout le monde le savait, mais une fois que j’ai changé d’apparence, je me suis fondu dans la foule des condamnées. Je pense que certains prêtres n’hésiteraient pas à faire pression sur moi pour savoir comment je suis devenu Séraphin s’ils le pouvaient et c’est pour ça que tu ne dois pas en parler.
Après ça j’ai fini ici comme cuisinier et je trouve que je m’en sors assez bien vu ce qu’il s’est produit. Avec le temps j’ai compris que la tour avait changé et s’était modernisée. Les nouvelles règles ont fini par calmer tout le monde. Bien sûr puisqu’ici moins de choses sont permises, c’est dans la tour que ça doit se passer, mais je ne préfère pas être au courant. »