Alice continue de « grogner » — du moins, j’imagine que c’est un grognement — dans ma direction. C’est assez difficile de dire si c’est parce qu’elle est en colère. Ce n’est pas comme si sa tête était très expressive sous cette forme. Elle a tout le temps l’air en colère.
Sa tête est à plusieurs dizaines de mètres de moi et tout ce que je peux dire, c’est que je ne fais même pas la moitié de la taille d’une de ses dents. Même dans sa main j’ai l’impression d’être une fourmi.
La différence de taille et de force est tellement ridicule que mes dents et mes mains tremblent. C’est probable que ce soit juste à cause du stress ou de ma nervosité, mais c’est tout aussi probable que je refuse d’admettre que je suis effrayé.
— Dis-moi qui ? Tu prends le risque de souffrir des dizaines de morts et de perdre tes animaux.
— C’est ma famille que tu menaces, Dragon. De toute façon, si vous voulez apprendre à résister à la classe de Dresseur, vous n’avez qu’à en prendre la classe.
— Absurde.
— Autant que croire que menacer les personnes qui me sont les plus chères est la suite logique dans cette discussion.
Alice reste silencieuse après cette remarque alors que je passe mes ordres à Micha et aux autres. Malheureusement, Persée va rester avec moi. Yuu n’est pas suffisamment grand pour pouvoir le transporter dans sa sphère de verre. Juliette est le maximum en termes de poids.
De toute façon, Persée ne mourra pas « broyé ». Apparemment, sa faiblesse est le feu. Le problème reste la sphère en verre qui va se briser. Même si j’ai réussi à le calmer en créant le lien, je n’ai pas vraiment confiance. Persée risque de se mettre à me dévorer dès que je montrerai un moment de faiblesse.
« Tu choisis donc la douleur. »
En disant cela, Alice met un léger coup de griffe dans le rocher d’une centaine de tonnes derrière moi et il explose en projetant des morceaux dans la plaine comme des centaines de boulets de canon. C’était tellement violent que je suis paralysé par le stress et la peur pendant quelques secondes.
Alice s’arrête ensuite quelques instants comme si elle voulait me laisser le temps de réfléchir à ce qu’il va m’arriver. De mon côté, je décide de me concentrer sur mon aura.
De la même façon que pour Persée, il est plus fort si je me concentre dessus. Cela dit, ce ne sera pas suffisant pour dresser un Dragon. Mon aura n’est pas suffisamment puissante pour qu’elle y soit susceptible.
Sous sa forme humaine, c’est apparemment impossible de la dresser. Pour autant, sous sa forme de Dragon, je n’ai pas de réaction.
Pour faciliter les choses, je décide de toucher ses écailles directement. Un contact direct peut faciliter les choses d’après mon entraînement. Le problème, c’est qu’en prenant en compte tout ce que je sais du dressage, je n’ai aucune chance d’y arriver, même en me concentrant sur mon aura.
Plus l’animal est intelligent et plus le dressage est difficile. Mon aura est là pour « tenter » l’animal en comprenant que le faire lui apporte plus que me résister. Cependant, peser le pour et le contre complique les choses. Yuu s’est laissé faire, Alice ne le fera pas. Pour les zèbres par exemple, ils sont têtus, mais je n’aurais eu aucune chance de les dresser s’ils avaient une conscience intellectuelle du niveau d’un humain. Cependant, j’ai le pire des deux avec les Dragons. Une conscience et une volonté de fer.
Du coin de l’œil, je peux voir une griffe de l’autre main d’Alice qui s’approche de moi, probablement dans le but de m’écraser.
… Si je ne peux pas la dresser elle, alors passons à autre chose.
Alors que je pose ma deuxième main sur ses écailles, je me concentre de toutes mes forces en essayant d’être le plus précis possible.
Ma tête va exploser c’est certain.
L’instant suivant, la griffe d’Alice s’arrête dans les airs alors que le contre coup m’atteint. Trop de sensations et trop de liens en même temps. Ma vision se trouble alors que ce que j’imagine être du sang coule de mes yeux, de mon nez et de mes oreilles. Je me mettrais probablement à cracher du sang si je n’étais pas en train de serrer les dents au point de les briser.
Je peux sentir que Yuu me maintient conscient, mais c’est largement insuffisant. Le sang de Dragon est la seule chose qui me maintient en vie alors que je répète en boucle le même ordre à travers les milliers de liens : Protégez-moi.
Je ne sens même plus mon corps et je manque de tomber face contre écaille alors que je peux sentir mon esprit se déchirer comme du papier et se reconstituer sans arrêt.
Dresser Alice est impossible et il n’y a pas non plus d’animaux ici qui peuvent me sauver. La seule chose à ma disposition est Alice.
Le grognement d’Alice devient plus fort au point que les vibrations me donnent maintenant l’impression d’être des attaques.
Je tombe en avant et ma tête frappe l’épiderme d’Alice en me griffant sur la texture de l’écaille en dessous de moi, qui ressemble à du verre brisé.
Impossible pour moi de me relever alors que je ne sens même plus mon corps.
Cela dit, je ne suis toujours pas écrasé par la griffe d’Alice, ce qui veut dire que ça fonctionne. Probablement.
… Dresser des cellules et leur demander de l’aide. C’est une idée stupide vu la charge mentale que cela m’impose. Même après mon entraînement, je ne peux pas me tourner vers une fourmilière et juste en prendre le contrôle complètement. Dressez la reine de la colonie, oui, mais toutes les fourmis, c’est impossible.
Ici, puisque la reine de la fourmilière refuse le lien, je suis obligé de passer par les fourmis pour organiser un coup d’état. C’est bien sûr à ce moment que je me rappelle une leçon de Fae.
« Toute forme de vie est susceptible d’être dressée, sauf l’être humain. Si c’est vivant, que son corps a une limite physique claire et que ce n’est pas humain, alors tu peux le dresser. Il y a des cas particuliers, mais cette règle est valide neuf fois sur dix. »
En dérivant cette règle, c’est donc possible de dresser des cellules. Elles n’ont pas une conscience très développée, mais leur sens du devoir envers l’organisme principal, Alice dans ce cas, est assez difficile à outrepasser. Je dois constamment rappeler à travers les liens que ma survie est pour son bien à elle.
C’est une façon de détourner la vérité puisqu’ils la gênent pour m’aider, mais l’important et que cela fonctionne.
Même si mon esprit n’est plus en état de réfléchir, Yuu me laisse suffisamment de conscience pour que je puisse faire parvenir l’ordre de me protéger. Même lui semble avoir du mal alors que mon esprit se déchiquette et se soigne plusieurs fois par seconde. Les cellules n’ont pas beaucoup de sensations à partager, mais elles sont bien trop nombreuses.
Je n’ai absolument pas conscience de ce qu’il se passe autour de moi, mais tant que le sang de Dragon fait son effet, ma tête ne semble pas exploser…
*
Alice regarde de haut le Dresseur pratiquement inconscient dans la paume de sa main. Pendant un instant, elle peut sentir son corps la trahir. Un simple tremblement nerveux dans sa main. Une sensation étrange et impensable pour un être comme elle.
Cependant, la sensation continue de se répandre dans sa patte en causant plus de problèmes. Un muscle qui tressaute. Une légère douleur dans son coude.
Pour Alice, c’est un signe que malgré son état, Nomad est en train de la dresser. Il serait facile pour elle de le broyer pour que cela cesse, mais c’est un entraînement pour affronter Balad, qu’elle imagine bien plus fort.
Silice et Chloé se sont éloignées pour ce genre de situation et interviendront si elle finit par être dressée. Dans le pire des cas, elles tueront Nomad puis Alice si nécessaire. Les chances sont minces, mais elles ne peuvent pas prendre de risque avec une attaque à laquelle elles ne peuvent pas répondre par la violence.
Alice essaye d’affronter la sensation en prenant très au sérieux une attaque sur son corps immortel.
Malheureusement, ce n’est pas elle que dresse Nomad, mais son corps. Plus précisément, des milliers de cellules qui sont à la fois une partie de son organisme et liées à lui.
En réaction, son corps se défend contre ses cellules qui causent des problèmes et elles en créent encore plus en conséquence.
Avec aussi peu de cellules dressées, Nomad n’a aucune chance de gagner cette fausse guerre.
Cependant, cette guerre invisible a pour conséquence qu’Alice perd graduellement le contrôle de sa patte. Les cellules se moquent de mourir tuées par d’autres tant qu’elles répondent à la mission de préserver le Dresseur. C’est cette tache d’un petit mal pour un plus grand bien qui les pousse à agir. À travers le lien fragile les unissant au Dresseur, il ne fait aucun doute qu’il n’y a pas de duperie. Obéir au Dresseur est bien dans l’intérêt de l’organisme. Certaines cherchent même à traverser l’épiderme pour provoquer un saignement afin de nourrir le Dresseur. Cependant, la majorité se bat pour attaquer une chose en particulier : le système nerveux.
Alors qu’Alice tente d’affronter une sensation qui n’est pas un dressage, sa main tombe lentement au sol malgré elle. Elle peut aussitôt voir un petit renard s’enfuir en descendant pour partir en direction de la porte de la zone. Peu lui importe.
La surprise de perdre le contrôle de sa patte et sa curiosité sur cette sensation étrange l’empêche de se concentrer sur autre chose. Elle obtient enfin ce qu’elle veut de ce Dresseur.
Alors qu’elle commence à comprendre qu’elle n’est pas dressée et que c’est autre chose, tout s’arrête finalement. Toutes les sensations étranges disparaissent complètement et d’une simple vérification, elle se rend compte que le Dresseur est mort.