Je retrouve Adelina qui a continué de m’attendre dans un coin et me remet en route.
Juliette n’a pas l’air très contente de ne pas avoir participé dans la ruelle, mais c’est comme d’habitude. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle tient tant à participer à mes combats. C’est dangereux et elle risque de mourir. Dans la nature, les animaux sont censés se battre pour se nourrir, se défendre ou protéger quelque chose. Peut être que c’est un peu de tout pour elle, je la nourris, je suis une partie d’elle d’une certaine façon grâce au lien, mais je suis aussi quelque chose à protéger ? À travers le lien Juliette me fait comprendre que c’est juste sur un coup de tête qu’elle participe et rien de plus. Elle est beaucoup trop fière pour me dire quoi que ce soit indiquant qu’elle m’apprécie, mais je ne vais pas m’en plaindre. D’ailleurs même si elle n’aime toujours pas ça, elle s’est faite à l’idée de me donner du venin régulièrement et j’ai pu constituer une bonne réserve.
D’un autre côté, Micha a l’air de se sentir un peu mal par rapport à son rôle actuel. Elle a l’air de vouloir être plus qu’une paire d’yeux et je peux la comprendre, mais je ne peux pas y faire grand-chose. Pour des assassinats, c’est possible qu’elle puisse participer différemment comme pour Léon. Cependant si c’est pour du combat ouvert je ne peux rien lui proposer de plus. Je la rassure un peu en lui disant que ce n’est que temporaire et lui caresse la tête rapidement en lui disant d’être patiente. Elle frémit quelques instants et me dit qu’elle va faire de son mieux à l’avenir.
— Merci d’avoir sauvé ces gens.
– Ah. Je n’ai pas fait grand-chose… J’ai failli me blesser et au final c’est….
— Merci. Je n’oublierais pas ce que tu fais pour Lishnul… et pour moi.
— Je…
Je ne sais pas quoi dire. C’est peut-être un peu tôt pour les remerciements ? Je n’ai rien fait au final ?
Elle me regarde avec admiration, mais je ne sais pas comment réagir. J’ai sans doute ravivé les flammes de son amour pour moi et je vais finir par le payer.
Du coup, essayons de ne pas y penser. Tout en lui donnant un coup de main, nous passons de toit en toit sans que personne ne nous dérange. Dans les rues, je ne vois aucun mange-mot, il n’y a que des gens qui courent dans tous les sens et des cadavres.
La progression est un peu lente à cause d’Adelina qui a un peu de mal à sauter de toit en toit même si parfois la distance n’est pas si importante. Enfin pour quelqu’un qui n’a jamais eu d’entraînement physique je trouve qu’elle s’en sort bien. Petit à petit, nous approchons du bar de Madeleine sans problème plus que deux ou trois maisons et nous y serons. Le chemin est un peu plus chaotique depuis les toits, mais à part le vertige d’Adelina de temps à autre il n’y a pas de problème. Yuu depuis les rues m’indique les endroits les plus faciles d’accès tout en me disant s’il y a du danger. Enfin jusqu’à ce que ça tourne vraiment mal.
Alors que nous sommes au milieu d’un toit, Yuu me dit de courir. Sans même chercher à comprendre, j’attrape Adelina par la main et commence à me précipiter en avant en direction du bar, mais malheureusement Adelina qui est toujours en talon se casse la figure et j’essaye de l’aider à se relever. C’est à ce moment-là que je me fais frapper au visage sans savoir d’où exactement.
La blessure est plus douloureuse qu’efficace, mais je commence à saigner au niveau de la joue et j’ai mal au nez.
Je demande à Adelina de rester derrière moi. Je n’ai probablement plus aucune chance de fuir et je vais devoir faire face.
À travers les yeux de Yuu, je peux voir qu’il fixe un mur que des Manges-Mots sont en train d’escalader.
[Ils sont sortis d’une maison, je ne pouvais pas les voir !]
Je ne prends pas la peine de lui répondre, car je n’ai pas le temps. À travers les yeux de Micha et les miens, je peux voir de plus en plus de gens qui montent de chaque côté du toit où je me trouve. C’était un piège et je me suis fait avoir. Vu que les manges-mot sont indétectables, je ne pense, pas avoir fait une erreur de jugement, mais j’aurais du m’attendre à quelque chose de ce genre.
Comparé au « clan » des haches ceux-là ont l’air d’être beaucoup moins forts, pourtant je suis plus inquiet quand je vois l’arme qu’ils utilisent. Je n’ai pas compris quand je me suis fait toucher une première fois au visage, mais maintenant que je peux voir ce qu’ils tiennent je commence à m’inquiéter. C’est sans doute la pire arme possible à utiliser et elle n’est même pas faite pour être létale. Dans chaque main, les Mange-Mots tiennent un fouet qu’ils laissent traîner sur le sol.
C’est la première fois que je me retrouve contre quelqu’un avec une telle arme. Dans le classement des armes les plus horribles pour moi je dirais que le fouet se trouve juste avant les armes à distance et je ne sais pas si dans certains cas elle ne serait pas même devant au classement. Ils sont huit à m’encercler sur le toit où je me trouve, mais il y en a d’autres sur les toits à proximité. Pas d’endroit où me cacher à part sous les tuiles. Pas d’échappatoire à part me jeter dans le vide et faire une chute dans la rue. Sans parler d’Adelina qui est avec moi.
Pire. Situation. Possible.
Un des Manges-Mots fait un signe en direction d’Adelina en me regardant et si je comprends bien il veut que je lui donne Adelina ou quelque chose du genre… Pas la peine d’y réfléchir. C’est une mauvaise idée et je m’y connais dans le domaine. Enfin, les deux cas ne sont pas intéressants. Je lui donne, je meurs, je lui donne pas je meurs aussi et elle aussi mourra probablement. Est-ce que c’est son honneur de mange-mots qui lui fait demander Adelina afin d’avoir un combat équitable à plus de dix contre un, mais sans avoir à protéger quelqu’un ou bien le fait qu’elle fasse partie d’une famille influente de Lishnul ? Vu la quantité de meurtres ayant eu lieu, je dirais la deuxième, mais je ne sais pas ce qu’ils pourraient faire d’elle. L’utiliser comme otage ?
Dès que je fais un signe de la tête négatif sans même y réfléchir, le premier coup me frappe le bras et je manque de lâcher mon stylet sous la violence du choc et de la douleur soudaine. Même avec Micha pour m’aider je n’ai même pas vu le coup partir tellement c’était rapide. Mon échelle de douleur est à 9 sur 10 ce qui en dit long sur la douleur que je peux ressentir en deux coups.
J’attrape alors Adelina et me jette au sol en la protégeant avec mon corps tout en disant à Micha et Juliette de se cacher sur mon torse. Les trois filles protestent, mais je m’en fiche, le plan le plus rationnel auquel je puisse penser ici ne marchera probablement pas. Il faut que je gagne du temps et je répète mon ordre en y impliquant l’idée de ne pas me contredire, je suis souffrant, pas directement.
Un à un les coups commencent à pleuvoir sur moi. Mon armure en cuir qui recouvre une bonne partie de mon dos permet d’amortir un peu les chocs, mais ça ne m’empêche pas de le sentir, loin de là.
Dans une situation pareille, le boost ne me sert strictement à rien puisque je ne pourrais pas défendre Adelina. Même si je suis rapide, ce n’est pas comparable à autant de fouets ni à leur vitesse.
Il faut comprendre qu’ils sont trop nombreux et ils ont trop de fouets.
Impossible de faire quoi que ce soit et me servir de mon corps comme bouclier m’a semblé naturel malheureusement. J’essaye de protéger Adelina du mieux que je peux, mais elle se met à crier dès qu’un fouet la frôle. J’ai l’impression que mon corps ne suffira pas. Je dois me concentrer. Je n’ai pas beaucoup de choix si je veux me sortir de là et plus j’attends et plus la situation va dégénérer à cause de mes blessures qui saignent et se multiplient et de la douleur qui m’empêche de faire quoi que ce soit y compris réfléchir. Combien de temps cela fait que je subis ça ? Chaque nouveau coup est un nouveau pic de douleur comparé au précédent et ils y mettent tous du leur pour m’attaquer sans arrêt.
Je lance un fumigène par terre et la fumée se répand dans les airs. Étrangement, les coups de fouet s’arrêtent aussitôt comme si depuis le début ils n’attendaient que ça.
La douleur est bien trop forte. Le temps que je fasse ça, j’ai dû prendre une cinquantaine de coups de fouet et encore mon compte est sans doute loin de la réalité. C’était un flot ininterrompu de coups qui ne laisse même pas le temps à la douleur de s’enfoncer dans mon corps. Un flot inarrêtable qui accumule encore et encore comme si mon corps était couvert de centaines de coupures.
Même la plaque dorsale en cuir que je porte ne me protège pas autant que je l’aurais souhaité. Je ne parlerais pas non plus de l’état de mes jambes ou de mes bras qui n’ont aucune protection. J’ai essayé de me protéger la tête et le cou en me servant de mes mains, mais celles-ci sont dans un état pitoyable maintenant.
Je donnerais tout pour que ça s’arrête..
Il faut que j’arrête d’y penser. Ça sera difficile, mais je dois à tout prix me concentrer pour trouver un moyen de m’en sortir. Je suis à la limite de perdre conscience après tout.
J’ai pu gagner quelques instants en me servant du fumigène et sans même y réfléchir j’en relance un. Si je peux vraiment gagner quelques secondes de répit grâce à ça, je ne vais pas regarder à la dépense.
Adelina en dessous de moi essaye de me parler, mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle raconte. J’attrape mon arbalète dans mon inventaire et la matérialise en dessous de moi en me redressant un peu. J’ai besoin de quelques secondes, rien de plus. Enfin si mes mains m’écoutent et arrêtent de trembler comme ça. Du sang coule de l’arrière de ma tête jusque sur mon visage et tombe en goutte sur Adelina. Comment est ce que la situation a pu tourner comme ça ? Jusque là, je n’ai pas eu de problème en me battant contre les manges-mot, mais il suffit de la mauvaise arme au mauvais moment pour que ça tourne comme ça ?
Fichue arme infernale…. Ce n’est même pas une arme destructrice ou mortelle. Je ne sais pas qui a inventé cette chose, mais je le hais tellement à cet instant. Une arme qui peut frapper de loin, dans n’importe quelle direction en formant un barrage impossible à traverser. Le problème de cette arme c’est la frayeur qui va avec. La peur de la douleur, le genre de douleur qui donne juste envie de fuir et que ça s’arrête. Que tout s’arrête. Comparé à un coup de fouet se faire couper une jambe ou un bras me semble presque sympathique maintenant. Même une pluie de carreaux d’arbalète pendant mes entraînements avec Nerys me semble plus chaleureuse que cette situation.
Je ne veux pas savoir dans quel état est mon dos. Il m’a fallu beaucoup trop de temps pour réussir à réagir et lancer ce fichu fumigène. Que ce soit mes jambes, l’arrière de mes bras ou de ma tête, j’ai l’impression d’avoir la chair à vif comme si l’ont m’avait arraché la peau avec un tesson de bouteille et maintenant j’imagine comment ma peau a cédé comme une tomate trop mûre qui éclate, que ma peau s’est déchirée comme un vieux vêtement que l’on étire un peu trop. Comment l’intérieur est devenu l’extérieur en brûlant toujours un peu plus à chaque coup et à l’exposition à l’air libre. À chaque nouveau coup de fouet cet enfer qui recommence tout ça pour finir par me protéger derrière un écran de fumée…
Maintenant, j’en paye le prix. J’ai peur. Pas juste de mourir cela va de soi, j’ai peur que ça recommence que la pluie de coups de fouet reprenne et que je ne puisse rien faire à part servir de bouclier de chair à Adelina. J’ai dit que je la protégerais et je le ferai, maintenant c’est trop tard pour revenir là-dessus. Je peux voir qu’elle pleure en dessous de moi et que ses lèvres tremblent probablement à cause de sa propre impuissance à agir et à m’aider. Peut-être qu’elle s’en veut de m’avoir mis dans une telle position.
Je peux comprendre tout ça parce que c’est exactement ce que je ressens, ça et la peur des fouets. Je ne suis peut-être pas complètement impuissant, mais je suis tombé dans un piège, un piège qui risque de me tuer en me condamnant à une mort pénible si je ne fais rien. Ce serait trop facile d’abandonner en tout cas. Vraiment trop facile et j’ai du mal à savoir ce qui me fait tenir alors que je n’ai qu’une envie, fuir. Ce n’est pas la confiance en moi ou en mon plan qui m’empêche de me transformer en couard capable de fuir ou de ressentir la peur. Ce n’est pas non plus le résultat inespéré du fumigène qui me permet d’avoir de l’espoir ou de ne pas m’effondrer sous la douleur.
À l’instant, il n’y a que deux choses qui empêchent tout ça et qui sont là contre mon cœur. Micha et Juliette. Elles ne l’expriment pas avec des mots, car elles n’en sont pas capables, mais je peux le sentir profondément à travers le lien, cette idée que je dois tenir bon, que je peux m’en sortir. Que je ne vais pas mourir ici et elles arrivent à m’en convaincre plus que je n’en suis capable moi-même alors qu’elles sont impuissantes dans cette situation. Tout ça parce qu’elles ont confiance en moi. Juliette avec sa pointe de défi et d’espièglerie, Micha avec cette gentillesse et ce courage venant de l’être le plus petit que j’ai jamais connu. Des choses qui leur sont propres. C’est ma famille. C’est ça que je veux et c’est ça que je dois protéger, c’est ça qui compte aujourd’hui et maintenant. Yuu de son côté est encore trop nouveau pour comprendre tout ça et je le comprends à travers le lien, mais toutes les deux me donnent quelque chose qui me permet de continuer.
Mes mains tremblent et ça me prend trop de temps de préparer l’arbalète. Adelina en dessous de moi a juste l’air effrayé et hagard et n’a pas l’air de comprendre ce que je fais, vu la qualité de mes mouvements je peux la comprendre, c’est vraiment moi qui tremble comme ça ? J’ai peur de me refaire toucher une fois que le fumigène aura disparu si je ne fais pas attention au temps que ça me prend. Je peux voir des traces de mon sang sur sa robe et je n’imagine même pas l’état de mon corps pour qu’il y en ait autant. Si je m’acharne, c’est juste l’instinct de survie qui reprend le dessus avec cette stratégie. Nerys serait fière de moi, en colère bien sûr, mais sans doute un peu fière. Ce qui compte c’est de survivre, c’est à ça que servait son entraînement après tout.
J’ajuste l’arbalète du mieux que je peux en m’y reprenant une dizaine de fois. Je sais que si je prends trop de temps, plutôt que d’attendre ils vont probablement entrer dans le nuage de fumée pour m’attaquer ou trouver un moyen de le dissiper. Ils ne savent pas réagir face à ce genre de situation insolite, mais si je leur laisse le temps ça m’étonnerait qu’ils n’arrivent pas à trouver un moyen de résoudre le problème.
Dans mon état, je ne serais pas capable d’arrêter qui que ce soit.
Je me laisse tomber sur le dos à côté d’Adelina en étouffant un cri de douleur au contact de mon dos avec les tuiles en me mordant la lèvre inférieure jusqu’à pouvoir sentir la pulpe de ma chair pour ne pas céder et perdre complètement conscience.
Ma tête tourne pendant que je tends l’arbalète en direction du ciel. Mon bras tremble et me donne l’impression d’être sur le point de céder. Je n’arrive même pas à viser droit à cause de micros inconsciences qui se succèdent, mais ce n’est pas important… tant que le projectile part en direction du ciel.
J’appuie sur la détente et une sphère aiguille fonce vers le ciel étoilé.
Ma bombe à aiguille personnelle. Bonne chance avec ça les manges-mot et mes compliments.
Je me tourne en direction d’Adelina et je me replace au-dessus d’elle lamentablement pour lui servir de bouclier quand la pluie d’aiguilles tombera sur la zone.
Il faut que ça marche et il faut que je reste conscient.
Comment est ce que j’ai pu finir dans une situation pareille…
Au final j’aurais sans doute dû écouter Yuu et partir d’ici avant qu’il ne soit trop tard… ou investir mon argent dans une armure et pas dans un Kelfi.
[Hey…]
C’est trop tard maintenant, il me reste à espérer que je vais m’en sortir.