Adelina sort de la pièce où elle s’était enfermée en semblant chamboulée. Elle regarde les corps par terre et semble encore plus perdue, la bouche entre-ouverte et le regard dans le vague comme si elle était perdue entre ses pensées et la réalité. Je demande à Yuu qui était avec elle de partir en éclaireur afin de voir s’il y a d’autres menaces tandis que je demande à Micha de surveiller le couloir.
— Est-ce que ça va ?
— O-Oui… I- Ils sont… morts ?
— Oui. Mais il en reste probablement d’autres. Pour l’instant, je dois te mettre en sécurité. La ville entière semble être attaquée par les manges-mot.
— Les Manges-Mots !? C’est impossible, ils ne sont pas capables de… ça !
— Je ne sais pas encore pourquoi, mais ce sont bien eux. Est-ce qu’il y a un endroit où tu pourrais être en sécurité ? Une cachette que personne ne connait par exemple ? À cause de l’alerte, j’imagine que les gardes ont déjà fermé tous les accès à la ville afin que la situation n’empire pas.
— Le palais ? S’il y a des gardes, ils me laisseront entrer.
— Non. Le palais est probablement un mauvais endroit en ce moment. Il faudrait traverser les lignes ennemies pour l’atteindre. Les manges-mot sont une sorte de serviteur de luxe, non ? Ils seront donc dans les quartiers les plus riches que nous devons éviter… J’ai peut-être une idée. Je connais un endroit qui devrait faire l’affaire.
Adelina semble toujours incapable de réfléchir proprement, mais dans une telle situation je ne vais pas lui en vouloir et je vais prendre les devants.
À travers la fenêtre, je peux voir des gens courir dans les rues ce qui ne me rassure pas vraiment sur ce qui m’attend ce soir. Je me retourne et m’approche de la porte. Yuu m’a donné le feu vert pour la sortie et je ne compte pas rester ici indéfiniment. Je retire les carreaux plantés dans les deux Manges-Mots et demande à Adelina de me suivre.
Je récupère Micha et réarme mon arbalète sans même y réfléchir. Je regarde mes mains et me rends compte qu’elles tremblent un peu. J’avais l’impression d’être calme et rationnel, mais mon corps me ramène à la raison à sa façon en me montrant que je suis tendu. J’agite ma main libre dans le vide quelques instants avant d’armer mon arbalète en utilisant un peu plus de force pour contrer les tremblements.
La destination est plutôt claire, vu le peu d’endroits que je connais dans la ville. C’est d’après ce que j’ai compris l’endroit le plus sûr de Lishnul et je n’en doute pas, enfin je ne doute pas de celle qui l’a dit. Le bar de Madeleine est placé en bordure entre le quartier modeste et aisé de la ville. Le deuxième endroit le plus sûr serait sans doute le quartier pauvre, mais je ne suis pas sûr que d’amener Adelina là-bas soit très judicieux en plus d’être la destination la plus lointaine. Heureusement pour moi le bar de Madeleine n’est pas trop loin. Il me suffit de passer par les quartiers bourgeois, puis de m’enfoncer dans les quartiers populaires pour y aller. J’y serais probablement en une vingtaine ou trentaine de minutes en marchant, mais c’est sans compter obstacles et adversaires ou encore la présence d’Adelina.
Rester ici n’est pas une bonne idée en tout cas. La maison est trop grande et je suis tout seul contre un nombre indéfini d’adversaires. Je m’en suis bien sorti pour l’instant, mais défendre Adelina en avançant est bien trop risqué. Enfin si Yuu me sert d’éclaireur, il sera probablement capable de trouver un chemin. J’avance dans les couloirs de la résidence en restant méfiant. Lances, dagues… La prochaine arme qu’ils utiliseront signera peut-être mon arrêt de mort.
— Combien y a-t-il de Mange-Mots dans Lishnul ?
— Je… Je ne sais pas. Des centaines ? Tous les riches en ont un ou deux à leur service. Certains en ont plus comme le Roi qui a formé un régiment entier pour s’occuper des grimpeurs. Il y a aussi les entreprises qui en prennent à leur service.
— Combien sont-ils dans ce régiment ?
— … Mille ?
Vu la taille de la ville je ne devrais pas être étonné, mais 1 000 ?! Je suis censé faire quoi contre ça ? Le palais est déjà tombé si c’est le cas. À moins que la garde du roi soit un groupe encore plus fort c’est difficile d’imaginer un tel nombre de Manges-Mots perdre… Au total, je dois sans doute compter le double ou le triple d’adversaires avec une ville de cette taille. Est-ce que j’ai besoin de dire à quel point la situation a l’air désespérée. Dans le village avec Emy, ils étaient nombreux, d’accord, mais là c’est à une tout autre échelle et ce sont des Manges-Mots.
Nous finissons par arriver en haut des escaliers et en bas de ceux-ci je peux voir une dizaine de manges-mot qui semblent attendre et me regardent immobiles. Par réflexe, je recule et Adelina fait pareil.
Je demande à Yuu pourquoi ils sont là et il me dit simplement qu’ils n’étaient pas là tout à l’heure quand il a vérifié.
Je décide de faire quelques pas en arrière en faisant un signe à Adelina de reculer tout en restant sur mes gardes et prêt à fuir. Je regarde à nouveau depuis le coin du mur même si je sais qu’ils m’ont vu.
Ils sont tous tournés vers l’escalier, mais je n’ai pas l’impression qu’ils souhaitent m’attaquer. Ils sont justes là, immobiles à me fixer du regard même si j’essaye de rester caché au coin du mur. Étrangement, ce sont des Manges-Mots qui n’ont pas d’arme sur eux et qui se tiennent droits, les bras respectueusement placés dans le dos. J’attends de voir ce qui se passe et venant de la salle à manger deux Manges-Mots passent lentement à travers le groupe en portant le corps d’un de mes agresseurs. Ils s’écartent pour les laisser passer, mais restent entièrement concentrés sur moi.
Un à un chacun des corps est retiré sans qu’un seul d’entre eux ne montre la moindre agressivité.
J’avais bien compris qu’il y avait plus que ce que l’œil ne montre chez les Manges-Mots, mais je ne m’attendais pas à ce genre de cérémonie un peu étrange qui ressemble à un cessez-le-feu forcé entre eux et moi. Ce qui m’inquiète vraiment n’est pas tellement qu’ils sortent les corps, mais qu’il y en ait trois dans la chambre d’Adelina et que nous sommes en plein sur le chemin.
Je comprends l’idée qu’ils respectent leurs morts plus qu’ils ne me détestent, vu la discipline dont ils font preuve, je ne suis même pas sûr que l’un d’entre eux m’en veuille pour ce que j’ai fait. Cependant, je ne m’attendais pas à ce qu’ils puissent préférer cérémonieusement sortir les corps en prenant leur temps plutôt que d’attaquer la personne responsable.
Profitant de l’instant de répit j’attrape Adelina par le poignet et décide de passer rapidement. Je ne connais pas la maison par cœur, mais je sais qu’il y a un escalier réservé aux domestiques un peu plus loin au premier étage. Ce serait stupide de descendre ses escaliers là. Je ne pousserais pas la chance jusqu’à faire l’affront de passer entre eux tout ça parce qu’ils ne se sont pas encore jetés sur moi.
Nous traversons le couloir rapidement et avant de prendre l’escalier des domestiques je regarde une dernière fois derrière moi à travers les yeux de Micha et je peux voir qu’ils sont partis chercher les corps dans la chambre. Trois d’entre eux sont maintenant placés dans le couloir pour me barrer le chemin au cas où je décide de revenir et restent immobiles, toujours droits et dans cette posture presque militaires.
… C’est bien une sorte de cessez-le-feu sinon ils auraient commencé à me poursuivre. Peut-être qu’ils considèrent juste qu’ils ont perdu suffisamment d’hommes en m’attaquant. Si c’est le cas, j’espère qu’ils me laisseront tranquille à partir de maintenant, mais je ne crois pas pouvoir compter là-dessus.
Je ne vais pas chercher à comprendre pourquoi nous sommes encore en vie, mais je ne vais pas m’en plaindre. Je guide Adelina à travers la résidence et nous finissons par descendre l’escalier et sortir dans une rue annexe que doivent utiliser les domestiques pour quitter la résidence et referme la porte derrière moi.
La rue est calme et il fait encore bon. Pas de menace, enfin si l’on oublie les cris et les gens qui courent dans les rues en petits groupes ; ce qui rappelle bien la situation. Adelina est derrière moi et semble effrayée par la situation ce que je peux comprendre vu qu’elle vient d’échapper à la mort de peu.
En peu de temps, la ville de Lishnul a complètement changé d’atmosphère. Même s’il n’y a pas d’incendie de ce que je vois et que les gens fuient à travers les rues et qu’il y a des corps de garde par endroit, la scène me rappelle l’attaque du village, mais cette fois-ci je ne peux rien faire. La première fois à deux contre 150 c’était déjà pratiquement impossible, mais ici ? Seul contre plus de 1 000 adversaires ? Je vais mettre Adelina en sécurité et ensuite je verrai ce que je fais. Inutile d’y réfléchir tant que je n’ai pas le temps de le faire.
Yuu, est-ce qu’il y a un chemin que je peux emprunter qui n’est pas trop dangereux pour aller au bar ?
[Ça dépend. Avec la fille, tu ne peux pas passer par les toits, j’imagine ? Bon, si tu passes par les plus petites rues tu devrais éviter les combats. Je peux sentir des odeurs de sang qui en viennent.]
Dans ce cas, je te laisse me guider et n’hésite pas à me prévenir si tu sens un danger.
[… Dois je te rappeler que les manges-mot ne dégagent aucune odeur ? Combien de fois est ce que je t’ai dit de fuir ? Tu ne m’as pas écouté et maintenant tu te retrouves enfermé dans la ville avec une armée d’assassins fous furieux. Je te félicite.]
J’ai besoin que tu me guides, pas que tu te plaignes. Vu la situation tu ne vas pas me reprocher de te demander un coup de main, si ? On en discutera quand je serai en sécurité.
[… C’est par là.]
Avant de faire un pas et de vraiment quitter la résidence pour partir dans les rues de la ville, Adelina m’attrape l’épaule et m’arrête. Je me tourne vers elle et je peux voir qu’elle semble sur le point de pleurer. Sans doute une crise de nerfs.
« Tout va bien se passer. Je sais que tu as peur et que tu ne sais pas ce qui se passe, mais je suis là et je vais te protéger quoiqu’il arrive. Une fois que tu seras en sécurité, je resterai avec toi et nous attendrons que tout ça se termine. Cependant si tu veux qu’on s’en sorte il faut que tu m’écoutes sans hésiter. Ils sont trop nombreux pour moi et la seule façon de s’en sortir c’est que tu me fasses confiance et qu’on évite le combat. Si je dois me battre, je veux que tu suives Yuu, il t’emmènera en sécurité. Est-ce que c’est clair ? »
Adelina balbutie des mots qui ne font pas de sens. Jusque là ça elle semblait aller « bien » puisqu’elle était capable de bouger, mais le simple fait d’être dans la rue et de devoir quitter sa maison comme si c’était la dernière fois… et de voir que ce n’est pas terminé et que la situation a même l’air d’empirer semble lui avoir fait un choc. Elle a les mains qui tremblent et elle n’a pas l’air capable de marcher.
Je décide de la faire s’asseoir sur les marches de la porte et lui tends une bouteille de potion de vitalité. Je ne sais pas si ce sera efficace contre une crise de nerfs, mais c’est mieux que rien. Avec la confusion, ce sera difficile de se déplacer dans la ville et le mieux reste sans doute d’attendre un peu.
De toute façon, la nuit ne fait que commencer.