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Chapitre 6 – Saint Alcool
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Pensif, je demeurais un certain temps à ma place, contemplant à nouveau le livre que j’avais sorti. Je lisais sans aucune conviction cette histoire sur la Bête du Gévaudan , ne pouvant m’empêcher de trouver cela absurde qu’un monstre, un loup-garou ou un sorcier, puisse vivre en ces lieux. Le fascicule prenait parti pour ce mysticisme plutôt que pour la thèse de différents loups qui avaient sévi et attaqué successivement des dizaines de personnes dans ces régions forestières d’Auvergne, dont les faits s’étaient déroulés entre 1764 et 1767. Je reconnais qu’ils devaient être de taille imposante pour avoir suscité un tel engouement et défrayé la chronique au point que le roi fut obligé d’y envoyer des milices armées sur place. À moins qu’il s’agisse d’un tueur en série ? Selon moi, cette hypothèse me semblait la plus crédible de toutes.

Je veux bien croire qu’à l’époque, dans nos vieilles contrées reculées de France encore pieuses, les gens pussent croire à de telles sornettes. Mais de nos jours, les monstres et autres créatures fantastiques, voire maléfiques, font davantage sourire. Elles font partie du folklore ; des histoires que l’on raconte aux plus jeunes ou aux demoiselles en détresse pour les effrayer afin de les raccompagner jusqu’à leur chez elle le soir venu et espérer qu’elles nous rendent grâce de ce service en retour.

Alors que je vagabondais dans mes pensées pas tout à fait chastes, je fus extirpé de mes songes par une voix tant nasillarde que gutturale.

— Désirez-vous boire quelque chose monsieur ? me demanda le serveur aux allures de corbeau.

— Non merci, répondis-je.

Je désirai conserver un peu de mon argent et trouvai que j’avais déjà bien assez bu pour la journée ; entre mon verre de whisky de ce matin, mon verre de vin rouge à midi, ma bière et mon absinthe. Tout ceci commençait à m’enivrer, brouillant peu à peu mes pensées ; il ne valait mieux pas que j’abuse trop de la boisson. Ma petite constitution se souvenait que trop bien de mes nombreuses cuites et crises de foie que j’avais essuyées. Pourtant, à chaque fois je m’étais promis de ne jamais recommencer. Hélas ! la conviction tient à peu de choses.

— Sachez monsieur, précisa-t-il, que monsieur Desbois, l’homme avec qui vous avez conversé tout à l’heure, m’a demandé de mettre cette consommation à ses frais. Un cadeau de bienvenue m’a-t-il dit.

J’ouvris grand la bouche, stupéfait par cette annonce. Avais-je bien entendu ou se moquait-il de moi ? Voyant que je le regardais comme un poisson hors de l’eau, le garçonnet m’adressa un sourire en coin, dévoilant une fossette qui lui donnait un air quelque peu sournois.

Puis je me ressaisis et portai une main à mon menton. Je fis mine de réfléchir sérieusement à ce qu’il pouvait y avoir de plus cher et portai ma décision sur une bouteille de champagne que je désirais boire dans ma loge, tout à mon aise ; après tout, mon nouveau bienfaiteur ne jouissait-il pas d’une couverture solide auprès de son employeur démesurément riche ? Que pourrait lui faire la note de frais d’une simple bouteille de champagne hors de prix ?

Dans un parlé qui se voulait huppé, je passai ma commande et ajoutai à cela une coupelle d’olives vertes. Le serveur acquiesça, mais avant qu’il rejoigne son poste, je l’alpaguai.

— Au fait, mon brave, quand arriverons-nous en Espagne exactement ?

L’homme eut un rire incontrôlable et me regarda avec un immense amusement, pensant certainement que je me moquais de lui. Interloqué par son comportement, qui fit jaillir en moi un sentiment de honte à l’idée d’avoir posé cette question des plus formelles, j’insistai.

— Monsieur, me répondit-il en minaudant, nous n’allons pas en Espagne. Cela fait des années que le Fantastique Europalazio ne passe plus par le Sud. Nous faisons cap vers Beaune ou nous ferons escale une journée avant de repartir pour Strasbourg et la Suisse.

— Pourquoi diable ne passez-vous plus là-bas ? m’offusquai-je. Il y a tant à voir !

Il s’approcha de moi et posa ses deux coudes sur la table pour se mettre à ma hauteur. Puis, près de mon oreille, il me dit pour confidences :

— Disons que le patron a eu quelques déconvenues avec son beau-frère qui se trouve être d’origine espagnole. Je crois que ça concerne un monument. À savoir qui de la future Sagrada Familia ou del Duomo était ou serait le plus majestueux, un truc débile dans ce genre. Un vote de famille a eu lieu lors d’un banquet et le patron a perdu d’une voix. Et Lazio De Luca est un tantinet susceptible quand on rabaisse l’architecture italienne. Alors pour se venger et éviter que les voyageurs ne s’attardent devant ce nouvel édifice toujours en cours de construction, il a tout simplement renié l’Espagne de sa carte.

— Mais c’est totalement ridicule ! m’indignai-je, indisposé par son haleine chargée.

Je fus abasourdi par cette réponse, courroucé même ! Dire que j’avais misé l’intégralité de mon argent sur un voyage qui ne remplirait qu’à moitié mes critères exigés.

— Le patron est un exubérant, ricana-t-il, un drôle d’animal de huit ans d’âge mental qui supporte assez mal la frustration et le refus. Du coup, il prend parfois des décisions… pulsionnelles, dirais-je.

Déconcerté, je fis la moue et rejoignis ma couche. Décidément, cet homme est un idiot ! Il faut être sot pour oser rayer une telle destination où les touristes que nous étions pouvions dépenser notre fortune à cœur joie. D’autant que si l’Espagne était évincée, le Portugal le serait également. Oh seigneur, et dire que la prochaine destination était Beaune ; une très belle ville que j’avais longuement écumée durant mon enfance, mais si près de chez maman. Et puis Strasbourg n’était pas des plus déplaisants à visiter. J’y avais été une fois et j’avais apprécié cette ville, tant pour son architecture que pour sa gastronomie, et les Alsaciennes étaient plutôt de jolis brins de filles.

Je soupirai, la mine renfrognée ; peut-être aurais-je la consolation de voir mon périple dans les Carpates rallongé de plusieurs semaines. Ce serait la moindre des choses.

Dans ma chambre, je m’installai à mon petit bureau, sortis des feuilles et entrepris de coucher sur papier des notes griffonnées à la va-vite dans le but d’exercer ma main. Puis, quand le champagne me fut gentiment apporté, j’accompagnai la boisson à mon geste. Au fur et à mesure que la bouteille se vidait, je sentis ma main se délier et mes pensées s’éparpiller, m’offrant une imagination dévorante que je souhaitais accoucher sur papier avant de m’endormir.

Je fus tellement happé par ma tâche que je n’entendis pas l’annonce du dîner et restais concentré sur le rectangle blanc qui me servait de support pour canaliser mon énergie. J’appréciais grandement cet état d’ébriété qui me faisait voir le monde autrement. Finalement grisé, ne conservant plus que de rares gouttes de boisson sur les parois en cristal de mon verre, ma tête se mit à tourner.

La bouche pâteuse, je me levai pour boire de l’eau à grandes lampées. Mais une fois debout, mes muscles cotonneux peinèrent à me soutenir et je faillis m’effondrer au sol tel un ivrogne, sans aucune dignité. Je me réceptionnai sur mon lit et grommelai ; quel imbécile de forcer l’alcool après un si long moment de sevrage.

Énervé contre ma négligence, je m’allongeai quelques instants, voyant le monde onduler autour de moi. Un voile vitreux se déposant sur mes yeux larmoyants. Je commençais à avoir réellement mal au crâne ; il fallait à tout prix que je mange. Seulement, en regardant mon réveil, je notai qu’il était plus de vingt-trois heures et doutais fort qu’ils servent encore à cette heure-ci.

Or, en redressant la tête, je vis sur la table de chevet la sonnette argentée. J’usai de toute ma concentration et me rappelai que je pouvais allouer les services d’un certain Matthias en cas de problème ou pour une simple demande. Après un effort surhumain, je m’emparai de ladite sonnette et la fis tinter ; me demandant qui, au vu du tintement léger de la clochette, pourrait entendre cet appel.

La réponse ne tarda pas à venir lorsque, moins d’une minute plus tard, quelqu’un toqua à ma porte.

Je me giflai la joue, tentant de rester conscient, et me levai. Haletant, je m’appuyai sur les bras pour m’extirper de mes draps. D’une démarche chancelante, je me rendis à la porte puis, manquant la poignée plusieurs fois, — j’en voyais trois au lieu d’une — je parvins à la tourner et à me décaler pour ouvrir.

Je restais comme stupide devant la femme qui se tenait face à moi, nettement plus grande que je l’étais, et qui me regardait de haut. Elle était nonchalamment accoudée contre le renfoncement de l’entrée, les bras croisés, un sourire malin affiché sur son visage :

— Matthias au rapport, monsieur, que puis-je pour vous ? me demanda-t-elle avec un accent hongrois fort prononcé.



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