Bienvenue à Bord du Fantastique Europalazio
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Chapitre 5 – Gédéon Sylvestre Desbois
Chapitre 4 – Exploration Menu Chapitre 6 – Saint Alcool

Le prénommé Gédéon s’installa face à moi et dressa deux doigts afin d’interpeller le serveur, un jeune homme tout aussi étrange que les autres spécimens qui travaillaient à bord. Il lui donna l’ordre de nous rapporter deux verres de spiritueux dont l’un qu’il offrit gentiment à mon attention. Puis il joignit ses mains devant lui, entrelaçant ses longs doigts fins, et me regarda si intensément que j’en fus troublé. J’eus l’impression qu’il me sondait jusqu’au plus profond de mon âme, me dardant d’une lame limée, au point que je redoutasse que mon monocle en fût brisé.

Il y eut un instant de flottement pendant lequel ni lui ni moi ne parlâmes, patientant sagement que les verres nous fussent apportés. Avec sa dextérité de barman, le frêle garçon aux allures de corbeaux, au nez aussi crochu que le bec d’un aigle et vêtu d’un costume à queue de pie, nous apporta la sainte boisson verte ainsi que deux verres alloués à cet effet, à la forme si caractéristique. Une pelle à absinthe contenant un demi-sucre était posée sur chacun d’eux. Le liquide, d’un vert de jade éclatant, fut dilué au contact de l’eau glacée que le garçonnet y versa pour obtenir une belle couleur mentholée, diablement appétissante et aux senteurs terriblement enivrantes.

À son départ, nous prîmes chacun notre verre et trinquâmes à cette rencontre. Chose faite, nous bûmes la première gorgée, qui manqua de me faire tousser tant l’alcool contenu était démesurément élevé. En même temps, à quoi d’autre pouvais-je m’attendre en avalant une larme de Fée Verte ? Cette boisson dépassait aisément les quarante-cinq degrés et provoquait des ravages reconnus sur les organes lors d’une consommation excessive.

— Vous êtes français ? demandai-je sans trop savoir comment aborder la conversation. Vous êtes de Paris ?

— La première est exacte, dit-il en buvant une seconde gorgée, quant à la seconde, non, je suis monté avant-hier, à Lille. Je suis d’Halluin.

— Halluin ? Je ne connais pas.

— C’est normal, il s’agit d’un ancien duché en périphérie de Lille. La commune compte à peine seize mille habitants.

Il planta à nouveau ses yeux dans les miens et afficha une moue songeuse, fronçant légèrement ses sourcils :

— Il ne me semble pas vous avoir aperçu avant ce midi, je présume que vous êtes monté à bord ce matin. Et pour votre accent si particulier, je dirais que vous êtes originaire de la Bourgogne. Bien que, au vu de votre accoutrement très citadin et de vos gestes maniérés, je préciserai que cela fait quelque temps que vous séjournez en région parisienne. Étudiant ?

Je fus ébahi par son aplomb.

— Monsieur est perspicace ! Non, je ne suis plus étudiant, j’ai arrêté mon cursus littéraire l’an dernier, juste après avoir validé ma licence, pour me consacrer à l’écriture à plein temps. J’aspire à devenir romancier. Et vous, que faites-vous dans la vie ? ne pus-je m’empêcher de demander.

— Je suis vétérinaire, spécialisé dans le domaine équin.

— Cela explique votre passion pour les jeux hippiques ? ricanai-je.

— Oh ça ! fit-il en tapotant son journal. Nullement, je ne suis pas un parieur, je me renseigne simplement sur les chevaux concurrents dans l’espoir d’y dénicher la perle rare et de l’acquérir pour l’apporter à mon employeur. Voyez-vous, je suis au service du Duc Charles d’Halluin, et ce monsieur voue comme qui dirait une passion dévorante pour nos amis les chevaux. Étant le soigneur attitré de ses bêtes et, sans fausse modestie de ma part, l’un des meilleurs guérisseurs de la région si ce n’est de France, monsieur me fait toute confiance pour choisir ses palefrois et destriers afin de les faire concourir. Monseigneur nourrit le rêve d’accroître sa renommée au sein de la communauté fermée et très sélective, des éleveurs hippiques.

— Il doit être bien généreux cet homme pour se permettre de vous payer un tel périple.

— Il n’est guère plus généreux qu’un autre, jeune homme. Il est juste assez fou et passionné pour m’envoyer ici afin que lors de mon voyage je puisse lui dénicher quelques chevaux d’exceptions et les lui ramener à Lille, pour son compte. J’ai droit à toutes les dépenses possibles. Rien ne me sera refusé et le prix des montures sera celui que je parviendrais à négocier pour me les procurer.

— Monsieur est fou ! m’exclamai-je avec stupéfaction. Cela révélerait presque du génie.

— Assez fou pour engager un noir à son service il est vrai, bien qu’il ne s’agisse pas là de mon travail premier. Mais il n’en reste pas moins un homme de bon fond si l’on fait fi de ses innombrables défauts.

— Que voulez-vous dire par là ? m’enquis-je. Vous n’êtes pas soigneur de formation ?

— Tout à fait, je ne suis devenu vétérinaire qu’à contrecœur. Voyez-vous, je suis médecin. J’ai fait mes études à la prestigieuse académie de médecine à Paris, sous les ordres de l’excellent professeur Juvenal U. et j’ai obtenu mon diplôme avec mention plus que favorable, major de ma promotion. Malheureusement, vous savez ce que c’est, peu de gens se laissent volontiers soigner par des noirs de nos jours. Les femmes sont souvent trop prudes à l’idée qu’un homme ne les touche et les hommes sont bien trop méfiants à l’idée que je leur jette quelques sorts vaudous hérités de mes ancêtres ou que je les arnaque tel un maudit charlatan.

— C’est idiot ! m’étonnai-je. J’ai pour ma part eu quelques amis de couleurs, noirs comme basanés, voire même de religion qui n’était pas la mienne et jamais il ne me serait venu à l’esprit de concevoir essuyer rapt ou malveillance de leur part. Cela dit, si ma mère voyait un noir ou un étranger franchir le seuil de notre porte, je ne jugerais pas de son état à la sortie. Pire si je lui faisais l’affront d’épouser une fille non blanche et qui ne soit pas bourguignonne. Chose diablement idiote lorsque l’on sait que son vinaigre est vendu en dehors de nos frontières.

— L’homme est plein de contrariété oui, dit-il avec philosophie, Chasselas… j’aurais imaginé que vous travailliez dans le vin blanc de Suisse au vu du nom.

— Jadis oui, je ne sais plus de quel canton nous étions originaires. Mais voilà des années, si ce n’est des siècles, que ma famille s’est installée proche de Dijon et s’est spécialisée dans la conception du vinaigre. Un métier qui sied tout à fait à la matrone qui me sert de mère.

— Vous avez l’air d’apprécier votre mère, jeune homme.

— Je ne la porte pas beaucoup dans mon cœur en effet, avouai-je, et je ne suis pas assez sot pour rester travailler auprès de cette mégère comme le font mon père, ma sœur et mes deux frères, tous soumis aux ordres de madame. De vrais serviteurs dévoués ou esclaves plus justement dit. Je ne souhaite nullement, pardonnez mon langage, être castré de la sorte comme mes aînés et tiens à mon indépendance.

— Vous devriez songer à parler de vos troubles avec un professionnel pour libérer votre pression, assura-t-il en laissant échapper un petit rire, vous semblez en avoir besoin.

— Non merci, je n’ai rien à régler avec elle et j’ai d’autres soucis plus urgents à traiter avant cela. Et si jamais je suis trop énervé, alors il me suffit d’écrire un petit moment et ma colère finit par s’estomper d’elle-même, comme par miracle. La magie de l’écriture.

— Dans ce cas, permettez-moi de vous demander ce que vous écrivez ?

Je fis la moue et soupirai.

— Pour l’instant pas grand-chose hélas ! avouai-je en toute sincérité. Je n’ai créé qu’un seul recueil contenant une dizaine de nouvelles ainsi qu’une pièce de théâtre inspirée de Balzac, mais pour l’instant rien de bien concret. Pour tout vous dire, j’ai pris ce train dans l’espoir d’y trouver un semblant de réponse et d’inspiration, à voir ce qu’il adviendrait de ma vie pendant et après cela. J’aspire à devenir célèbre et espère que mon œuvre sera un succès. L’œuvre du siècle, même !

— Voilà qui est bien ambitieux et quelque peu prétentieux, réfléchit-il, certes beaucoup de nos vieux auteurs, qu’il s’agisse de Flaubert, Zola ou ce cher Hugo, pour ne citer que les Français, gisent dorénavant tous sous terre. Mais il reste encore une poignée de pierres précieuses bien vivantes. Je parle notamment de ces hommes, comme ce génie de Stefan Zweig, qui sont encore de ce monde et écrivent des chefs-d’œuvre à tours de main qui feraient pâlir de jalousie n’importe quel artiste. D’autant que le siècle vient tout juste de démarrer, vous n’êtes pas à l’abri, lors de vos vieux jours, de tomber sur de jeunes écrivains talentueux issus de tout horizon, en dehors des frontières de l’Europe.

— Cela est vrai, d’où ce voyage aussi loufoque que désespéré pour tenter de trouver l’inspiration salvatrice afin de m’élever au sommet de cet art et d’imposer ma marque pour les siècles à venir. C’est cela ou bien, à mon retour à Dijon, dans la demeure de ma génitrice, un revolver chargé m’attendra chaudement dans la remise.

Il se frotta les mains et me regarda sévèrement, une étincelle de désapprobation luisant dans ses yeux devenus aussi sombres qu’un ciel orageux.

— Quel âge avez-vous ? finit-il par me demander.

— Moi ? Tout juste vingt-cinq ans. Pourquoi ?

— Pour rien, fit-il en contemplant le paysage d’un air songeur, vous êtes jeune et passionné, cela se voit. Vous vous enflammer sans prendre de recul, un des plus grands torts de la jeunesse. Du haut de mes quarante-sept ans, j’ai bien évidemment eu le temps et l’expérience de me délester de ces idées morbides que je vous encouragerai vivement à ne jamais commettre, qu’importe la douleur et le temps pour la faire cicatriser. La vie est précieuse, et ce, quoi qu’on endure, quoi qu’on en dise.

— C’est vous qui le dites, maugréai-je, piqué au vif par ces propos que je détestais entendre, surtout lorsqu’ils étaient prononcés de la bouche d’un inconnu.

— Je suis sérieux, ne croyez pas que je n’ai pas moi-même essuyé quelques troubles, cela serait vous mentir et je hais le mensonge.

Sur ce, il but sa dernière gorgée et se redressa.

— Je ne douterais pas quant à vos chances de retrouver un semblant d’entité créatrice lors de votre séjour, ajouta-t-il calmement, gardez courage. D’autant que je serai enclin à vous donner quelques anecdotes personnelles qui auront le don de vous donner une base d’inspiration. Et puis, vous visiterez certainement des lieux qui sauront vous fournir un foisonnement d’idées nouvelles. Après tout, nous sommes à bord du Fantastique Europalazio.

— … le train le plus lent et le plus cher au monde selon la riche clientèle, continuai-je, Lazio De Luca vous le garantit.

— Tout à fait ! Voir de nouveaux horizons et apprendre de nouvelles coutumes permet d’élever l’âme. Bon, je vais me retirer, au plaisir de vous revoir, me salua-t-il en inclinant légèrement la tête.

Il tourna les talons et s’en alla d’une démarche assurée, me laissant seul avec ma boisson à peine entamée et ma bière encore loin d’être vidée.



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