Bienvenue à Bord du Fantastique Europalazio
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Chapitre 1 – Le départ
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L’aiguille de la grosse horloge indiquait huit heures moins cinq lorsque je parvins enfin à pénétrer dans le vaste hall de cette satanée gare de l’Est ! Moins cinq ! C’était moins une ! Je continuai de courir et me faufilai entre les passants, cherchant désespérément mon train. « Voie XVI, départ imminent du Fantastique Europalazio » hurlait l’un des contrôleurs.

— Ah ! mon train ! criai-je en pressant le pas.

Sans réfléchir, je courus à toutes jambes en direction de ce quai, situé à l’autre bout de la gare. Comme par hasard ! Le souffle court, haletant comme un chien, je me frayais un chemin à travers cette masse grise informe de gens en costumes sobres et sombres grouillant en tous sens comme des fourmis désemparées. Avec la force de mes bras, je soulevais péniblement ma valise chargée qui devait peser dans les environs de quinze kilogrammes. Si ce n’est plus !

Foutus embouteillages ! Il fallait que les ouvriers fassent grève et bloquent les avenues. Aujourd’hui ! Pas hier, non, aujourd’hui ! Et ces fichus canassons qui avançaient difficilement à cause de cette pluie ridicule et de la chaussée glissante. Sans compter les déballages d’ordures qui encombraient la chaussée et de tous ces gens pressés qui partaient au travail. Non, mais qui a l’idée de travailler un samedi matin, je vous le demande ?

Ajoutez à cela des travaux sur des avenues entières pour « redynamiser et embellir notre belle capitale » avait annoncé le maire. Quelle folie ! certes je ne vais pas m’en plaindre, car, esthète dans l’âme, rien ne me tenait plus à cœur que de vivre dans la plus belle ville du monde. Notre si belle Paris avec ces larges avenues sans fin aux magnifiques rangées d’immeubles haussmanniens parfaitement ordonnés et symétriques. Enfin, « magnifique » selon les journalistes et nos politiciens dont les paroles et les écrits n’étaient pas des plus fiables, quoi qu’on en dise. Oui, je n’aime pas vraiment ces gens-là je le reconnais, mais qu’importe. Bouge-toi mon grand ou ce train te passera sous le nez et tu pourras dire adieu à ton billet qui contient à lui seul toute la fortune de ton appartement fraîchement vendu. Et tu ne veux pas retourner chez tes parents avec pour seuls biens ton paquetage, non tu ne veux pas ! Père serait totalement désemparée et mère… mieux vaut ne pas y penser…

Heureusement, une fois arrivé sur le quai tant convoité, le train était toujours là, ronronnant sagement dans son vrombissement sonore qui faisait trembler le sol. Son imposante cheminée extirpait un épais nuage noir qui s’étendait dans les airs. Ses larges wagons, si caractéristiques, étaient peints d’un bleu outremer brillant sur la partie basse et d’un blanc crème au niveau des fenêtres savamment lustrées. Le tout était serti de liserés dorés soigneusement ouvragés, assortis aux lettres majuscules en caractère d’imprimerie où l’on pouvait lire nettement : « Fantastique Europalazio — compagnie européenne — voiture numéro XIX».

Hors d’haleine, je m’arrêtai devant le contrôleur posté en queue de train, laissant choir mon paquetage au sol le temps que je m’entretienne avec lui. Je soufflais comme un veau et transpirais comme un porc, tentant de retrouver mes papiers présents dans l’une des poches de mon veston qui me collait à la peau tant il était trempé de sueur.

— Vos papiers et votre ticket de transport s’il vous plaît, monsieur, me dit-il d’une voix aiguë qui se voulait ferme.

D’une main tremblante, je sortis maladroitement mon passeport ainsi que mon titre de transport. Je les lui tendis puis, intrigué, je l’étudiais. Il s’agissait d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années au teint basané, provenant certainement d’Europe de l’Est au vu de son accent à couper au couteau, et possédant pour toute virilité qu’un fin duvet noir épars sous son nez. Il était bien marrant ce petit animal aussi fluet qu’un furet et vêtu de ce costume kitch d’un bleu aussi éclatant que celui du train. Sans parler de son petit veston cintré, galonné de boutons dorés et décoré d’épaulettes, qui lui donnait une allure soignée malgré ses cheveux noirs tout ébouriffés. À croire qu’il venait tout juste de se réveiller le bougre, quelle chance ! Alors que moi je n’avais pas réussi à trouver le sommeil la nuit dernière ; beaucoup trop excité pour laisser mes paupières closes et mettre en veille mon cerveau.

Une pancarte contenant son nom ornait sa poitrine, fièrement mise en évidence : « Andreï Ivanov ».

Le jeune garçon, sans doute en service depuis peu au vu de sa lenteur et de sa volonté de bien faire son travail, étudiait mon passeport avec une troublante intensité. Les sourcils froncés et l’arête du nez plissée, il m’adressait par moment des coups d’œil sévères. Puis, probablement tracassé par quelque chose, il s’éclaircit la gorge :

— Monsieur Théophile Eugène Isidore Chasselas, né le 7 mars 1878 à Paris, mesurant un mètre soixante-quatre, pesant cinquante-deux kilogrammes, cheveux châtains clairs, yeux verts ? C’est bien vous ? me demanda-t-il à haute voix en posant un doigt sur ma photo d’identité en noir et blanc, prise il y a des années déjà.

— Euh… C’est exact mon garçon, répondis-je à la fois déconcerté et surtout gêné que ce jeune mufle dévoile en toute indiscrétion mon identité devant la file de voyageurs, y a-t-il un problème ?

— Pourquoi, monsieur, portez-vous un monocle sur votre photo alors que vous n’en portez pas présentement ? fit-il en me dardant d’un œil inquisiteur, tel un rapace envers une proie. Et qu’est-ce donc que cette moustache que vous ne possédiez guère avant ?

Un ricanement incontrôlable s’extirpa de ma bouche. Décidément, la compagnie avait engagé un bien étrange spécimen. Si je le croise à bord celui-ci, je le surnommerai gentiment « mon roquet ». Tiens, mon « roc’quai » même ! non, cela est tout de même beaucoup trop ridicule pour un jeu de mot approprié.

— Pour la barbe, sachez que je n’avais que vingt ans sur la photo et ne possédais pas d’un duvet digne de ce nom pour envisager d’en porter une à l’époque. Quant à mon monocle, il est tout simplement dans ma poche monsieur, dis-je calmement en perdant quelque peu patience, je ne souhaitais nullement l’abîmer lors de mon trajet. Désirez-vous que je le porte pour rassurer monsieur ?

— Oui monsieur, s’il vous plaît.

— Comme il plaira à monsieur, dis-je d’une voix mielleuse en portant mon monocle couvert de buée à mon œil, monsieur est-il satisfait ?

Le garçonnet parut heureux de me reconnaître présentement et me rendit mes papiers tout en m’adressant un immense sourire chaleureux, qui semblait fichtrement sincère.

— Bienvenue à bord du Fantastique Europalazio monsieur Chasselas, m’annonça-t-il joyeusement en s’écartant pour me laisser passer.

Je repris mon bagage puis le saluai courtoisement avant d’ajouter une réplique cynique qui me vint aussitôt à l’esprit.

— Je ne pouvais malheureusement pas raser ma moustache céans, me moquai-je éhontément, comme monsieur l’a si bien compris. Monsieur fait un travail formidable, rien n’échappe à sa vigilance.

— Tout à fait monsieur, me répondit-il courtoisement, mais si j’étais vous, monsieur, j’envisagerais sérieusement de me la couper.

— Pourquoi donc ? fis-je en écarquillant les yeux, surpris. La moustache est à la mode et tout dandy qui se respecte se doit de la porter dignement. Robert de Montesquiou approuverait.

— Il ne tient qu’à vous de suivre ce conseil monsieur, fit-il en tendant le bras pour m’inciter à avancer.

Troublé par ces paroles, je poursuivis mon chemin. Mes affaires en main, j’arpentais cet interminable quai à la recherche de mon wagon, désireux d’aller découvrir ma couche pour ce long voyage sans date de fin. J’analysai donc une dernière fois ce billet durement gagné et si onéreusement payé sur lequel était écrit en gros :

« Départ : samedi 19 mars 1903, 8 h Gare de l’Est, Fantastique Europalazio. Embarquez, noble voyageur, à bord du Fantastique Europalazio, le train le plus lent et le plus luxueux au monde, pour un voyage magique aux confins de l’Europe, de la pointe des Highlands aux monts des Carpates. Ce séjour exceptionnel saura vous ravir, Lorenzo — dit Lazio — De Luca (son humble créateur) vous le garantit. 

En arrivant devant le wagon portant le numéro III, un sourire illumina mon visage. Ravi, je restai un moment devant la porte. Je la contemplais comme un bienheureux, lorsqu’un coup de sifflet annonçant le départ retentit. D’un pas décidé et le cœur léger je m’avançai jusqu’au marchepied et grimpai à bord.

Une fois à l’intérieur, j’entendis le ronronnement de la machine s’intensifier. La locomotive siffla et se mit en route. Ainsi commençait mon séjour à bord du Fantastique Europalazio.



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