Otto Luoxi et Orian Tokat se cachèrent derrière un rocher des jardins du Palais de la Cité de Lumière.
Bien entendu, les deux jeunes gens n’étaient pas vraiment entrés subrepticement. Ils avaient franchi la porte au nez et à la barbe des gardes. Sachant que depuis toujours, les familles Luoxi et Tokat étaient de fidèles partisans de la famille Royale, ces derniers les laissaient circuler à leur guise dans le Palais, à l’exception des quartiers interdits. Ils savaient pertinemment que lorsque tous deux auraient pris la tête de leurs familles respectives, ils deviendraient les ministres du Prince héritier.
– « Hey, êtes-vous certain de ce que vous faites ? » Demanda Otto, un peu nerveux.
Si le Château de l’Aube, où le Roi passait le plus clair de son temps, était un quartier interdit, à plus forte raison sa chambre à coucher. Cependant, ils avaient découvert qu’il existait un passage secret y conduisant depuis le jardin. Cet étroit tunnel, qu’enfants, ils avaient déjà exploré avec Andrea et le Prince Alban, devait être une issue de secours. Elle leur tenait lieu de base secrète et parfois, ils y organisaient de petites fêtes.
Comme ils n’avaient que dix ans à l’époque, la pire punition qu’ils encourraient si le Roi Misra venait à les découvrir était une bonne réprimande. Mais maintenant qu’ils étaient adultes, que penserait Sa Majesté s’il apprenait qu’ils étaient entrés sans autorisation ?
– « Allons! Notre plan n’était-il pas de réunir les trois familles pour découvrir pourquoi Alban se comportait de façon si étrange ? » Répondit Orian en serrant les lèvres. « Et vous voudriez renoncer en ce moment crucial ? »
– « Je… »
Otto ne savait que répondre.
– « Vous êtes vraiment stupide! Pour avoir des nouvelles de Quinn, vous n’avez pas hésité à tout lui révéler au sujet d’Andrea. Si vous n’aviez pas été son amour d’enfance, le vieil homme vous aurait sans doute tué », dit Orian en regardant autour de lui. « Maintenant que le moment est venu de dire la vérité, allez-vous le faire ou pas ? »
Après un moment d’hésitation, Otto acquiesça.
Le Comte Quinn leur avait confié des choses étonnantes.
Depuis que Sa Majesté était tombée malade, le Prince recevait souvent un alchimiste au palais. Durant sa visite, elle renvoyait tous ses visiteurs. On racontait qu’une drogue spéciale, issue de l’alchimie, était en mesure de résister à la maladie et de permettre à Sa Majesté de rester consciente une ou deux heures par jour. En sa qualité de premier ministre, le père d’Andrea avait, bien sûr, accès au palais pour pouvoir consulter le Roi et obtenir de lui des conseils politiques. C’est ainsi que le vieil homme avait aperçu l’alchimiste et, à sa grande surprise, constaté qu’il s’agissait en fait d’une jeune femme couverte d’un voile noir. Seuls ses yeux gris-argent étaient visibles.
À ces mots Otto avait aussitôt pensé à l’Eglise.
Sans son récent voyage au Royaume de Graycastle, il n’aurait jamais fait ce rapprochement. Mais depuis sa rencontre avec Roland Wimbledon, les informations au sujet de l’Eglise qui formait en secret des Purifiées, tentait de renverser les Quatre Royaumes et d’accumuler du pouvoir pour résister lors de la Bataille de l’Apocalypse s’étaient enracinées dans son esprit.
Il n’en avait pas parlé au Comte Quinn. L’impact de ces informations était si énorme qu’il devait d’abord vérifier ses soupçons avant de décider de l’étape suivante. Le père d’Andrea lui ayant appris que l’alchimiste devait se montrer ce jour, Otto s’était aussitôt souvenu du passage secret de leur enfance.
Puisqu’il leur était impossible d’obtenir le soutien du Prince héritier, c’était pour eux le seul moyen de découvrir la vérité.
Cette pensée à l’esprit, il adressa un signe de tête à Orian qui, aussitôt, piétina les mauvaises herbes qui leur arrivaient aux genoux et, à l’aide d’un poignard, dégagea l’ouverture camouflée par une pierre plate située derrière la rocaille, révélant des barreaux de fer rouillés. La grille, qui ne pouvait être ouverte que de l’intérieur, se trouvait à environ une longueur de bras, mais ce n’était pas un problème pour les deux jeunes gens qui s’y étaient préparés.
Orian sortit une petite fiole de verre de sa poche, retira le bouchon et versa un liquide couleur fauve sur la serrure.
Une bouffée de fumée blanche et piquante s’éleva et les barres d’acier se mirent à grésiller comme lorsque l’on jette du beurre dans une poêle chaude.
Cette “eau de fonte” avait été créée par un Maître Alchimiste de la Cité de Lumière et une fiole de la taille d’un poing coûtait plus de 10 Royals d’or. On avait certifié à Orian que ce produit était capable de faire fondre le fer en un clin d’œil, mais ce ne fut pas le cas. Il lui fallut utiliser deux flacons pour que le verrou diminue de moitié et se détache enfin de la grille.
Les deux hommes se penchèrent et entrèrent dans le trou, puis Orian referma la dalle de pierre.
Après avoir rampé sur une dizaine de mètres, le tunnel devint légèrement plus spacieux et ils purent marcher normalement. Otto tâtonna à la recherche de la lampe à huile accrochée au mur qu’il trouva aussitôt et l’alluma avec du silex. À la faible lumière, on distinguait la roche et le plafond voûté. Dix ans après, cet endroit n’avait pas changé. On aurait dit que le temps s’y était arrêté. Lorsqu’à mi-chemin ils traversèrent leur “salon”, les deux jeunes gens reconnurent les sièges moelleux et les verres à vin qu’ils avaient apportés pour leurs petites fêtes.
Puis le passage s’inclina vers le haut et Otto comprit qu’ils étaient entrés dans le Château de l’Aube.
Les murs du château étaient formés de deux couches, un peu comme un sandwich et entre les deux se trouvaient les pièces secrètes et les tunnels. Enfin, ils arrivèrent à l’entrée du passage secret qui débouchait au fond de la cheminée de la chambre du Roi.
Comme le mécanisme devait être ouvert de l’intérieur, ils ne pouvaient pas entrer mais à travers le petit interstice de la trappe, ils avaient une vue sur ce qui se passait dans la pièce et si l’environnement était suffisamment silencieux, ils pourraient même entendre les conversations.
Otto souffla la lampe à huile et jeta un coup d’œil à travers le trou.
Sa Majesté Deegan Misra, le Roi de l’Aube, était allongé dans son lit face à la cheminée. L’air inquiet, Alban faisait les cent pas.
Les deux amis se regardèrent, échangèrent un signe de tête et d’un commun accord, s’appuyèrent prudemment contre la porte. De toute évidence, Son Altesse attendait l’alchimiste.
Environ une heure plus tard, on entendit du bruit dans la pièce.
Aussitôt, ils tournèrent la tête et plissèrent les yeux.
Deux femmes venaient d’entrer dans la chambre. L’une était l’alchimiste au voile noir dont le Comte Quinn avait parlé et l’autre probablement son assistante. Cette femme aux longs cheveux blonds et bouclés était vêtue d’une robe et d’une cape rouges et blanches et tenait à la main une sacoche.
– « Vous êtes en retard! » Dit Alban, visiblement mécontent.
– « Je suis désolée, répondit la blonde en s’inclinant. « Nous avons été retardées par un incident en chemin. »
– « Nul besoin de vous expliquer. Tout ce que nous avons à faire est de réveiller son père. Que nous soyons en retard n’a aucune importance », dit la femme au voile noir d’un ton glacial.
– « Vous ne devriez pas parler ainsi! Nous avons besoin de l’aide de Son Altesse », objecta la blonde en tirant de sa sacoche un flacon de porcelaine vert. « Il est dans notre intérêt à tous de maintenir une relation harmonieuse, n’est-ce pas ? »
– « Donnez-moi le remède », di Alban en s’approchant.
Aussitôt, la femme au voile noir s’interposa :
– « Avez-vous oublié notre accord ? Ce médicament n’est efficace que si c’est moi qui le lui administre et en échange, vous devez répondre aux exigences de Sa Sainteté. »
Sa Sainteté! ?
Otto en resta stupéfait. Ce titre honorifique était réservé au Pape. Ainsi, elles seraient vraiment envoyées par l’Eglise ?
Il se mordit la lèvre. De toute évidence, ces deux femmes n’étaient pas des alchimistes, mais des Purifiées.