Lorsque les deux jeunes gens arrivèrent sur la place, il y avait déjà énormément de monde. Dent-de Serpent n’avait jamais vu un endroit aussi bondé, même lors des distributions de nourriture à la Forteresse de Longsong.
Il fit un rapide calcul et estima qu’il y avait là plus de cinq mille personnes venues assister à la représentation.
La place, qui auparavant était un terrain plat, ressemblait à présent à une immense cuvette immergée dans le sol. On appelait cela un amphithéâtre. Selon les habitants, c’était la troisième fois que l’on faisait des travaux sur la place. En temps normal, il aurait fallu un ou deux ans pour réaliser un projet d’une telle envergure, cependant, cet amphithéâtre avait été construit en deux semaines seulement. Personne ne savait ce qu’était devenue toute la terre qui avait été enlevée pour creuser le sol.
Grâce à cette installation, le public pouvait s’asseoir sur les marches de pierre. Les gens n’avaient plus à rester debout au point que leurs jambes soient engourdies. Et à condition de pouvoir trouver un endroit, ils bénéficiaient également d’une meilleure vue. Quant aux retardataires, ils pouvaient se hisser sur la pointe des pieds tout autour de la place pour jeter un coup d’œil.
Griffe-de-Tigre se faufila dans la dernière rangée de marches et se fraya une place suffisante pour deux.
– « Ouf! Nous avons réussi! » Dit-il.
Dent-de Serpent agrippa le sac de toile qu’il portait sur sa poitrine et s’assit prudemment à côté de son ami. Ce sac contenant toutes ses économies accumulées durant les deux derniers mois, aussi fallait-il se montrer vigilant dans un endroit aussi bondé. Si un tel évènement avait eu lieu à Longsong, les Rats seraient inévitablement de la fête. Même s’il n’y en avait pas dans le District Frontalier, il devait garder un œil sur ceux qui étaient “temporairement devenus des travailleurs civils”.
Les derniers feux du soleil couchant se fondaient déjà dans la nuit qu’il n’y avait encore que quelques torches allumées sur la place. La scène était plongée dans l’obscurité et Dent-de- Serpent ne put s’empêcher de trouver étrange que personne ne vienne allumer de feu. Il n’y avait même pas de bois au centre de la place.
Comment allaient-ils pouvoir jouer sans feu ?
Soudain, un rayon de lumière illumina la scène. D’abord ébloui, Dent-de Serpent s’y adapta très vite. Un second, puis un troisième faisceau apparurent, éclairant peu à peu la scène. Des murmures étonnés parcoururent le public.
« Ce sont les mêmes lumières que dans les usines! » Pensa-t-il.
– « Ciel! Ils transforment la nuit en jour! »
Le bruit courait qu’il s’agissait d’une lampe magique qui capturait les éclairs du ciel pour les emprisonner dans une ampoule de cristal. Dent-de Serpent ne l’avait vu qu’une ou deux fois fois en passant par le quartier industriel.
– « La nuit en jour ? Mais non voyons, on appelle cela une lampe électrique. Elle fonctionne avec l’électricité fournie par des machines conçues par les sorcières! Sa Majesté avait prévu de faire équiper chaque foyer de lampes électriques mais la sorcière qui fournit l’électricité ne peut gérer autant de lampes. C’est pourquoi, dans l’immédiat, seules les usines l’utilisent », dit une personne non loin d’eux.
– « Comment savez-vous tout cela ? » Demanda Griffe-de-Tigre, vivement intéressé.
– « Vous n’êtes pas des résidents officiels de la Cité Sans Hiver, je me trompe ? L’Hôtel de Ville a fait toute une propagande au sujet de l’électricité pour nous expliquer comment utiliser les lumières électriques en toute sécurité. C’est comme pour le feu. Si vous ne les employez pas correctement, cela peut provoquer un désastre. »
– « Ce ne serait pas comme le tonnerre ? »
– « Uhm… en quelque sorte. Ne vous tracassez pas outre mesure, lorsque vous deviendrez des sujets de Sa Majesté et que vous aurez achevé votre instruction primaire, vous comprendrez. »
– « Y a-t-il un moyen pour moi de devenir plus vite résidant officiel ? Qu’est-ce que l’instruction primaire ? » Demanda Dent-de Serpent.
Il aurait bien voulu poser davantage de questions mais soudain, Griffe-de-Tigre lui agrippa le bras tandis que la foule éclatait en acclamations assourdissantes.
La Troupe Star Flower venait de monter sur scène.
« Mme May! Ms. May! »
« Mme Irène! »
« M. Gait! »
La foule scandait les noms des membres de la troupe. Bientôt, l’atmosphère fut à son comble.
Devant ce spectacle, Dent-de Serpent se sentit soudain plein d’admiration.
Il aurait bien voulu devenir, tout comme eux, le centre de l’attention. Que les gens crient son nom haut et fort… Ces hommes et femmes n’étaient pas inaccessibles, ce n’étaient ni des nobles, ni des sages.
Lorsque les acclamations retombèrent, la pièce put enfin commencer.
C’était la première fois que Dent-de Serpent voyait jouer l’Étoile et la Fleur de la Région de l’Ouest. Il n’aurait jamais imaginé pouvoir s’intéresser à ce genre d’évènement distingué auquel les nobles se complaisaient mais sitôt que la musique eût commencé, il se laissa absorber par l’histoire sans même sans rendre compte.
Les personnages principaux n’étaient pas des nobles mais des personnes ordinaires, tout comme lui. La pièce mettait en scène un homme libre, un réfugié et un Rat.
Tous trois, qui avaient subi des malheurs et rêvaient d’une vie meilleure, se retrouvaient dans la même ville, la Cité des Étoiles. Ils faisaient connaissance et s’entraidaient, se confiaient les uns aux autres, évoquant leur douleur d’être loin de chez eux et combien ils se sentaient perdus dans cette nouvelle ville. Par la suite, ils finissaient par trouver leur voie.
On n’entendait rien à l’exception des acteurs et actrices. Tous les spectateurs, qui se sentaient profondément concernés par l’histoire, retenaient leur souffle.
Pour finir, les principaux personnages s’installaient définitivement à la Cité des Étoiles et menaient une vie agréable jusqu’à la fin de leurs jours. Ces gens, autrefois étrangers étaient devenus des amis. Deux d’entre eux étaient même tombés amoureux. Lorsqu’enfin une musique émouvante s’éleva, Dent-de- Serpent se sentait touché au plus profond de lui. Ne voulant pas pleurer devant son ami, il fit semblant de se frotter les yeux mais regardant sur le côté, il s’aperçut que Griffe-de-Tigre était en larmes, bien qu’il ne parût pas triste.
Il n’était pas le seul à être autant remué. Tout le monde était comme lui, perdu dans cette émouvante histoire. Le public, qui ne disait mot, attendit la fin de la pièce pour se lever et applaudir.
Même si personne ne l’avouait, tous avaient parfaitement compris que la Cité des Étoiles dont il était question dans la pièce était en fait la Cité Sans Hiver.
Dent-de Serpent était perdu dans ses pensées :
« Un Rat aussi pourrait vivre quelque chose de semblable ? »
C’est alors qu’une jeune femme qui semblait étrangère sortit des coulisses et s’avança sur la scène.
Elle était grande avec de longs cheveux blond cendré qui lui descendaient jusqu’à la taille et portait une longue robe blanche qui scintillait d’argent sous la lumière. On aurait dit qu’elle sortait tout droit d’un tableau.
La jeune femme se mit à chanter.
Totalement différente de la musique qu’ils avaient pu entendre à la fin de la pièce, cette chanson, pleine de puissance, louait la grandeur et la gloire des travailleurs. Cette femme ne ressemblait pas aux autres chanteuses. Elle inspirait et encourageait. En l’écoutant, Dent-de Serpent avait l’impression de se revoir dans les immeubles résidentiels à quelque distance de là. Tous les étrangers qui s’étaient consacrés à la construction de cette cité méritaient qu’on se souvienne d’eux.
C’est alors que l’impact laissé par la pièce et toutes les émotions contenues se relâchèrent : les spectateurs bouleversés se mirent à applaudir de toutes leurs forces. La chanson n’avait fait qu’exacerber leurs sentiments!
Tous étaient des sujets de Sa Majesté!
Des travailleurs glorieux!
Les bâtisseurs de la Cité Sans Hivers!
Le spectacle terminé, Sa Majesté quitta la plateforme surélevée construite pour la circonstance en compagnie des sorcières. Dent-de Serpent eut beau écarquiller les yeux, il ne put apercevoir Page-Blanche. Mais contre toute attente, sa déception ne fut pas aussi importante qu’il aurait pu le penser. La chanson, qui résonnait encore dans ses oreilles, avait rempli son cœur d’espoir.
Il était convaincu que tôt ou tard, ils se reverraient.
Un peu comme ces étrangers à la Cité des Étoiles.