Sylvie examina attentivement l’obus et le compara longuement au croquis de Roland. Enfin, montrant du doigt le détonateur, elle lui dit :
– « Il semblerait que ce tube de cuivre ne soit pas aligné avec le clou situé sur le dessus. »
– « Et le ressort ? » Demanda Anna. « Est-il toujours bloqué des deux côtés de la plaque de fer ? »
– « Il y a un défaut d’un côté. »
– « À gauche ou à droite ? »
Après lui avoir posé des questions détaillées, Anna consigna chaque problème dans un carnet.
Ayant fait état des raisons susceptibles d’avoir entrainé l’échec, ils procédèrent à de nouveaux essais de tir jusqu’à épuiser totalement la capacité de relecture d’Assia. Les possibilités d’amélioration prenaient un tournant spectaculaire.
Malheureusement, les deux tirs suivants ayant encore échoué, Roland fut contraint de reporter les essais au lendemain.
Assia et Sylvie ayant achevé leur journée, elles pouvaient à présent retourner au château pour déguster un délicieux thé ou bien se rendre au marché de proximité pour voir s’il y avait des nouveautés. Mais pour Anna et Ayesha, la fin de la séance de tirs ne signifiait pas la fin de leur journée de travail, particulièrement bien remplie. Surtout pour Anna, qui allait devoir améliorer la fusée en fonction des notes qu’elle avait prises et également achever les recherches et l’assemblage de la turbine à vapeur.
Roland s’apprêtait à la suivre dans la cour arrière du Versant Nord pour voir où en était le prototype lorsque Sean, son garde, lui apporta un message de l’Hôtel de Ville.
– « Votre Majesté, Lesya, le vice-ministre de la Construction, souhaiterait que vous veniez visiter le Secteur des Fours. Il m’a demandé de vous informer que la construction du premier four à distillation sèche était terminée. »
Ces fours étant indispensables à la cokerie, Roland avait prévu de construire dix tours de distillation sèche au pied de la Mine du Versant Nord.
En raison de la surexploitation des arbres pour la cuisson des briques et la fabrication du fer, la superficie occupée par les fours avait considérablement augmenté. Autrefois localisés dans un espace ouvert de moins de mille mètres carrés, ceux-ci s’étendaient à présent sur une vaste surface le long de la montagne. Si Roland n’avait pas strictement interdit de couper les arbres aux abords de la ville, il n’y en aurait plus un seul au nord du District Frontalier.
Même s’ils avaient découvert une source de charbon, le charbon de bois, facile à obtenir, restait le principal combustible utilisé pour la production du fer. Etant donné qu’il fallait aller de plus en plus loin pour trouver des arbres disponibles, les travailleurs avaient ciblé le sommet de la Montagne du Versant Nord. Chaque jour, des centaines de bûches coupés dévalaient les pentes du pic luxuriant qui, vu de loin, semblait présenter une petite “tache chauve”.
En principe, pour ce genre de choses, Roland ne demandait pas aux travailleurs de protéger l’environnement. Ils pouvaient bien abattre tous les arbres de la montagne, à partir du moment où la poussière générée n’affectait pas la ville. Après tout, comparée à la Chaine des Montagnes Infranchissables, ce monticule n’était qu’un petit coin insignifiant. Chloris entretenant la végétation de base, il n’y avait pas à s’inquiéter d’un éventuel glissement de terrain.
Les terres récupérées au pied de la montagne étaient particulièrement appropriées à la construction des cokeries.
Accompagné de Rossignol et de ses gardes, Roland traversa le Secteur des Fours, particulièrement bruyant, et atteignit la première tour de distillation sèche. Du plus loin qu’il l’aperçut, Lesya se leva aussitôt pour l’accueillir.
– « Votre Majesté, comme vous l’avez demandé, j’ai fait construire ce four à double couche avec des briques réfractaires. D’après le plan, la couche supérieure doit être scellée avec une porte de fer et la couche intermédiaire équipée d’une plaque de fer amovible. J’ignore qui pourrait nous les fabriquer, ainsi que le tuyau de cuivre et la cheminée du petit four latéral. Tout le reste est terminé. »
Roland baissa la tête et entra dans le four afin de procéder à un examen approfondi. Il fut très impressionné. Force lui fut de reconnaitre que Lesya, l’ancien membre de la Guilde des Maçons et ami de longue date de Karl Van Bate, excellait dans son art.
Les murs intérieurs de cette tour de distillation sèche de près de six mètres de haut étaient particulièrement uniformes. Régulièrement espacées, les briques étaient soigneusement décalées, on ne voyait aucune ligne de raccordement verticale. De toute évidence, Lesya était extrêmement compétent en la matière et son travail très sérieux. En effet, même construits à partir d’un même plan, des produits pouvaient s’avérer radicalement différents en fonction de la personne qui les avait fabriqués.
– « Bon travail », lui dit Roland, une fois l’inspection terminée. « Je vais vous faire mouler la porte et la plaque de fer, après quoi vous n’aurez plus qu’à recouvrir de briques réfractaires le côté exposé au feu. »
– « Votre Majesté », demanda Lesya, hésitant, « pourriez-vous s’il vous plaît me dire comment fonctionne le four ? »
– « Pourquoi ? Vous avez l’intention de travailler à la cokerie ? » Plaisanta Roland.
– « Bien sûr que non », répondit Lesya en secouant énergiquement la tête. « Cependant, étant donné que je n’avais jamais construit de four aussi étrange, j’ai dû me fier à mon instinct pour les parties du plan dont je n’étais pas certain. Si je savais à quoi il sert et comment il fonctionne, non seulement je pourrais construire le second beaucoup plus vite mais je serais également en mesure d’améliorer les endroits qui me posaient problème. »
« C’est donc ça », pensa Roland.
– « Ce type de four est principalement utilisé pour la distillation sèche du charbon. Vous avez certainement déjà vu brûler du charbon de bois. La combustion du charbon est similaire, mais à plus grande échelle. La couche inférieure sert à la combustion et la couche supérieure à la cuisson. Toutes deux utilisent du charbon. »
– « Cuire du charbon avec du charbon ? » Demanda Lesya, surpris.
– « Après distillation sèche, le charbon peut être transformé en coke dont la combustion atteint des températures plus élevées, ce qui en fait un meilleur combustible pour la fonte de l’acier. De plus, par le procédé de distillation sèche, on obtient plusieurs sous-produits. Les tuyaux que vous voyez sur la paroi de la tour sont destinées à récupérer les gaz plutôt que de les évacuer comme le ferait une cheminée. »
– « Alors… pourquoi avez-vous fait construire un petit four à côté du four principal ? »
– « Durant la distillation sèche, l’air ne doit surtout pas pénétrer à l’intérieur du four, faute de quoi le charbon s’enflammerait », expliqua Roland en lui montrant les ouvertures prévues entre les deux fours : « En brûlant, le calcaire contenu dans le petit four produira une grande quantité de dioxyde de carbone, que vous pouvez considérer comme une sorte de gaz ininflammable… »
– « En effet, Votre Majesté », répondit Lesya, « J’ai appris cela aux cours du soir. »
« Dans ce cas, ce sera facile », pensa Roland, satisfait. « Il semblerait que Sophia ait élargi le contenu de l’enseignement universel. »
Il poursuivit : « Au moyen de ces tuyaux, le dioxyde de carbone atteindra la partie supérieure du four et repoussera l’air, asséchant ainsi le charbon. Pour ce qui est du calcaire, les pierres blanches que l’on casse pour en faire du ciment se trouvent partout sur la montagne du Versant Nord. »
L’inspection de la première tour de distillation sèche terminée, Roland revint sur ses pas. Sur le chemin du retour, il s’arrêta un instant dans le Secteur des Fours.
Il fut ravi de voir tous ces gens s’affairer. Alignés côte à côte, les fours de brique évoquaient une forêt rouge bien ordonnée d’où s’élevaient des dizaines de colonnes de fumée grises, blanches et noires. Avec ces travailleurs habillés simplement et ces équipements désuets, cela formait une image plutôt moderne. Plus de dix machines à vapeur rugissantes tiraient un tapis roulant qui transportaient des matériaux et du charbon jusqu’au haut fourneau. On avait installé un système de rails et de nombreux wagons faisaient des allers-retours entre la mine et le four. Le transport était à présent beaucoup plus rapide.
Une fois l’aciérie et la forge terminées, cet endroit deviendrait un noyau central de la Cité Sans Hiver. De l’exploitation du minerai à la fonte de l’acier, on obtiendrait diverses matières premières que l’on transporterait ensuite vers les usines de transformation. La fleur industrielle qui était en train de naître conférait aux gens un sentiment de pouvoir, d’évolution et le courage de tout surmonter pour aller de l’avant.