Deux jours plus tard, Kyle Sichi faisait ses adieux à Roland.
– « Vous ne voulez pas passer quelques jours de plus à la Cité du Roi ? » Demanda ce dernier sur le ton de la plaisanterie. « C’est le centre de Graycastle, le meilleur endroit pour se divertir au sein du royaume. Si vous n’en profitez pas aujourd’hui, il n’y aura peut-être pas de prochaine fois. »
– « Contrairement à vous, je ne tiens pas à vivre une romance sans lendemain », répondit Kyle. Il leva les yeux au ciel : « Il y a encore beaucoup à faire au laboratoire et à l’usine, aussi, si vous voulez que la filière fonctionne correctement, il est préférable que je retourne sans tarder à la Cité Sans Hiver. »
Sa réponse attrista Roland. Depuis que le calme était revenu dans la cité, il régnait une atmosphère plutôt étrange. De nombreuses femmes prétendaient être ses maîtresses puis des enfants illégitimes se présentaient. Bien entendu, il ne s’agissait que de rumeurs cependant, celles-ci semaient la confusion et l’on ne savait plus discerner le vrai du faux. Surtout que son histoire était extrêmement célèbre. Même si ces récits étaient rocambolesques, il se trouverait toujours des gens pour y croire. Il n’avait plus qu’à convaincre Théo de contraindre les Rats à faire taire ces rumeurs.
Durant un moment, il demeura sans voix, puis, hochant la tête, il répondit :
– « Très bien. Je vais prendre des dispositions pour qu’un bateau vous ramène dans la Région de l’Ouest. Merci pour le dur labeur que vous avez fourni ces derniers jours. »
– « Du moment que vous en êtes conscient… », répondit Kyle en secouant sa barbe. Puis, la main sur le cœur, il s’inclina et quitta la pièce.
Roland pinça les lèvres :
« Cet homme est vraiment ingrat », pensa-t-il. Cependant, il n’y accorda pas plus d’importance et se mit à fredonner.
– « Apparemment, le fait d’être entouré de femmes vous rend heureux », dit froidement une voix derrière lui.
Le Prince manqua de s’étrangler :
– « Que dites-vous là ? Vous savez pertinemment que tout ce qu’elles veulent, c’est me soutirer de l’argent. »
– « Comment le saurais-je ? » Répondit Rossignol, visiblement nerveuse.
– « Vraiment ? » Rétorqua Roland. « Je pensais que vous vous étiez renseignée sur tout le monde ici. »
– « …Très bien », répondit Rossignol en sortant de son brouillard. Elle se retourna, s’assit sur la table et, le regardant fixement, lui dit : « En effet, j’ai fait mon enquête. J’étais inquiète pour votre sécurité et je craignais que vous ne laissiez entrer des personnes dangereuses au palais. »
– « Je comprends », dit-il en se retenant de rire. Cependant, son sourire se figea lorsqu’elle poursuivit :
– « Pour la plupart, leurs déclarations étaient fausses mais Mlle Kingfisher et de Mme Rother, elles, n’ont pas menti! »
« Maudit Yorko, je ne pensais pas qu’elle le garderait en mémoire après ma tentative pour étouffer l’affaire », pensa Roland qui, intérieurement, maudissait mille fois son “vieil ami”.
Il la regarda droit dans les yeux et, d’un air grave, répondit :
– « Je ne vous ai pas menti… Le Prince Roland auquel elles faisaient allusion n’était pas moi. Vous savez pertinemment que je dis la vérité. »
Un peu gênée d’être regardée ainsi, Rossignol détourna les yeux.
– « Ce serait donc un malentendu ? Vous n’étiez pas là, cependant, elles étaient persuadées qu’il s’agissait de vous ? »
– « Bien sûr que non », répondit dignement Roland. « Honnêtement, je ne les avais jamais vues auparavant! »
Visiblement plus calme, la sorcière lui dit :
– « Dans ce cas, allez-vous laisser ces dames, qui prétendent avoir couché avec vous, faire des histoires ? Théo dit que vous ne leur avez pas ordonné de se taire. »
– « C’est exactement ce qu’elles cherchent : être payées pour se taire. Mais c’est trop gros pour que je réagisse par la violence, cela ne ferait qu’accroître la méfiance des gens », répondit Roland qui ne pouvait se résoudre à tuer pour si peu. « Il est plus facile de distraire les gens en leur annonçant d’importantes nouvelles que de contraindre ces femmes à se taire. »
– « D’importantes nouvelles ? » Répéta Rossignol, curieuse.
– « Oui, et qui vont les occuper durant des semaines », répondit-il en souriant. « Par exemple, que la Cité du Roi va être rebaptisée la Cité de l’Aurore, que la Cité Sans Hiver deviendra la nouvelle capitale du Royaume de Graycastle, entre autres. Lorsque je serai parti, ces rumeurs se calmeront d’elles-mêmes. »
Bien sûr, il y en avait d’autres, comme le fait que le Roi ne serait pas couronné dans l’immédiat, sans oublier le plan avantageux de recrutement d’artisans qualifiés… Mises bout à bout, ces nouvelles devraient être en mesure d’occuper le peuple. Suite à l’annonce affichée par l’Hôtel de Ville, les Rats colportaient actuellement des bribes d’information afin d’obtenir le meilleur effet publicitaire. De toute évidence, on en parlerait longtemps dans les tavernes.
– « Si je comprends bien, ce n’est pas à cause d’elles que vous souriez et aviez l’air si heureux tout à l’heure ? »
– « Pas du tout! », Répondit Roland en tapotant une liste de noms sur la table : « C’était à cause de ça. »
La présentation qu’avait faite Kyle à l’Atelier d’Alchimie avait été un énorme succès dont les retombées étaient de loin supérieures à ce qu’il avait escompté. Plus de trois cent vingt membres de l’association étaient désireuses de partir pour la Région de l’Ouest, dont des alchimistes, des étudiants et des apprentis. Avec leurs familles, il obtenait un total de cinq cent personnes. « C’est le chiffre que l’on obtient si l’on additionne le nombre d’employés des cinq laboratoires de chimie et des deux usines du District Frontalier. En un clin d’œil, ce chiffre a doublé et la plupart d’entre eux sont très compétents. Il leur suffirait de recevoir une légère formation pour qu’ils soient en mesure de travailler. C’est notre plus grande réussite depuis que nous avons conquis la Cité du Roi. » Il marqua une pause et ajouta : « Mais ce n’est pas ce qui me rend le plus heureux. »
– « Dans ce cas, qu’est-ce que c’est ? » Demanda Rossignol, curieuse.
– « Jetez un œil à ceci », dit-il en déroulant la liste et en pointant du doigt les derniers noms.
– « Retnin… Reili… Archer… Ne sont-ce pas là les noms des Alchimistes en Chef de l’Atelier ? »
– « C’est exact. Kyle a bien voulu les accepter », répondit doucement Roland. « Il affirme qu’il a obtenu ce qui lui revenait. »
Ayant appris le sujet de discorde entre son Alchimiste en chef et celui de l’Atelier de la Cité du Roi, le Prince pensait que Kyle aurait davantage l’esprit de revanche. Mais contre toute attente, Kyle n’avait pas voulu donner suite à cette haine et, après avoir reçu son dû, il les avait acceptés tous les trois au nom de la Cité Sans Hiver. De voir que, dans les moments difficiles, il y avait encore des gens pour prendre la bonne voie réchauffa le cœur de Roland. Aussi longtemps qu’il y aurait de telles personnes sur ses terres, le royaume ne cesserait de grandir.
Il en était là de ses réflexions lorsque soudain, on frappa de façon rythmée à la vitre.
Aussitôt, Rossignol quitta la fenêtre et se précipita vers le bureau, un messager dans les bras. – « Un lettre secrète vient d’arriver! »
– « Vous lui avez fait peur », dit Roland en secouant la tête. Il regardait le faucon gris complètement hébété sur le bureau, ne sachant s’il devait rire ou pleurer. Rapidement, il parcourut la lettre :
– « C’est un message de Sophia », dit-il. « J’ai bien peur qu’il nous faille rentrer au plus vite. »
– « Y aurait-il un souci à la Cité Sans Hiver ? » S’enquit Rossignol, les sourcils froncés.
– « Non… », répondit le prince avec une moue. « Lotus et Honey seront bientôt de retour. »
– « Ces deux gamines… » Soupira Rossignol, l’air un peu triste. « Sommes-nous obligés de partir si vite ? Elles ne sont que deux : Foudre et Maggie, qui sont beaucoup plus rapides que le ballon, pourront aller les chercher. »
– « S’il ne s’agissait que d’elles, nous n’y serions pas contraints en effet », répondit Roland, plein d’enthousiasme. « Mais la lettre dit que Tilly nous envoie de nouvelles sorcières. »