Dou Xu, habitant de Jiaozhou, prénommé aussi Xiaohui, faisait la sieste lorsqu’il vit un valet habillé d’une grossière toile marron qui semblait vouloir lui parler, mais demeurait hésitant et embarrassé. Questionné par le lettré, il répondit:
-Mon maître vous prie de lui rendre visite.
-Qui est donc votre maître?
-Il habite tout près d’ici.
Le lettré sortit en suivant le valet et, après avoir contourné le mur de la maison, ils arrivèrent dans un endroit où se dressaient de multiples pavillons dont les toits se touchaient presque; des chemins en zigzags condusaient à des milliers de portes, ce qui donnait à penser qu’on était dans un monde extraordinaire. Il put observer aussi les allées et venues de nombreuses dames ou demoiselles du palais qui demandèrent au valet:
-Le jeune seigneur Dou est-il venu?
Le messager fit signe que oui.
Bientôt un dignitaire s’avança à sa rencontre et l’accueillit avec beaucoup de politesse. Arrivé dans une salle, le lettré lui demanda:
-N’ayant jamais eu l’occasion de faire votre connaissance, je n’étais pas en mesure de venir vous saluer. Cependant votre bienveillance me donne quelque embarras.
-Sa Majesté, fit-il, nourrit une profonde admiration pour la vertu et l’honnêteté de votre famille; elle voudrait bien faire votre connaissance.
-Mais qui est donc votre roi? s’écria le lettré au comble de l’étonnement? s’écria le lettré au comble de l’étonnement?
-Vous le saurez bientôt.
Peu après, deux dames de la cour, tenant deux bannières d’honneur, conduisirent le lettré à l’audience. Après avoir passé plusieurs portes, il aperçut le roi sur son trône; à sa vue, le souverain descendit les degrés pour venir à sa rencontre. Après les salutations entre hôte et invité, on prit place au banquet qui était admirablement servi. Soudain, le lettré, levant les yeux, aperçut une tablette horizontale portant l’inscription: ” Palais des Osmanthes ” , il se sentit alors fort gêné et incapable d’entamer la convrsation.
-C’est une chance pour moi, dit le roi, d’être votre indigne voisin, et je voudrais vous parler à coeur ouvert pour dissiper vos appréhensions.
Comme le lettré ne pouvait que répondre par des tournures embarrassées, on passa le temps à boire et à écouter des chants avec accompagnement desheng*, mais sans instruments de percussion, aussi le son des mélodies restitait-il faible. Tout à coup, le roi, regardant autour de lui, dit:
-Je cherche une sentence parallèle** à celle que voici: ” Un homme de talent est venu au Palais des Osmanthes”.
Les convives commençaient à chercher une réponse lorsque le lettré déclama:
-“Le gentihomme admire la fleur de lotus!”
-C’est curieux, dit le roi, manifestant une grande joie, ”Fleurd lotus” est le petit nom de la princesse, ma fille! Cette coïncidence n’est-elle pas l’effet de la destinée? Dites à la princesse de venir pour ne pas manquer la rencontre avec ce gentilhomme.
Un moment après, on entendit le cliquetis de pendeloques de jade tandis que se répandait un parfum envirant d’orchidée à mesure que la princesse s’approchait. Agée de seize à dix-sept ans, elle était d’une beauté sans pareille. Le roi la pria de saluer le lettré et la lui présenta:
-Voici ma fille Fleur de lotus!
Les salutations terminées, elle s’en fut. Dou, tout secoué à la vue de sa beauté, restait assis immobile, la pensée comme paralysée. Il ne vit même pas que le roi levait son verre pour l’inviter à boire. Le roi sembla s’en rendre compte et dit:
-Ma fille ferait une bonne épouse pour vous; ce qui m’inquiète, c’est qu’elle n’appartient pas à votre monde. Qu’en pensez-vous?
Ebloui, le lettré ne saisit même pas le sens de ses paroles. Quelqu’un à ses côtés lui souffla en le poussant du pied:
-N’avez-vous pas remarqué le geste coutois du roi à votre égard, ni entendu ce qu’il vous a dit?
Eperdu et confus, le lettré se leva et dit:
-Votre sujet, comblé de faveurs, dans son état d’ivresse, a manqué à la politesse, par bonheur vous lui avez accordé votre indulgence! Comme il se fait tard et que votre Majesté est fatiguée, je vousdrais prendre congé.
-Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance, dit le roi en se levant, mais pourquoi nous quittez-vous si brusquement? Puisque vous ne voulez pas rester, je ne peux vous retenir de force. Je vous inviterai à nouveau s’il vous plaisait de venir.
Il ordonna alors à un fonctionnaire du palais de reconduire Dou. En chemin, celui-ci lui souffla:
-Tout à l’heure, lorsque le roi vous a dit que sa fille serait ” une bonne épouse “, c’était probablement pour montrer son désir de se lier à vous par un mariage. Pourquoi êtes-vous resté muet?
Le lettré, en se souvenant de ce qui s’était passé, trépignait de chagrin. Enfin, il arriva chez lui et ne réveilla qu’au crépuscule. Assis dans l’ombre, il voyait encore les scènes de la grande salle qui se déroulaient devant ses yeux. La nuit tombée, il resta dans son studio sans lumière dans l’espoir que son ancien rêve reviendrait. Mais sa pensée n’en put retrouver le chemin, et il ne fit que pousser des soupirs de regret.
Une nuit, comme il se reposait en compagnie d’un ami, le lettré vit venir un fonctionnaire du pamais qui lui transmit une invitation du roi. Il le suivit avec joie. Arrivé devant le roi, il se prosterna, mais celui-ci le releva et, l’emmenant dans un coin, le fit asseoir pour lui parler:
-J’ai su que vous aviez pensé profondément à nous depuis votre retour. J’espère ne pas encourir votre mépris si je vous propose ma fille en mariage?
Le lettré s’inclina bien bas pour le remercier de cette faveur. Le roi invita alors quelques ministres et dignitaires à leur tenir compagnie pour le banquet. Quand celui-ci toucha à sa fin, des demoiselles d’honneur vinrent annoncer:
-La princesse a terminé sa toilette.
Bientôt apparurent des dizaines de dames de la cour entourant la princesse qui, un brocart rouge couvrant sa tête, s’avançait à petits pas sur le tapis aux mille couleurs où elle échangea les salutations de la cérémonie nuptiale avec le lettré. Puis on les emmena dans leur appartement où la chambre tiède exhalait une odeur douce et suave.
-Quand vous êtes avec moi, fit le lettré, je suis si heureux que j’ai l’impression de ne plus être un mortel. Mais je crains fort que cette rencontre ne soit qu’un rêve!
-Mais nous sommes réellement ensemble tous les deux, l’interrompit-elle, la main devant sa bouche dérobant son sourire; pourquoi voulez-vous que ce soit un rêve?
Le lendemain matin, s’étant levé tôt, il s’amusa à farder la princesse, à passer une ceinture autour de sa taille et à mesurer de la main ses petits pieds tant qu’elle s’écria en riant:
-Etes-vous fou!
-Votre sujet, ayant été trompé maintes fois par ses rêves, voudrait inscrire tous ces détails dans sa mémoire afin de s’en souvenir si c’était encore un rêve.
A peine eût-il fini de la taquiner qu’une demoiselle du palais entra en courant et annonça:
-Un monstre a enfoncé la porte du palais, le roi s’est réfugié dans une salle attenante. Un grand malheur nous menace!
Affolé, le lettré alla rejoindre le roi qui, en pleurant, le prit par la main et lui dit:
-Cher seigneur, au moment où nous venons de contracter une alliance éternelle, fondée sur votre sincère attachement, un fléau nous tombe du ciel qui va peut-être anéantir mon royaume. Que faire ?
Le lettré bouleversé lui demanda la cause de ces événements. Le roi prit un rapport sur la table et le lui montra. Il était ainsi libellé:
” Le grand ministre Hei Yi, votre serviteur du Palais des Parfums, vous prie de transférer au plus vite la capitale ailleurs afin de préserver l’Etat. D’après le rapport venant de Huangmen***, depuis le 6 mai, un gigantesque serpent de mille toises s’est installé devant le palais et a englouti plus de treize mille huit cents de vos sujets résidant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Tous les palais par où il est passé ne sont plus que ruines; voilà les faits. Votre humble sujet, s’armant de courage, est allé sur les lieux. J’ai vu de mes yeux le serpent diabolique: sa tête est aussi grande qu’une montagne, ses yeux aussi vastes que la mer; les palais s’écroulent quand il lève la tête et les murailles se brisent quand il cambre les reins. C’est un fléau sans précédent, un malheur comme on n’en avait jamais rencontré durant tous les siècles passées. Notre royaume et notre temple des ancêtres sont en danger! Je prie donc Sa Majesté d’emmener au plus tôt la famille royale résider dans une région moins menacée… “
Après la lecture de ce rapport, le visage du lettré se ternit. Des demoiselles du palais accoururent pour annoncer l’arrivée du monstre. Tout le palais retentissait de cris et de pleurs et une atmosphère de panique s’y répandit tout à coup. Dans son désarroi le roi lui dit:
-Je vous confie ma fille.
Le lettré retourna immédiatement dans sa résidence et s’y retrouva avec la princesse qui sanglotait entourée de ses dames de compagnie. A sa vue, elle le prit par un pan de son habit et demanda:
-Qu’allez-vous faire de moi?
Désolé, il lui prit les mains et lui dit en réfléchissant:
-Humble lettré que je suis, j’ai honte de ne pas posséder une maison d’or pour vous abriter; j’ai seulement trois pièces dans une chaumière où nous pourrons nous cacher provisoirement. Voulez-vous vous y réfugier?
-Il n’y a pas le choix dans un cas aussi urgent, dit la princesse à travers ses sanglots. Emmenez-moi ailleurs au plus vite!
Le lettré l’aida à sortir. Peu après son arrivée au domicile de son époux, la princesse dit:
-C’est une maison où l’on est en sécurité; c’est beaucoup mieux que mon royaume natal. Moi, je suis avec vous, mais où mes parents vont-ils pouvoir toruver un abri? Je vous prie de construire près d’ici une autre chaumière afin que tout notre peuple puisse s’y installer.
Le lettré ne voyant pas comment réaliser son désir, la princesse se mit à se lamenter:
-Comment pourrais-je compter sur vous, puisque vous ne voulez pas aider ceux qui sont en difficulté?
Le lettré, tout en la consolant et la réconfortant, la conduisit dans la chambre. La princesse sanglotait encore, son corps penché sur le lit. Dou restait impuissant à la calmer. Au plus fort de son embarras, il se réveilla tout à coup et comprit qu’il sortait d’un rêve. Cependant il entendit un bourdonnement aigu près de ses oreilles. Il écouta attentivement le bruit qui ne venait pas d’une voix humaine, mais de deux ou trois abeilles qui voltigeaient au-dessus de l’oreiller. Il fut si étonné que cela lui arracha des cris.
Pressé de questions par son ami, il lui raconta son rêve. Celui-ci, intrigué à son tour, se leva avec lui pour observer les abeilles qui volaient autour de la manche du lettré. Il essayait de les chasser, mais impossible de les faire partir. Son ami lui conseilla alors de leur construire une ruche. Dou en tomba d’accord et surveilla lui-même la construction. A peine eut-on installé les deux premiers rayons qu’un essaim d’abeilles venant de l’autre côté du mur s’y installa et leur défilé continua sans arrêt. Le toit de la ruche n’était pas encore posé qu’elle contenait plus d’un boisseau de ces insectes.
Après enquête, on s’aperçut que cet essaim venait du jardin d’un vieux voisin qui avait possédé une ruche depuis plus de trente ans. Ayant appris ce qui s’était passé, le vieillard en brisa les parois et découvrit un grand serpent, long de dix pieds, qui en occupait le fond; il le captura et le tua. On comprit alors que c’était le monstre du rêve. Une fois que cet essaim fut installé chez le lettré, les abeilles se multiplièrent et il ne lui arriva plus de choses étranges.
*Une sorte de petit orgue à bouche oortatif.
**Un jeu littéraire de l’ancienne Chine; il s’agit de composer deux sentences parallèles, dosposées symétriquement, et dont la signification de chaque caractère doit s’opposer d’une sentence à l’autre.
***C’est-à-dire des eunuques de la cour.