Le premier tableau avait le contenu le plus riche.
Il représentait un trône fait d’épées et d’os avec, à l’arrière, de hautes fenêtres rouge sang et des colonnes noires. Cela semblait faire partie d’un palais. Si elle y plongeait totalement sa conscience, la sorcière apercevait de l’autre côté de la fenêtre, une ville dont les flèches semblaient percer le ciel. Le plus surprenant était la Porte de pierre qui surplombait la ville : si ces flèches représentaient les bâtiments d’Hermès, la Porte de pierre serait au moins cinq fois plus haute que la Tour de Babel, ce qui allait à l’encontre du bon sens.
Encore plus incroyable : l’intérieur des portes était noir, comme si un grand tissu très lisse recouvrait son centre. Mais en y regardant de plus près, cette obscurité semblait dissimuler une profondeur incommensurable. Plus la sorcière se focalisait sur cette image, plus elle se sentait mal à l’aise.
Cléo se focalisa un moment sur la fenêtre puis regarda le trône.
Ce jour-là, aucun Seigneur ne l’occupait.
Sa vision n’était pas statique : parfois, elle apercevait sur le trône un guerrier en armure, la tête couverte d’un affreux casque noir. Une faible lumière rouge diffusait à travers ses orbites. Mais c’était rare car habituellement, le trône était vide.
Selon les documents de l’histoire secrète, cette peinture dépeignait la ville d’où étaient originaires les Diables et où ils étaient apparus pour la première fois : au nord-ouest du Pays de l’Aube.
Cléo était d’accord avec cette théorie. Le rouge sang de la peinture et les flèches noires étaient très similaires aux environnements de vie des démons et le casque du propriétaire du trône avait un style démoniaque bien distinctif. Mais étrangement, son corps ressemblait à s’y méprendre à celui d’un humain normal et non au corps affreux mais résistant d’un Diable Terrifiant ou d’un Seigneur des Enfers tel qu’ils étaient décrits dans le Livre Saint. C’est pourquoi beaucoup spéculaient sur son identité : certains Papes étaient persuadés qu’il s’agissait de la source du mal tandis que des sorcières pensaient que c’était un Diable gardien des secrets de Dieu.
Le second tableau était beaucoup plus mystérieux.
Le contenu était succinct, mais il semblait mobile. Au cours de ses observations limitées, Cléo, n’avait jamais vu deux fois la même scène.
Cette fois, c’était de l’eau.
Une eau d’un bleu pâle qui ondulait en arrière contre trois grands squelettes complètement creux à l’intérieur, cependant, l’eau ne pénétrait pas entre les ossements car elle était comme retenue par une barrière invisible. On aurait dit que les squelettes géants étaient des quilles soutenant des poutres latérales. C’était comme si elle était dans un bateau et regardait par la fenêtre, à la différence près que les fenêtres couvraient presque tout le mur.
Cléo était fascinée par le paysage étrange qui s’offrait à ses yeux. Elle se tenait à la frontière entre l’eau et le ciel, la moitié de son corps était immergée tandis que l’autre flottait sur l’eau. Elle apercevait le soleil et les nuages clairsemés, mais ses jambes étaient prisonnières de l’eau. Sous le soleil, la sorcière voyait nettement cette eau passer du bleu clair en surface au vert vif, puis au vert foncé en profondeur.
Soudain, tout se mit à trembler et Cléo sentit la terre bouger sous ses pieds : elle faillit tomber. Par réflexe, elle voulut ouvrir les yeux mais se reprit in extremis.
« Ce n’est pas la réalité », se dit-elle. « C’est Dieu qui me donne un signe. »
Très vite l’eau monta : elle recouvrait presque le ciel.
Ou peut-être n’était-ce pas l’eau qui montait mais elle qui coulait.
Bientôt, tout ce qui était à l’extérieur de la fenêtre se retrouva immergé. Elle vit même des poissons rouges nager près des squelettes. D’abord quelques-uns, puis de plus en plus : des bancs de poissons, tels un ruban rouge, entouraient la barrière invisible. Progressivement, l’eau passa du vert foncé à un noir épais et sa vision se retrouva plongée dans l’obscurité avant de disparaître totalement.
Haletante, Cléo sortit du tableau. C’était la première fois qu’elle avait une vision aussi claire, et alors que l’obscurité la recouvrait, elle avait la sensation d’étouffer. Cependant, elle n’avait trouvé aucun indice utile : selon l’histoire secrète, le contenu du second tableau changeait en permanence. Certains avaient vu un globe oculaire géant, d’autres un volcan qui crachait des bulles et de la fumée jaune, d’autres encore un abîme sans fond d’où émanait une faible lumière. Aucun observateur n’avait jamais vu la même chose.
Elle se reposa un moment et reporta son attention sur le troisième tableau.
Cependant, cette toile était comme le monde extérieur : sombre et silencieuse.
L’histoire secrète mentionnait qu’au début de la première Bataille de la Volonté Divine, il y avait quelque chose sur ce tableau… mais ce registre était si ancien que ses pages tombaient en lambeaux et, pour la plupart, étaient illisibles. Cependant, elle avait la certitude que cent ans après la guerre, ce tableau s’était assombri et n’avait plus jamais rien montré depuis.
Le quatrième tableau n’était pas du tout mentionné dans l’histoire secrète.
Cléo ne parvenait pas à comprendre : c’était comme si tous s’étaient mis d’accord pour dissimuler quelque chose. Si même le Pape, seul gardien des secrets, n’était pas autorisé à le savoir, ce secret resterait à jamais dans l’ombre.
Le tableau représentait un mur.
C’était un modeste mur de pierre grise, rugueuse.
À certains endroits, la peinture était écaillée, révélant les blocs de pierre fissurés en dessous. De toute évidence, ce tableau était là depuis longtemps. Outre ce mur, il n’y avait rien d’autre.
Après être restée un moment immergée dans la toile, Cléo se sentit épuisée.
La lecture des signes de Dieu lui demandait beaucoup d’énergie, aussi ne pouvait-elle pas le faire trop longtemps.
Cléo ouvrit les yeux pour se déconnecter de la sphère de pouvoir magique. Aussitôt, cet univers ténébreux et ses peintures géantes disparurent et elle se retrouva dans la petite pièce sombre.
Elle soupira profondément, redescendit l’escalier en trébuchant. Ce n’est qu’après avoir terminé son thé noir froid abandonné dans la bibliothèque qu’elle reprit des forces.
Même si Dieu ne lui avait pas apporté de réponse, sa colère était tombée.
– « Isabella ne sait rien au sujet de Dieu, moi si. »
À travers la fenêtre, la sorcière regarda les silhouettes affairées sous la tour et la sensation de contrôle réapparut aussitôt. Deux cents ans d’expérience l’avaient amenée à croire qu’il n’existait rien dans ce monde qui vaille la peine, mais depuis qu’elle était Pape, Cléo réalisait qu’elle n’avait fait que gratter en surface. Elle était à présent face à un tout nouveau mystère que son immortalité allait lui donner l’opportunité de résoudre.
Au fond d’elle, Cléo était convaincue d’être l’élue de Dieu.
Si elle réussissait à l’approcher, cela valait la peine d’attendre 400 ans, voire des milliers d’années.