– « Ceci est une mitrailleuse lourde. Elle fonctionne avec les mêmes balles qu’un fusil à verrou. Vous pouvez donc prendre une balle dans cette poche et la tirer avec le nouveau fusil », dit le prince en tapotant la grosse mitraillette. » Son mécanisme étant beaucoup plus complexe que celui d’un fusil, il est inutile de vous en expliquer les détails. Je l’ai appelée la Mitrailleuse Lourde Mark I, et je vais vous montrer comment l’utiliser. »

Il s’assit derrière l’arme à feu et appuya sur la gâchette. Hache-de-Fer eut peine à comprendre ce qui se passa alors.

Tout à coup, des flammes jaillirent du museau et la forte circulation d’air causée par les coups de feu projeta la neige duveteuse dans l’air. La bande de balles semblait constamment tirée à l’intérieur de l’arme tandis que des douilles vides et chaudes étaient éjectées une à une de l’autre côté. En une seconde, le sol en était jonché.

Cette mitrailleuse était apparemment plus puissante que tout un escadron de tireurs. Elle ne marquait pas d’arrêt entre les coups de feu. Au lieu de viser les cibles, le Prince tirait en continu sur le sol devant lui. La neige, au point d’impact, était projetée dans l’air avant même que celle précédemment soulevée ne soit retombée ce qui fait que le sol ressemblait à la surface d’une marmite d’eau bouillante. La pluie de balles formait une sorte de filet mortel prêt à cribler quiconque tenterait de passer à travers.  

– « C’est incroyable », murmura le Chevalier en Chef.

Mais Carter n’était pas le seul à être étonné. Hache-de-Fer jeta un coup d’œil autour de lui : toutes les sorcières étaient stupéfaites à l’exception de Dame Rossignol, qui, restée aux côtés de Roland, semblait très calme. Cendres, la sorcière aux cheveux noirs et à l’épée géante, paraissait à la fois choquée, confuse et déconfite.

Hache-de-Fer ressentait la même chose. Grâce à ses compétences en matière de maniement du couteau et de tir à l’arc, il était devenu le chef des gardes du corps du clan Osha. Ces compétences, il les avait acquises et perfectionnées en s’entraînant régulièrement depuis l’enfance. Les guerriers comme lui, à la puissance et au talent exceptionnels, étaient très populaires parmi les chefs de clans de la région de l’extrême sud. Cependant, même le combattant le plus rapide et le plus fort du monde ne pourrait jamais échapper à ces balles qui fusaient à une vitesse qui échappait au regard. Chose extraordinaire, ce Mark I ne présentait même pas l’inconvénient d’exiger une pause pour le rechargement. Si la Première Armée était équipée de 20 mitrailleuses lourdes, les compétences de combat de l’ennemi acquises après plus de dix années de dur labeur auraient l’air d’une plaisanterie.

C’était évidemment difficile à accepter pour un combattant.

Heureusement, il avait trouvé une nouvelle voie.

Chloris se déplaçait rapidement à travers les épais sous-bois pour conduire les bêtes démoniaques qui avaient pénétré dans la Forêt aux Secrets vers les remparts.

À présent, elle contrôlait une zone presque aussi grande que la ville. C’était comme si les arbres et le feuillage étaient ses yeux et ses membres. Elle pouvait les faire pousser à volonté pour former une ligne de défense contre l’ennemi, cependant, Son Altesse lui avait recommandé de ne pas se risquer à combattre seule les bêtes démoniaques ou, et surtout, les éventuels Diables mais d’en informer l’armée. Si ceux-ci percevaient son existence et détruisaient toute la forêt, ce serait une lourde perte car la ville comptait à présent sur elle pour fournir des avertissements précoces. Par ailleurs, le fait qu’elle puisse organiser la forêt à son gré était un atout non négligeable.

Chloris ayant récupéré un terrain vague non loin de Border Town, avait prévu de faire pousser du Blé Doré sitôt les Mois des Démons terminés. Cette fois-ci, grâce au Cœur de la Forêt qui était pour elle une source de magie, le blé pousserait en continu et produirait suffisamment de grain pour tous les fermiers de la Région de l’Ouest.

Soudain, elle sentit un groupe de loups démoniaques hybrides à l’orée de la forêt.  

Chloris se retourna aussitôt vers ces envahisseurs et aperçut huit puissantes bêtes démoniaques qui s’enfonçaient dans les profondeurs de la forêt. Alors qu’elle s’apprêtait à envoyer un pigeon voyageur pour en informer la Première Armée et à les conduire jusqu’aux remparts, elle eut une étrange impression.

Ces bêtes n’avaient pas l’air aussi féroces que d’habitude. On aurait plutôt dit que quelque chose les poussait à fuir et même ses branches et ses plantes grimpantes n’y pouvaient rien.  

Les Diables seraient-ils de retour ?

Étonnée, Chloris fronça les sourcils. Elle était sur le point d’élargir son champ de vision lorsqu’elle sentit une légère chaleur sur sa tête.

Levant aussitôt les yeux, la sorcière aperçut des rayons de lumière dorés qui filtraient à travers les nuages, faisant scintiller les terres enneigées de la Région de l’Ouest.

– « Que dois-je faire pour celle-ci ? »  Demanda Tilly en désignant une équation trouvée dans un livre.

– « Eh bien… vous y introduisez l’équation quatre pour créer une nouvelle équation, ensuite vous déduisez et obtenez celle figurant dans le livre », expliqua Anna qui s’empressa de noter le processus de calcul sur un morceau de papier : « Voilà. »

– « Je vois », dit Tilly en frappant dans ses mains. « Si vous y introduisez cette variable, le résultat devrait être proche de 1. »

– « Impressionnant! Vous pouvez calculer de tête », souffla Anna, admirative.

– « C’est uniquement grâce à mes capacités. C’est vous qui êtes incroyable. Vous apprenez si vite le contenu des nouveaux manuels du Prince », répondit la Princesse en souriant.

Anna lui adressa un doux sourire que seule l’allusion faite à Roland pouvait faire naître sur son visage.

À chaque fois que Tilly en était témoin, elle ne pouvait s’empêcher de penser que jamais une jeune femme simple et honnête comme Anna ne serait tombée amoureuse d’un homme méchant.

« Roland doit être différent maintenant », se dit-elle.

Qu’il soit ou non le véritable prince Roland, la Princesse avait le sentiment qu’il ne ressemblait pas aux autres nobles. On aurait dit qu’il venait d’un autre monde. Dans le même temps, elle se sentait bien en sa présence et à mesure que le temps passait, appréciait de plus en plus son charisme bien particulier.  En regardant le ciel nuageux, Tilly en arrivait parfois à espérer que les Mois des Démons s’attardent afin de lui laisser le temps d’acquérir davantage de connaissances. De cette façon, elle pourrait enfin comprendre le nouveau Roland, même s’il se refusait à parler de lui.

Secouant la tête pour chasser ses pensées, Tilly allait passer à la question suivante lorsque soudain, à sa grande surprise, le livre s’éclaira.

Les deux sorcières tournèrent simultanément la tête vers la fenêtre. Des traces de lumière filtraient à travers le ciel neigeux et le soleil, qui depuis des mois ne s’était pas montré, bordait à présent les nuages ​​d’une lumière dorée. Les habitants qui se pressaient dans la ville avaient également perçu ces changements.  Bientôt, un nombre croissant de personnes affluèrent dans les rues en poussant des exclamations.

Stupéfaite, Tilly fixait le ciel, en proie à toutes sortes d’émotions.

Lorsqu’enfin les tirs prirent fin, les balles vides s’entassaient aux pieds du Prince. Le museau de l’arme était légèrement teinté de rouge et de la fumée blanche s’échappait du canon.  

Personne ne disait rien. On aurait même pu entendre tomber une épingle. Les mots étaient inutiles car l’expression figée de leurs visages parlait d’elle-même : tous étaient sous le choc.  

Incapable de contrôler son enthousiasme, Hache-de-Fer s’agenouilla comme l’aurait fait le Peuple des Sables.  

– « Le monde vous appartient, Votre Altesse. »

Il croyait fermement que sa nouvelle voie était de mener la Première Armée équipée d’armes à feu flambant neuves pour étendre le territoire de Son Altesse Roland.

Une main se tendit devant Hache-de-Fer.

Le prince le releva : il ne semblait pas aussi satisfait que l’avait espéré le guerrier. Il regarda la Chaîne des Montagnes Infranchissables et dit d’une voix profonde :

– « Nos véritables ennemis, ce sont les Diables. »

– « Quand bien même, je me battrai pour vous jusqu’à la mort. »

Avant que Hache-de-Fer n’ait pu exprimer le fond de sa pensée, un rayon de lumière éblouissant transperça le ciel nuageux et éclaira la terre. Les sorcières, étonnés, poussèrent des exclamations, quant à Roland, il leva les yeux et sourit.

Les rayons, de plus en plus nombreux, s’intensifièrent. Bientôt, ils furent presqu’incapables de regarder la lumière. Simultanément, les nuages ​​sombres se mirent à fondre silencieusement comme de la glace sous l’effet du feu. Le soleil réapparut dans le ciel.

Les Mois des Démons étaient terminés.