Roland se dirigea vers le sentier menant à la montagne du Versant Nord. Les remarques de Rossignol résonnaient toujours dans ses oreilles.

Soudain, il se dit :

– « C’est vrai, je ne suis plus cet homme ordinaire qui, de toute la journée, n’avait de contact qu’avec ses plans. Nous ne sommes plus dans le monde dans lequel je vivais. À présent, je suis Seigneur d’un grand territoire et il se peut même qu’un jour je devienne Roi. Aussi, si ma situation change, je ne peux plus rester aliéné à mes anciens concepts.

« Je dois simplement suivre mon cœur », se dit-il. « Si je bloque les choses simplement à cause de quelques principes insignifiants, je ne ferai que blesser davantage Anna et Rossignol. »

À cette pensée, Roland sentit son cœur libéré d’un poids. Il respira profondément et poussa la porte de la cour.

Ouvrir cette porte d’acier était comme ouvrir son cœur et aussitôt, un tout nouveau monde se dessina devant lui.

– « Oh… Voici Son Altesse! » S’écrièrent Colibri et Lucia qui accoururent pour le saluer.

– « Vous êtes venu », dit Anna avec un doux sourire.

Roland aperçut une légère marque rouge sur la peau blanche de son cou et ne put s’empêcher de repenser à l’épisode passionné de la nuit précédente. Cependant, puisqu’il avait pris sa décision, cela ne le dérangeait pas d’attendre encore un peu.

– « Avez-vous terminé le modèle ? »

– « Bien sûr », répondit Anna en lui faisant signe de la suivre. Tous deux sortirent de la cour et aperçurent un bateau en acier, flottant au milieu d’un étang entouré de neige. Le navire, qui mesurait environ un mètre de long sur vingt centimètres de large, avait l’air beaucoup plus fin que ces bateaux en béton peu maniables. La proue se terminait en pointe à la différence de la poupe qui était plate. Mais surtout, la coque était couverte de barres de soutien entrecroisées qui donnaient l’impression que des milliers de carrés avaient été assemblés.

– « C’est exactement ce que je voulais », s’exclama Roland.

Comparé aux navires de béton coulés dans des moules en acier, ce bateau, entièrement fait d’acier, était particulièrement délicat et ces barres qui se chevauchaient lui donnaient l’apparence d’une œuvre d’art. Il savait que chaque pièce de ce modèle avait été découpée avec le Feu Noir selon des proportions réduites et aucun raccord ne manquait. Dans le monde moderne, ce modèle vaudrait des dizaines de milliers de yuans.

– « Est-ce là le nouveau type de bateau que vous envisagez de construire ? »

– « Oui », acquiesça Roland. « C’est aussi le premier navire de guerre militaire de la ville. »

À l’origine, Roland envisageait d’utiliser des bateaux en béton pour en faire des canonnières navigant en eaux peu profondes mais il se dit que si les machines à vapeur ne fournissaient pas suffisamment de puissance, les bateaux seraient beaucoup trop lents. Ils ne transportaient pourtant que du personnel et du carburant, cependant la vitesse moyenne de la flotte au cours du voyage en direction de la Forteresse n’avait pas excédé huit à neuf kilomètres/heure. Si les bateaux devaient également transporter des Canons de Forteresse de 152 millimètres, de la poudre à canon et autres armes, leur vitesse pourrait tomber à cinq kilomètres (ou trois nœuds) à l’heure. Cela était dû au poids du béton, qui ne posait pas de problème dans le cas du transport de marchandises mais était un sérieux inconvénient pour un navire de guerre.  

Si, comme c’était encore le cas deux mois auparavant, la ville manquait d’acier, Roland aurait été contraint de s’y résoudre cependant, grâce à la Star de l’Acier, la quantité produite était à présent suffisante pour construire un véritable navire de guerre revêtu d’acier. Pour assembler les modules, Roland avait choisi la technique la plus simple qui consistait à souder des panneaux d’acier avec des poutres pour obtenir une grande structure courbe et assembler ensuite ces structures pour former le fond de la coque. Cette méthode dispensait d’avoir à construire la traditionnelle quille. Etant donné que l’ennemi ne possédait pas de canons, il ne se souciait pas des mesures de défense. Les côtés de la coque étaient presque entièrement faits de minces plaques d’acier, minimisant ainsi le coût et le poids mort.

En ce qui concerne la propulsion, Roland avait décidé d’utiliser la technologie de l’hélice au lieu d’une roue à aubes. La puissance venait toujours d’une machine à vapeur qui faisait tourner les deux hélices grâce à un système d’engrenages. Dans le plan qu’il avait remis à Anna, il avait prévu la place pour une machine à vapeur à triple expansion. En effet, lorsque la fabrication en série des navires en acier aurait commencé, le Prince envisageait d’inventer un nouveau type de machine à vapeur mieux adapté.

De retour à l’arrière-cour, Anna commença à découper la première plaque d’acier.

Le Feu Noir, telle une règle d’une extrême précision, découpa un épais bloc d’acier en sept plaques minces d’une épaisseur d’exactement cinq millimètres chacune.

Puis on passa à la soudure. Colibri réduisit le poids des poutrelles d’acier et les plaça entre deux plaques. Anna transforma son Feu Noir en un fil extrêmement mince qui se mit à “coudre” ensemble les trois composants. Cette technique différait totalement de celle qu’elle utilisait généralement pour souder. Le Feu Noir, en chauffant l’acier de l’intérieur, permettait au métal liquide de remplir tous les interstices. L’opération terminée, la poutrelle avait diminué d’environ un millimètre, preuve que le fond avait fondu et remplit tout l’espace entre les deux plaques.

Des poutrelles d’acier placées en croix pouvaient soutenir quatre plaques et en réunissant plusieurs croix, on obtenait un module pour une sorte de caisson creux. Ces modules furent ensuite allégés par Colibri et transportées jusqu’à la rivière Redwater où ils devaient être assemblés.  

Durant tout ce temps, Roland ne quitta pas des yeux la silhouette d’Anna tandis qu’elle travaillait. Ses cheveux blonds qui se balançaient au rythme de ses mouvements, évoquaient la danse d’un elfe sur une neige d’un blanc pur.   

Dans l’après-midi, Roland fit la connaissance d’Assia, la toute nouvelle sorcière.

Le fait qu’elle soit dans son bureau signifiait qu’elle avait passé avec succès le contrôle de Rossignol. Wendy ayant déjà noté tous les détails concernant sa capacité, le Prince n’avait pas besoin de procéder à d’autres tests. Il posa immédiatement le contrat devant elle.

Assia prit maladroitement la plume dans ses doigts et au bout d’un moment, le visage rouge de honte, lui dit :

– « Je… Je ne sais pas écrire. »

– « Ce n’est rien », répondit Roland en souriant. « Vous pouvez également signer avec votre empreinte digitale. »

Elle pressa soigneusement son pouce plein d’encre sur le parchemin.

– « Est-ce tout ? »

– « Oui », répondit Roland en roulant le contrat. « Wendy m’a décrit votre situation en détails. Même si vous avez signé le contrat, vous n’êtes pas obligée de vivre au château. Vous n’aurez qu’à venir tous les jours pour vous entraîner et assister aux cours. Wendy vous a-t-elle parlé des caractéristiques du pouvoir magique ? »

« Oui votre Altesse », répondit Assia, beaucoup plus détendue depuis qu’elle savait qu’elle ne serait pas forcée de vivre au château. « Dame Wendy m’a expliqué que si je ne libérais pas chaque jour le pouvoir magique qui s’accumule, je serais en grand danger lors du Jour Anniversaire de mon Éveil. »

– « C’est vrai, c’est pourquoi vous devrez beaucoup pratiquer. Je suis certain qu’elle vous apprendra à contrôler avec précision votre pouvoir et vous expliquera son lien avec votre capacité. » Roland s’abstint de la reprendre sur ses expressions honorifiques dans la mesure où il était préférable qu’une débutante se montre un peu respectueuse. « S’il y a quoi que ce soit que vous ne comprenez pas, vous pouvez vous adresser à n’importe quel membre de l’Association des Sorcières. »

– « Je comprends, Votre Altesse », dit-elle en baissant la tête.  « Mais… croyez-vous que cette capacité soit complètement inutile ? J’ai posé la question à Dame Wendy qui m’a répondu que seule Votre Altesse pourrait me répondre à ce sujet. »

– « Bien sûr que non », répondit Roland en souriant. « Vous avez la capacité d’un détective, aussi vous me serez très utile dans ma lutte contre le crime. »

– « Un détective ? » Répéta la jeune fille, visiblement confuse.  

– « Ne vous inquiétez pas, vous n’allez pas tarder à comprendre. »

Il appela Rossignol qui sortit de sa brume :

– « À compter d’aujourd’hui, cette sorcière sera votre superviseur. »