Il y avait déjà deux semaines que René Medde était piégé dans les soubassements du manoir des Elk.

Il pensait pouvoir arrêter Jacques, mais contre toute attente, son frère aîné l’avait devancé.

– « Voici votre déjeuner, j’espère que vous l’apprécierez », dit Sean, l’intendant au visage oblong, en entrant dans sa cellule, une assiette à la main.

La nourriture était collante, on aurait dit un mélange de flocons d’avoine et de légumes. Quant à la portion, elle n’était pas plus grande que la paume.  

– « Qu’est-ce que vous attendez pour me délivrer, imbécile! », dit René en jetant l’assiette sur le sol. Il s’agrippa aux barreaux de la cellule il cria : « Jacques est stupide, il n’a aucune idée de ce qu’il fait! Il n’est pas trop tard pour me laisser sortir! »

À regret, l’intendant secoua la tête, prit un mouchoir et nettoya ses souliers sales.

– « Si j’étais vous, j’aurais mangé plutôt que de gaspiller ces aliments. Le Comte m’a ordonné de vous apporter un repas par jour durant toute cette semaine afin que vous préserviez vos forces. »

– « Bon sang, vous n’avez pas entendu ce que je viens de dire ? » Explosa René. «  Cela n’a rien à voir avec le repas. Si je n’arrête pas Jacques, il détruira la famille Elk.  Pour l’amour de mon père, ouvre cette cage! »

Visiblement ému par ces derniers mots, l’intendant, qui était sur le point de partir, s’arrêta :

– « Votre père ? Je pense que s’il était encore de ce monde, il vous aurait chassé de cette maison. Il se retourna et posa sur René un regard impassible. « Maître, vous semblez avoir oublié que c’est Roland Wimbledon qui a tué le Comte de la famille Elk. Quant à la famille Chèvrefeuille, non seulement elle est passée du côté du Prince mais elle l’a également aidé à se débarrasser des quatre familles. Votre frère aîné tente actuellement de corriger cette erreur, mais vous, vous êtes mort de peur… Comment voulez-vous que l’on vous considère comme un chevalier qualifié ?

– « Ce n’est pas à vous d’en juger », répondit René, en colère. « Ces trois dernières années, pendant que j’étais sur la ligne de défense d’Hermès en train de combattre les bêtes démoniaques, Jacques était à la Cité du Roi, occupé à boire du vin et à prendre du bon temps avec des femmes. Pensez-vous que c’est par bravoure qu’il a décidé d’attaquer la Famille Chèvrefeuille ? Ne soyez pas ridicule! Cet homme est  aveuglé par le profit! »

Sean soupira :

– « Même si vous êtes le frère cadet de Monseigneur Jacques, vous devriez lui montrer un peu de respect. Il est Comte et c’est également le chef de la Famille Elk. »

Sur ce, l’intendant tourna le dos à René et prit les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée.  La porte fermée, le silence retomba sur la cellule.

– « Bon sang! » s’exclama le jeune Elk en frappant de toutes ses forces son poing sur le sol.

Depuis le début de l’hiver, Jacques s’était mis à rendre des visites plus fréquentes aux autres familles. Au début, René n’y avait guère prêté attention. Il n’avait pas d’intérêt à s’immiscer dans les affaires familiales. En outre, lorsqu’il avait été fait prisonnier par le Prince, Jacques avait refusé de payer la rançon. Petrov avait été le seul à lui tendre la main et à le faire sortir de prison. Depuis lors, la relation entre les deux frères était glaciale. Malgré tout, René n’avait pas l’intention de se battre avec son frère pour savoir qui serait le chef de famille. Ayant entendu parler de la construction de Border Town, il envisageait même de s’y rendre et de devenir officiellement Chevalier de la garde du Prince. Mais des évènements était venus bouleverser ses projets. Au cours d’une fête privée donnée au manoir des Elk, René surprit une conversation et apprit que les quatre familles avaient l’intention de s’unir et de se battre contre la Forteresse.

La nuit suivante, René se précipita dans le bureau de Jacques pour lui parler en tête à tête mais ce dernier, mécontent, le jeta dehors. Ayant réfléchi toute la nuit, il décida d’en informer Petrov et d’ordonner à sa patrouille d’arrêter son frère. Mais contre toute attente, ce dernier fit mettre une drogue dans son petit déjeuner et lorsqu’il se réveilla, René était en prison.

Depuis lors, malgré ses cris et ses menaces, il n’avait pas encore eu l’occasion de parler à Jacques. Chaque jour, il ne pouvait juger de l’heure qu’en regardant la lumière qui filtrait à travers une lucarne dans un coin du sous-sol et ne voyait personne à l’exception de l’intendant personnel de son frère.

Un long grognement en provenance de son estomac lui rappela qu’il avait faim.

René jeta un coup d’œil à la nourriture éparpillée sur le sol puis se détourna et s’allongea sur le tas de paille.

– « Je ferais mieux de dormir… comme ça je n’aurai plus faim. »  

Mais au moment même où il fermait les yeux, il entendit des pas résonner dans les soubassements.  

– « Serait-ce… Jacques ? »

Il se releva d’un bond et se précipita vers les barreaux. À la faible lumière qui filtrait de la lucarne, il aperçut une mince silhouette de petite taille. Ce ne pouvait pas être l’arrogant Comte.  

– « Tout va bien, mon frère ? », demanda la personne en arrivant devant la cellule.

C’était Aurélia, sa sœur cadette.

– « Comment êtes-vous entrée ? »

– « Jacques n’était pas là, et ces serviteurs n’ont pas pu m’en empêcher », répondit Aurélia. Elle regarda le gruau sur le sol et s’exclama : « Est-cela tout ce qu’ils vous servent ? C’est scandaleux! Attendez un instant, je vais demander aux cuisines de vous préparer quelque chose. »

– « Jacques n’est pas à la maison ? » Demanda René, soudain attristé par ce que sa sœur venait de dire. Il en avait presque oublié sa faim. « Où est-il allé ? »

– « Je n’en ai aucune idée… Voilà deux jours qu’il est parti », répondit Aurélia. « Il a emmené avec lui la plupart des gardes du manoir. Sans cela, je ne serais pas ici. »

« Bon sang! » Pensa René, désappointé. « S’il y a déjà deux jours qu’il est parti, cela fera trois jours aujourd’hui. Même si je sortais maintenant, je crains qu’il ne soit trop tard. »

– « Mon frère, j’ai entendu dire que Jacques tentait de nuire à la famille Chèvrefeuille. Est-ce vrai ? » Demanda Aurélia, visiblement inquiète. « Monseigneur Petrov va-t-il s’en sortir ? »

« Bon… Aurélia a toujours eu un faible pour Petrov Hull. J’ai déjà essayé de les réunir, mais il semblerait que mon ami Petrov ait quelqu’un d’autre en tête. À présent, il n’y a plus rien à faire. » René, qui se sentait faible, s’appuya contre les barreaux et s’assit. Il connaissait parfaitement son frère. « Jacques ne fera preuve d’aucune pitié pour la famille Hull. Le Prince Roland sera sans doute très en colère et s’en prendra à toute la Région de l’Ouest. »

« Jacques  a passé trop  de temps à la  Cité du Roi. Il ne sait pas dans quoi il s’est embarqué … »

René ferma les yeux. Il ne put s’empêcher de repenser au jour où, avec son armée, il avait attaqué Border Town. Il voyait encore les flammes jaillir et entendait le tonnerre gronder sans répit. On aurait dit que les Chevaliers des premières lignes se heurtaient à un mur invisible.  Leurs compétences, acquises après des années d’entraînement et le courage de se battre pour l’honneur ne servaient plus à rien face aux puissantes armes de leurs ennemis.

À partir de ce jour, René avait renoncé à combattre le Prince.

Nul n’était en mesure de vaincre ses troupes. Du moins, pas un être humain.

« Mais quand le prince Roland apprendra ce qui se passe à la Forteresse et décidera de balayer cette zone, à quoi cela servira-t-il à la famille Elk d’avoir gagné davantage de profits ? Cette fois… le Prince ne laissera certainement pas filer les quatre familles. »

– « Qu’est-ce qui ne va pas, mon frère ? » Demanda Aurélia.

Elle tenta de le secouer, mais il ne bougea pas :

– « La famille Elk est fichue. »

Au même moment, des rugissements indistincts se firent entendre à travers l’épais plafond et le sol trembla légèrement. On aurait dit que quelque chose avait heurté le manoir.  

« Serait-ce ce que je crois ? » René se retourna et vit la même expression de surprise sur le visage de sa sœur.

C’est alors qu’un autre grondement retentit, plus clair cette fois, suivi d’une série de bruits. René entendit les cris des serviteurs paniqués au-dessus de sa tête.

« S’agirait-il de… l’armée du Prince Roland ? » René était stupéfait : « Comment est-ce possible ? »

– « Que se passe-t-il ? » Demanda Aurélia en se relevant : « Je vais voir. »

– « Ne faites pas ça », dit René en lui prenant la main. « N’y allez pas. »

– « Comment ? »

– « Écoutez-moi… » Dit péniblement René. Il déglutit et ajouta : « Dehors, il y a peut-être du danger. »

Bientôt, les rugissements cessèrent.  Quelques minutes plus tard, un peloton envahissait les soubassements. Les soldats en uniforme brun portaient d’étranges armes à long manche. Au premier coup d’œil, René sut qu’il s’agissait des troupes du prince Roland.

Il se sentit désemparé. Il s’attendait à des représailles, mais pas si vite!

« À moins qu’il ne s’agisse d’une mise en scène montée de toutes pièces par le Prince en personne ? »

– « Qui êtes-vous ? Comment osez-vous pénétrer ainsi chez le Comte ? » Demanda Aurélia.

Un homme grand et fort sortit du peloton. Avec son visage anguleux et son regard glacial, il semblait venir d’un monde différent.

– « Êtes-vous le Chevalier René Medde, fils cadet de la famille Elk », demanda l’homme.

– « Puisque vous savez qui il est, vous devriez vous retirer », dit Aurélia.

Sa voix tremblait un peu, cependant, elle restait devant les barreaux.

– « Je suis René, en effet. Ne lui faites pas de mal! Elle est innocente! »

René pensait que quelque chose d’insoutenable allait se produire. Cependant, le soldat  ignora totalement Aurélia.

– « Je suis Hache-de-Fer, Commandant de la Première Armée. Son Altesse Roland m’a spécifiquement ordonné de vous retrouver », dit-il au chevalier, stupéfait : « Il m’a également demandé de vous dire que  M. Petrov désire vous voir. »