Quelque part au nord de la Forteresse de Longsong, dans la région de l’Ouest du Royaume de Graycastle.
Assis près de la cheminée, Sir Eltek réfléchissait.
Depuis son départ, la veille au soir, Miso ne s’était pas manifesté. À présent, c’était le matin : il allait revenir.
Sir Eltek ressentait un profond malaise.
Miso était très proche des grandes familles de la Région de l’Ouest. En tant que représentants du Prince à la Forteresse, la famille Chèvrefeuille avait annoncé l’intention de Son Altesse d’unifier toute la région. Les territoires adopteraient une seule et même loi et les nobles se verraient reprendre leurs droits féodaux. Cela signifiait qu’ils ne pourraient plus gérer d’aristocrates subalternes ni recruter de chevaliers.
Mais pour les nobles de rang inférieur, comme les Elteks, non seulement il n’y aurait que peu d’impact mais ils bénéficieraient de nombreux avantages. Selon la rumeur, quiconque se montrerait loyal envers Son Altesse gagnerait sa faveur. À l’heure actuelle, les plus fiables étaient les aristocrates de moindre influence : ceux-ci seraient déterminants pour le succès ou l’échec du plan de réforme de Son Altesse.
Par conséquent, le plus intelligent était d’attendre et d’observer.
Mais Miso Eltek ne partageait pas cette philosophie.
– « Monseigneur, les gens que vous avez envoyés à la recherche du second maître sont de retour », annonça l’intendant en poussant la porte du bureau.
– « L’ont-ils retrouvé ? »
– « Non », répondit l’intendant en secouant la tête. « Ils ont fouillé les tavernes, les casinos, les théâtres et les maisons closes, mais en vain. »
Eltek était de plus en plus anxieux. Il avait envoyé deux compagnies à la recherche de Miso. La première s’était rendue chez les nobles de rang inférieur qui vivaient à proximité. La plupart de ces nobles, qui étaient des vassaux au service du Duc Ryan, avaient conservé un statut comparable à celui de la famille du Duc. Miso s’y rendait souvent à l’occasion de fêtes ou de dîners.
Le second groupe avait exploré les lieux de divertissement où les jeunes nobles aimaient se rendre.
En les voyant revenir les mains vides, le sentiment de terreur du chevalier s’intensifia.
Il se dirigea vers la fenêtre et regardant en direction de l’Est, là où s’étendaient les terres de la famille Elk. C’était le plus grand Comté de la région de l’Ouest. Depuis la chute du Duc Ryan, Petrov, de la famille Chèvrefeuille, avait complètement basculé du côté du Prince Roland. Quant à la famille Elk, elle avait pris les devants pour devenir la principale puissance d’opposition au Prince.
« Bon sang, Miso est parti là-bas… »
Soudain, un domestique surgit dans le bureau, essoufflé :
– « Monseigneur, le jeune maître est de retour! Il est en train de se changer dans le hall. Il semblerait qu’il s’apprête à repartir. »
– « Comment ?! »
Le chevalier saisit immédiatement sa canne et se précipita au rez-de-chaussée sans tenir compte des recommandations de l’intendant.
Lorsque Sir Eltek entra dans le hall, sa colère redoubla. Miso avait troqué son épais manteau contre une fine veste de cuir souple. Devant lui se trouvait une armure brillante de chevalier et deux écuyers terminaient les préparatifs.
– « Où étiez-vous passé ?! », s’écria le vieux chevalier. « Et que comptez-vous faire à présent ? »
– « Père, notre chance est là », répondit Miso tout excité. « Notre chance de devenir Baron, peut-être même Vicomte! »
Sir Eltek sentit sa pression sanguine augmenter :
– « De qui tenez-vous cela ? »
– « De Jacques Medde. Il vient d’apporter une ordonnance confidentielle du Roi! »
Le cœur de Sir Eltek lui manqua. Il fit deux pas en arrière. Jacques Medde était le fils aîné de la famille Elk. Il n’avait que faire qu’il s’agisse de Timothy car chacun savait que ce dernier voulait à tout prix éliminer Roland Wimbledon.
Son pire cauchemar devenait réalité et la situation était encore plus grave qu’il ne l’avait imaginé.
– « Qu’a-t-il dit exactement ? »
– « Le Seigneur Medde a convoqué la noblesse de la Région Occidentale dans son château et a ouvert la lettre manuscrite de Sa Majesté. Celle-ci disait que si quelqu’un réussissait à conquérir la Forteresse de Longsong, il obtiendrait du Roi un titre supérieur et son domaine serait élargi », dit Miso qui, visiblement, revivait l’évènement. « Dame Mélanie, de la famille Eglantines, le Seigneur Calvin, de la famille Érable et Lord Remy Noah, de la famille Wolf ont tous apposé leurs empreintes digitales et, sans hésiter, ont prêté serment d’allégeance. Toute la noblesse et les chevaliers sont déterminés à suivre les quatre familles et à renverser le clan Chèvrefeuille. »
– « C’est ridicule! Comment les quatre familles ont pu prendre une telle décision en ne se fiant qu’à une feuille de papier ? » Gémit le Chevalier. « Auraient-ils déjà oublié comment ils considéraient le roi Wimbledon III à l’époque où le duc Ryan régnait sur la région de l’Ouest ? Depuis quand sont-ils devenus si loyaux ? »
La seule explication était qu’il s’agissait d’un coup monté destiné à convaincre les nobles de rang inférieur de devenir les pionniers d’un mouvement. Le plan étant supposé commencer dans quelques mois, les quatre familles auraient tout le temps de s’entendre sur les avantages liés à leur succès.
Sir Eltek aurait voulu parler, mais s’abstint. Il s’agissait de Miso, non de Ferlin, son fils aîné. Discuter ne servirait à rien.
– « Où comptez-vous aller avec cette armure ? », demanda le vieux Chevalier après un court silence.
– « Gagner l’honneur et le statut », répondit Miso, revêtu de sa cuirasse d’acier. « Lumière du Matin, le meilleur chevalier de la région de l’Ouest, ne cherchait les honneur que pour sa personne. Moi, je me bats pour ma famille. Père, lorsque tout ceci sera terminé, vous saurez que je mérite le respect au même titre que mon frère. »
« Vos attentes ne se réaliseront que si Timothy triomphe du Prince Roland. Mais son armée est encore loin tandis que celle du Prince est à nos portes », pensait le vieux chevalier.
– « Vous avez déjà oublié la chute du Duc Ryan ? » Murmura Sir Eltek.
– « Les choses sont différentes cette fois : le Roi nous envoie quelques armes à poudre de neige, les mêmes que celles utilisées par le Prince. Il en fournira de meilleures à Medde. Si Roland ne possède pas d’armes supérieures, comment pourrait-il conserver la Forteresse ? » Dit Miso en fixant son épée à sa taille. « La bataille est pour bientôt. Attendez-moi ici, je vous apporterai de bonnes nouvelles. »
Sir Eltek le regarda partir et laissa tomber sa canne sur le sol.
– « Monseigneur, pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ? » Demanda l’intendant en se précipitant pour soutenir le Chevalier tout tremblant.
– « J’aurais pu le faire, cependant la famille aurait subi une grande calamité », répondit-il lentement. « Imaginez qu’un noble, qui a assisté à cette réunion portant sur la rébellion ne se présente pas à l’endroit convenu. Que penseraient les quatre familles ? Un crime d’évasion ou de désertion pourrait mener toute la famille Eltek à la mort. »
– « Regardez le bon côté des choses : et si les quatre familles gagnaient ? » Dit l’intendant pour le réconforter. « Les Mois des Démons sont longs et il faudra encore deux, voire trois mois pour que la neige fonde. Lorsque l’armée du Prince Roland arrivera, celle du Roi aura peut-être déjà assiégé la région. »
Autrefois, il aurait peut-être pu penser ainsi, mais depuis que le Chevalier s’était rendu à Border Town, il ne voyait plus du tout le Prince de la même manière. De plus, c’était là que vivaient Ferlin, son fils aîné, et Dame Ayesha, la bienfaitrice de la famille.
Il se tourna vers son intendant et d’un ton autoritaire, ordonna :
– « Allez immédiatement porter l’information à Son Altesse, à Border Town. Si jamais la porte de la ville est fermée, allez trouver les marins ou les pêcheurs sur les quais. Faites comme bon vous semblera, mais faites-le vite! »