En descendant les escaliers jusqu’au bas de l’église, Tayfun ressentit un froid inexplicable.

Dans ces soubassements étrangement silencieux se trouvait le noyau secret de l’Eglise :  le château souterrain d’Hermès.

C’était la première fois que l’Evêque y accédait.

« Etes-vous certaine que c’est bien ici que Sa Sainteté Mayne désire me rencontrer ? »

Selon la convention, seul l’Archevêque pressenti pour succéder au Pape était autorisé à pénétrer dans la Zone Secrète. Or il était bien trop vieux pour être le successeur de Mayne.

– « Vous avez servi l’Eglise durant des années et avez travaillé avec Sa Sainteté. Il vous fait profondément confiance », répondit Isabella. « De même, les règles du passé ne s’appliquent pas en temps de guerre comme ceux que nous traversons actuellement. La volonté de Dieu ne doit pas rester cachée sous terre mais au contraire guider les croyants perdus et nous conduire à affronter notre dernier défi. »

– « Est-ce là… l’idée de Sa Sainteté ? »

– « Tout à fait », répondit-elle doucement.

En arrivant dans la Zone Secrète, ils furent aussitôt accueillis par deux Juges :

– « Monseigneur l’Evêque, Sa Sainteté teste actuellement les Pierres Magiques, aussi, si vous portez une Pierre du Châtiment Divin, s’il vous plaît, confiez-la moi, elle pourrait affecter le pouvoir magique des pierres. »

Tayfun acquiesça et remit plusieurs pierres au soldat.

– « Sa Sainteté est ici, suivez-moi je vous prie. »

Isabella emprunta un long couloir et arrivée au bout, poussa la porte métallique. Les charnières grincèrent et Tayfun aperçut une autre Purifiée. Elle portait un masque et, telle un fantôme, se tenait devant l’entrée. À travers la mousseline de soie noire qui recouvrait son corps, on pouvait apercevoir sa peau blanche. Elle ne portait rien d’autre. Mais le plus frappant chez cette sorcière était ses yeux d’un gris terne, très différents de ceux des gens ordinaires. Pour peu qu’il les fixe trop longtemps, l’Evêque avait l’impression d’y voir des tourbillons prêts à l’aspirer.

Inconsciemment, Tayfun baissa la tête.

Alors seulement il remarqua qu’elle était pieds nus. Ses orteils étaient couverts de taches rouge.

L’archevêque se rappela les paroles d’Isabella : « les sorcières sont complètement différentes des femmes ordinaires. »

« Bon sang! Toutes ces sorcières sont-elles des esprits démoniaques ? »

Les pieds délicats s’éloignèrent rapidement et Tayfun entendit la voix d’Isabella.

– « Monseigneur ? »

Tayfun chassa ses pensées et entra.

La pièce n’était pas grande et les torches de colophane qui brûlaient, accrochées aux murs, ne dégageaient pas leur habituelle odeur douceâtre.

Assises autour d’une table, quatre Purifiées manipulaient une pierre transparente. Près d’elle se tenait le pape en fonction,  Sa Sainteté Mayne.

Tayfun était sur le point de s’agenouiller respectueusement lorsque Mayne lui saisit le bras.

– « Il n’y a pas d’étranger ici, toutes ces conventions sont donc inutiles », dit-il en souriant. « Nous nous connaissons depuis longtemps, Seigneur Tayfun. »

En deux mois, le front de Mayne avait pris des rides et quelques fils d’argent parsemaient ses cheveux, mais le ton de sa voix n’avait pas changé.   

– « Vous ne pouvez me demander ça… », dit Tayfun qui sentait une chaleur l’envahir.  « Même s’il n’y a pas de croyants ici, je me dois de suivre les règles de l’Eglise. »

« Les règles, c’est moi qui les fais », répondit le Pape avec un sourire nonchalant. « Quoi qu’il en soit… comment vont les choses là-haut ? Au départ, je comptais sur Isabella pour me donner des nouvelles mais puisque vous êtes ici, vous pouvez me faire un compte rendu. »

– « Bien sûr, Votre Sainteté », acquiesça Tayfun.  

Après lui avoir résumé la situation actuelle de l’Eglise, il aborda la question de l’ordre qu’Isabella avait évoqué plus tôt. « Toutes les ressources que nous avons mobilisées jusqu’ici visaient le Royaume de l’Aube. Il va nous falloir beaucoup d’efforts pour modifier notre cible… Puis-je vous demander pourquoi vous avez soudain décidé que nous attaquerions d’abord le Royaume de Graycastle ? »

– « C’est précisément pour cette raison que je vous ai convoqué », répondit Mayne. « La pilule qui rend fou et l’Ordonnance Royale portant sur le choix du Prince Héritier ont donné les résultats escomptés : le Royaume de Graycastle montre des signes de déclin alors que le Royaume de l’Aube est dans une situation de chaos pire encore. Tous deux finiront par tomber, aussi, peu importe l’ordre d’attaque. »  

– « Je suis d’accord, cependant Graycastle est encore un ennemi redoutable. »

– « Deux raisons m’ont poussé à changer notre plan d’attaque », répondit lentement le Pape en croisant les mains derrière son dos. « La première est justement celle qui vous inquiète : Le Royaume de Graycastle est vaste et riche en ressources. C’est un adversaire à haut risque mais aussi à haut rendement. Si nous parvenons à annexer d’abord ce territoire à l’Église nous en tirerons davantage de bénéfices qu’avec le Royaume de l’Aube. Si nous avions encore dix ans devant nous,  je me serais certainement conformé au plan du Seigneur O’Brien, mais nous n’avons plus le temps. Le fait que les Bêtes Terrifiantes des Enfers se soient manifestés, signifie que la Lune Ensanglantée risque d’apparaître bien plus tôt que le Livre Saint ne le laissait supposer. En de telles circonstances, il vaut la peine de prendre quelques risques et de faire davantage de sacrifices. »

Tayfun hocha légèrement la tête. « C’est en effet une raison valable, mais le problème est… que cette façon d’agir ne ressemble guère à Mayne. »

– « La seconde raison est… ? »

– « Roland Wimbledon,  de la Région de l’Ouest », répondit fermement le Pape.

– « Vous voulez dire le Prince Roland du Royaume de Graycastle ? » Demanda Tayfun, stupéfait.  

– « En combinant les rapports de l’année dernière, j’ai découvert quelque chose d’incroyable », répondit Mayne en tapotant l’épaule de l’Evêque. « À chaque fois que l’Eglise et le royaume de Graycastle ont tenté de l’attaquer, ils ont échoué. Le premier échec remonte à l’offensive lancée par le Duc de la Région de l’Ouest. Que possédait le prince à l’époque ? Rien qu’une toute petite ville délabrée. Les étrangers sont d’avis que s’il a triomphé des chevaliers du Duc, c’est en pactisant avec le Diable. Cependant,  nous savons tous qu’hormis les Extraordinaires, quelques sorcières ne feraient pas le poids contre des chevaliers équipés de Pierres du Châtiment Divin. »

« De plus, les rapports sont de plus en plus confus, comme cette lettre secrète reçue il y a deux mois, nous informant la défaite immédiate du Roi Timothy qui avait pourtant envoyé 2.000 soldats drogués attaquer la Région de l’Ouest. Que pensez-vous que cela signifie ? »

Tayfun haletait :

– « 2.000 soldats drogués! C’est une armée considérable, même pour Hermès! »

– « Si vous les lisez séparément, ces messages peuvent sembler normaux, mais si vous les recoupez, ils sont particulièrement surprenants. Roland Wimbledon n’a jamais perdu une seule bataille! » Dit le Pape. « De plus, nos rapports montrent que son pouvoir s’accroît à un rythme inquiétant. De toute évidence, il se prépare à s’étendre. Si nous attendons une année de plus, la totalité du Royaume de Graycastle pourrait bien tomber entre ses mains. Il sera d’autant plus difficile de tenter de le vaincre. »  Il marqua une pause et se tourna vers Tayfun : « Il y a de nombreuses choses à régler dans la Zone Secrète aussi et je n’ai pas le temps de m’occuper des opérations ni du développement des niveaux supérieurs de l’Eglise, c’est pourquoi je vous les confie. »

L’Archevêque parti,  l’aspect de la pièce changea.

Les torches sur le mur, les Purifiées qui étudiaient les Pierres Magiques et la table de pierre disparurent. Progressivement, la silhouette du Pape s’estompa elle aussi. Il ne restait plus dans la salle qu’Isabella, Cléo et la femme en noir.

– « Si vous n’en aviez pas parlé, je n’aurais jamais su que le prince Roland du Royaume de Graycastle était si intéressant », dit Isabella. « Pourquoi ai-je le sentiment qu’il est plus susceptible de venir à bout des Diables que l’Eglise ? »

– « Que voulez-vous dire? » Demanda la femme en noir en fronçant les sourcils : « Auriez-vous l’intention de trahir l’Eglise ? »

– « Trahir ? Quel affreux mot pour décrire les choses! » Isabella haussa les épaules : « Le but de l’Eglise n’est-il pas d’assurer la survie de l’humanité lors de la Bataille de la Volonté Divine ? Si quelqu’un d’autre en est capable, je ne me soucierai pas de savoir qui je sers. »

– « Vous…! »

– « Cessez de vous chamailler », dit Cléo. « Isabella n’a pas tort : ​​dans cette soi-disant Bataille de la Volonté Divine, seul le vainqueur sera béni de Dieu. »  Elle jeta un regard inexpressif aux deux sorcières : « Quant à savoir qui, de L’union ou d’un Prince de Graycastle, est digne de l’approbation de Dieu, je pense que cette guerre nous apportera la réponse. »