Après le départ d’Otto Luoxi, Rossignol s’approcha de Roland.
– « Ce qu’il a dit n’était pas tout à fait vrai, en particulier en ce qui concerne ce qu’il a fait avant de venir à Border Town. »
– « Je n’en suis pas surpris. Avant de venir dans la région de l’Ouest, il s’est certainement rendu à la Cité du Roi pour négocier avec Timothy. » Roland sourit. « C’aurait été très étrange qu’il vienne directement me trouver : un diplomate couvre toujours ses enjeux… Si j’étais lui, je ne mettrais pas tous mes œufs dans le même panier moi non plus. »
– « Vous voulez dire qu’il se pourrait qu’ils ne se rangent pas de notre côté ? »
– « Au moins, ils ne se presseront pas pour prendre leur décision. » Il saisit la bouilloire et se versa une tasse de thé. « Lorsque le Roi de l’Aube prendra connaissance de ces informations, combien parmi elles pensez-vous qu’il croira ? »
Rossignol réfléchit un moment :
– « Je n’en ai aucune idée. »
– « Moi non plus », répondit Roland tandis que la sorcière lui pinçait l’épaule pour lui signifier qu’il ne disait pas la vérité. « Une chose est évidente cependant : Si le Roi de l’Aube se tourne vers nous, ce ne sera certainement pas à cause de ces renseignements. Même si cela semble terrifiant, ces faits ne se produiront que dans quelques années. Nous ne sommes pas en mesure de lui en donner la date exacte. La menace de l’Eglise, par contre, est juste sous son nez. Étant donné qu’il se peut que celle-ci attaque au printemps prochain, il est plus susceptible de rester là à nous regarder nous battre Timothy et moi jusqu’à ce que l’un de nous gagne. S’il est suffisamment malin, il s’arrangera pour être en bons termes avec nos deux camps en vue d’avantages futurs. »
Ce genre de pratique était monnaie courante chez les politiciens. Surtout lorsqu’il s’agissait de guerres, qui généralement, s’avéraient très rentables. S’il n’y avait pas la menace des Diables, Roland aurait été ravi de se joindre à ce jeu, de tendre un piège à son adversaire et d’en tirer quelques bénéfices. Mais pour le moment, il n’était pas d’humeur à jouer à ce jeu diplomatique. L’année suivante, Border Town allait devoir lancer une offensive et stabiliser la situation. Une tempête se préparait et ceux dont la vision était étroite et qui ne voyaient que les intérêts à court terme n’auraient aucun avenir.
– « Avons-nous bien fait de leur donner toutes ces informations ? » Demanda Rossignol, dubitative.
– « Le Royaume de l’Aube n’est pas notre véritable ennemi. J’ignore si les nobles, là-bas, croiront l’histoire des Diables mais ils vont certainement se passer le mot au sujet des ambitions de l’Eglise, ce qui affaiblira celle-ci dans ses décisions », expliqua Roland. « Sans le soutien du peuple, l’Eglise ne sera pas en mesure d’utiliser si facilement les ressources du royaume. »
Lorsque le Prince l’avait annoncé à Otto, il n’avait mentionné que les Diables, se gardant bien de lui parler du Royaume des Sorcières et deux Batailles de la Volonté Divine.
Le premier sujet était encore plus incroyable que l’existence des Diables et sa révélation pourrait entraîner des effets indésirables. Il était tout à fait envisageable que ce Royaume des Sorcières soit délibérément interprété comme une ײconspiration de sorcièresײ en raison de l’hostilité générale des gens à leur égard.
Quant au second sujet, il pourrait ébranler la confiance des gens dans la lutte contre les Diables. Si les deux premières batailles étaient un échec, quelles chances avaient-ils de gagner cette fois-ci ?
Quoi qu’il en soit, le Prince lui avait laissé entendre que les deux royaumes devaient s’unir pour combattre les Diables. Le reste dépendrait de la réponse du Royaume de l’Aube.
Trois jours plus tard, Roland rencontra à nouveau Otto Luoxi.
À la déception qui se lisait dans le regard du messager, il devina sans peine quelle avait été la réponse.
– « Personnellement, je suis favorable à cette alliance, mais plutôt que de discuter des détails du pacte, la priorité, à présent, est de faire parvenir au plus vite ces informations au Royaume de l’Aube. » Otto s’inclina : « Je suis ici pour vous dire adieu. »
– « Dans ce cas, j’espère que vous me rapporterez de bonnes nouvelles », répondit le Prince.
– « De plus… Votre Altesse », commença le jeune homme, hésitant, « j’ai une faveur personnelle à vous demander. »
– « De quoi s’agit-il ? »
– « S’il vous plaît, prenez bien soin d’Andrea Quinn pour moi. »
« Andrea est une sorcière de l’Île Dormante. C’est à Tilly que vous devriez demander cela, pas à moi », pensa Roland avec un soupir. Néanmoins, il promit.
Debout au sommet du château, face au vent qui hurlait, Andrea regardait vers le sud en direction de la rivière Redwater.
– « Vous n’allez pas sur le quai ? », demanda Shavi qui, frissonnante, s’était cachée derrière son bouclier invisible. « J’ai entendu dire qu’il allait prendre le bateau. En tant qu’amie d’enfance, vous devriez aller lui souhaiter bon voyage. »
– « Je peux aussi le faire d’ici », répondit-elle avec un soupir.
– « Cendres dit qu’il ne cesse de penser à vous. »
– « N’écoutez pas ce qu’elle raconte », grogna Andrea. « Elle a même fait l’éloge de ce gars devant Dame Tilly. Une personne grossière, incapable de tenir des propos décents. »
– « Vraiment ? », demanda Shavi qui claquait des dents.
– « Oui », renifla-t-elle. Puis, voyant que Shavi tremblait, la jeune femme ajouta : « Si vous avez froid, descendez, vous viendrez me chercher plus tard. »
– « Tout va bien. Je vais vous attendre ici », répondit Shavi en secouant la tête. « Si… si jamais j’attrape un rhume, Mlle Lily me soignera et je pourrai prendre deux…deux jours de congé. J’aurai ainsi davantage de temps pour jouer aux cartes. »
– « Cela me paraît sensé », dit Andrea en levant son pouce avant de reporter son regard vers la rivière. À travers les flocons de neige, elle vit vaguement que l’on hissait des voiles tandis que quelque chose de rouge flottait au sommet d’un mât.
C’était le signal du départ.
« C’est une bonne chose. Le temps se chargera de tout diluer. Il est préférable pour tous d’oublier », pensa-t-elle.
D’une certaine façon, Andrea savait qu’Otto l’aimait, cependant, elle avait toujours choisi de l’éviter. Il valait mieux qu’Orian Tokat et lui épousent des personnes plus adaptées à leur statut, plutôt que de perdre leur temps avec une sorcière. Ils étaient issus des plus grandes familles nobles de la Cité de Lumière. Une relation avec l’un ou l’autre était condamnée dès le départ. Du reste, elle ne voulait pas retourner dans un pays qui l’avait abandonnée.
En refusant de le voir, elle avait pris la meilleure décision.
« Adieu, mon ami », pensa Andrea en regardant les voiles disparaître à l’horizon.
Après le départ du messager, Roland retourna immédiatement à ses projets de construction concernant Border Town.
Le projet des Trois Approvisionnements, qui comprenait l’alimentation en eau, en électricité et l’installation du système de chauffage était officiellement lancé. Les trois tuyaux avaient été insérés dans des tunnels souterrains qui desservaient chaque quartier résidentiel. Chacun des logements ayant été conçu avec des ouvertures prévues pour les tuyaux, il ne serait pas difficile de procéder aux raccordements individuels. La clé résidait dans l’emplacement des chaudières et des châteaux d’eau.
Afin d’économiser du matériel et de réduire autant que possible les pertes durant l’acheminement, Roland avait dû modifier le plan. Au lieu de tirer l’eau de la rivière Redwater, il la prendrait aux sources souterraines. Border Town, en effet, possédait de nombreuses rivières souterraines peu profondes. Il serait facile de creuser des puits. En outre, à cette époque, il n’était pas nécessaire de prendre en compte la pollution de l’eau. Aidé de Sylvie, Roland sélectionna quatre points d’approvisionnement. L’eau tirée de ces puits servirait non seulement aux usages quotidiens comme la boisson et le nettoyage, mais approvisionnerait également le système de chauffage et les chaudières.