Sous les hurlements du vent et des fortes chutes de neige, Lucia entra dans la cour de la Montagne du Versant Nord et referma la porte.

Depuis l’arrivée de l’hiver, des clôtures avaient été construites tout autour. Au milieu brûlait un feu de camp aux flammes vacillantes dont Lucia sentait la chaleur depuis la porte. Elle enleva ses gants et tendit ses mains glacées au-dessus des flammes pour se réchauffer.

– « Vous avez froid ? » Demanda Anna, debout devant son poste de travail. Elle tourna la tête et lui fit signe : « Venez par-là, je vais vous réchauffer. »

– « Ah merci », répondit Lucia en trottinant vers elle.

Bientôt, elle se retrouva baignée dans de chaudes flammes vertes. Cette sensation, langoureuse et relaxante, lui donna l’impression d’être plongée dans la baignoire du château.

« Comme sa capacité est commode… », se dit Lucia, un peu envieuse. « Elle ne craint pas les morsures du froid. »

– « Avez-vous bien chaud à présent ? »

– « Oh oui! » Répondit la jeune fille en hochant vigoureusement la tête. « Que fabriquez-vous ? »

– « Quelques pièces pour de nouvelles armes. »

Anna attrapa un long et mince tube d’acier avec, en son centre, un piston qu’elle tira d’avant en arrière. « Son Altesse ignore si cela fonctionnera du premier coup, aussi est-il nécessaire de le tester plusieurs fois. »

Apparemment, ces pièces à l’apparence lisse et brillante, étaient fabriquées à partir du meilleur acier laminé et soigneusement découpées à l’aide du Feu Noir. Avant d’arriver dans cette ville, Lucia n’aurait jamais imaginé que la surface des objets en fer puisse être aussi lisse que le verre. On aurait dit une œuvre d’art.

Elle avait personnellement contribué à leur création. À cette pensée, Lucia ne put s’empêcher de sourire. Roland et Anna avaient tous deux déclaré que si les matériaux n’étaient pas de haute qualité, les méthodes de traitement auraient beau être des plus précises, les produits finis s’abimeraient.

– « Son Altesse ne vous a pas accompagnée ? », demanda Anna en retirant son feu vert.

– « Le Prince m’a dit qu’il viendrait un peu plus tard. Il avait encore des choses à régler. Il m’a recommandé dans un premier temps, de me familiariser avec mes nouvelles capacités », répondit Lucia.

– « À quoi ressemble votre capacité depuis l’évolution ? » S’enquit Anna, vivement intéressée. « Personne au sein de l’Association ne nous a causé autant d’émotions que vous lorsque vous êtes entrée dans l’âge adulte. »

Lucia se gratta la tête, un peu embarrassée :

– « Je ne m’en serais sans doute jamais sortie sans vous et Dame Sephora. »

– « Vous m’avez déjà remerciée, inutile de vous inquiéter pour ça », dit Anna en agitant la main. « Voyons votre nouvelle capacité. »

Lucia acquiesça. Elle invoqua son pouvoir magique et ressentit à nouveau la même sensation étrange : tout autour d’elle s’obscurcit et se divisa en minuscules petits carrés qui se regroupèrent par couleur pour former des taches aux teintes différentes.  Mais comme ce n’était pas douloureux cette fois, elle retrouva très vite son calme et observa attentivement chacun des carrés.

La jeune fille saisit l’une des pièces qu’Anna venait de terminer. Sa surface, auparavant bien lisse, présentait de nombreuses aspérités. Sous l’effet de son pouvoir magique, elle voyait nettement les taches de couleur : il y avait environ sept ou huit blocs de couleurs différentes, le plus grand étant le cyan. Leur arrangement ne formait aucun motif particulier : c’était un peu comme si un artiste avait négligemment répandu divers pigments sur le sol, à la différence près que les contours de ces taches étaient bien distincts. Les couleurs ne se mélangeaient pas les unes aux autres.  

Lucia réalisa que ces “carrés” et ces “taches de couleur” étaient bien trop gros pour être les minuscules particules à la base de toute chose dont Son Altesse avait parlé.

Mais au-dessus de ces particules, il existait une autre classification : l’élément.

Les petites particules se regroupent pour en former de plus grosses selon différents schémas et lois et en raison de la diversité de leurs structures, celles-ci présenteront des propriétés complètement différentes.

Lorsqu’elle vivait à Valencia, Lucia n’avait aucune idée de sa propre capacité ou de ses fonctions spécifiques mais à présent, elle comprenait parfaitement le concept des éléments. En se référant à la description et à la classification qu’en avait faites le Prince, la jeune fille se dit que c’étaient probablement ces éléments qu’elle venait d’observer.

Après avoir écouté Lucia lui faire le récit de ce qu’elle avait vu et de ce que cela lui avait inspiré, Anna réfléchit un moment et dit :

– « Il se peut que ce soit une capacité dérivée. »

– « Une capacité… dérivée ? »

– « C’est un talent rare », expliqua Anna en souriant. « Au sein de l’Association, seules quelques sorcières adultes le possèdent. Selon Ayesha, il ne se produit que le Jour de la Majorité. Si vous ne l’avez pas acquis ce jour-là, vous ne le développerez jamais. Je crois que ceci est étroitement lié à la capacité première de la sorcière, plus exactement, elle complète et renforce le pouvoir primaire. Soraya, par exemple, devrait mélanger les pigments pour en faire de la peinture si elle n’avait pas son pinceau magique. Il en va de même pour le Livre Magique de Sophia : elle m’a dit un jour qu’avant son entrée dans l’âge adulte, même si elle pouvait mémoriser la plupart des ouvrages, elle n’était pas en mesure d’en partager le contenu avec d’autres car elle n’avait pas d’argent pour se procurer du papier et des plumes. »

Anna marqua une pause avant de poursuivre : « Votre capacité principale étant la décomposition et la restauration, je pense que ces taches de couleur peuvent vous aider à séparer avec précision un type d’élément spécifique. Peut-être pourriez-vous essayer de voir si vous parvenez ou non à isoler un bloc de couleur particulier. »

Lucia hocha la tête. Elle appliqua son pouvoir au lingot de fonte posé sur le poste de travail. Contrairement à l’expérience précédente, la sorcière, cette fois, prit soin de créer un filament avec son pouvoir magique afin de pouvoir tirer les carrés de couleur cyan.

Le processus était beaucoup plus difficile qu’elle l’imaginait. Lucia n’avait jamais eu autant de mal à manipuler, cependant, elle était ravie de ses progrès. Avant le Jour de sa Majorité, elle était confuse mais à présent, elle ressentait vraiment son pouvoir magique comme s’il s’agissait de ses doigts, voire d’une extension de sa conscience.  

Alors que les filaments se faisaient plus nombreux autour de la tache de couleur, les carrés commencèrent à se desserrer et se dégagèrent du lingot de fer. Les autres couleurs, elles aussi, commencèrent à changer. Leurs limites, bien distinctes, devinrent floues et tout le lingot s’effondra, se recroquevillant  en un cristal d’un jaune verdâtre de la taille de la moitié d’un ongle à côté duquel apparut un bloc de fer en forme de boîte.

Lucia rétracta son pouvoir et épongea la sueur qui perlait sur son front. Elle s’aperçut que le cristal et le bloc étaient de couleurs différente selon qu’elle les regardait sous l’influence de son pouvoir magique ou avec sa vue normale. La tache cyan avait viré au blanc argenté, couleur habituellement observée dans le fer pur. Le cristal, quant à lui, restait coloré, mais sans son pouvoir magique, il ressemblait simplement à une gemme polie.

Lucia saisit délicatement le minuscule cristal. De par sa taille, il était insignifiant comparé au  lingot de fer, mais d’aspect, il était beaucoup plus beau.

– « Qu’est-ce que c’est ? »

– « Il s’agit probablement d’un composé formé par d’autres éléments de la fonte », suggéra Anna, les yeux brillants. « Je n’en suis pas certaine, cependant je peux faire une petite expérience pour m’en assurer. Si je ne me trompe pas, savez-vous ce que cela signifie ? Cela signifie que vous avez le pouvoir d’isoler certains éléments d’un objet et de réorganiser le reste au lieu de le réduire en poudre. Grâce à votre capacité, vous allez pouvoir redonner une nouvelle vie à tous les matériaux inutiles ou de mauvaise qualité. »