Sephora Passi apposa solennellement sa signature au bas des deux documents après les avoir lu plusieurs fois.
L’un était le Mémorandum d’Unification et l’autre la Charte de l’Association de Coopération des Sorcières.
Dans le premier contrat, il était convenu que Sephora mènerait le peuple de la Crête du Dragon Déchu à faire serment d’allégeance à Roland Wimbledon après que le règne de Timothy Wimbledon ait été renversé et que conformément à la demande du nouveau roi, elle abandonnerait son pouvoir. En retour, Roland garantirait sa position en tant que Seigneur de la Crête du Dragon Déchu et autres droits. Le document les divisait en trois catégories : les affaires humaines, les affaires administratives et les finances. Même si cette catégorisation était pour elle une nouveauté, il lui était facile de comprendre ce que sa routine quotidienne devrait inclure.
Sephora avait longuement réfléchi au second contrat avant de prendre sa décision, étant donné que l’Association avait sans doute pour but de servir le Prince Roland. Elle ne voulait pas se joindre à lui aussi précipitamment, dans la mesure où il n’occupait pour le moment qu’un petit coin du royaume de Graycastle. Mais le contenu du contrat était attrayant et elle avait vaguement l’impression que cette méthode particulière de catégorisation lui serait utile pour administrer son territoire.
Heureusement, les termes de La Charte de l’Association de Coopération des Sorcières, très vagues, ressemblaient davantage à un consensus formel et ne limitaient pas le sort de ses membres. Elle avait consulté le prince à ce sujet et ce dernier lui avait répondu que les membres étaient libres de partir à tout moment s’ils le souhaitaient.
– « J’ai signé», dit Sephora en déposant sur la table les deux élégants parchemins.
Roland ne répondit pas. Il regardait dans le vague d’un côté de la pièce, comme s’il réfléchissait.
– « Votre Altesse ? »
– « Ah… » Il cligna des yeux comme s’il venait de revenir sur terre : « Laissez-moi jeter un coup d’œil. »
Il n’était pas si distrait durant les négociations mais depuis le procès de la veille, le Prince semblait confus. La Marquise avait du mal à comprendre. Le procès avait été un immense succès et les gens étaient de son côté et l’acclamaient. Avant ce jour, Sephora n’aurait jamais pu imaginer que des gens ordinaires puissent soutenir un aristocrate. Pour elle, c’étaient deux mondes différents et la noblesse n’avait besoin ni de la compréhension ni du soutien du peuple. Mais la veille, elle avait changé d’avis. En voyant cette foule sur la place brandir le poing et crier à en secouer ciel et terre, elle s’était aperçue qu’ils pourraient avoir un pouvoir auquel elle n’avait jamais pensé, un pouvoir bien plus grand que celui de la noblesse.
En outre, le jugement décisif manifesté par Son Altesse était une des raisons pour lesquelles elle avait accepté de signer les contrats.
Qu’il s’efforce ou non de protéger les sorcières, c’était une preuve de sa bonne foi que de punir le rebelle. Cela étant, elle répondrait en conséquence.
Cependant, le Prince ne semblait pas satisfait… Regrettait-il de s’être publiquement opposé à l’Eglise ?
Sephora savait pertinemment que l’ennemi en question ne serait pas facile à gérer.
Etant donné l’enjeu pour leur future coopération, il était préférable pour elle de lui poser immédiatement la question. Après un moment d’hésitation, elle décida de lui faire part de ses suppositions.
Le Prince eut un instant d’étonnement, puis secoua la tête et sourit :
– « Je n’ai jamais regretté de combattre l’Eglise, cet ennemi doit à tout prix être vaincu. »
– « Alors pourquoi… »
– « En fait, mes sentiments sont mitigés. »
– « Mitigés ? »
– « Je suis un peu embarrassé, même si je n’ai dit que la vérité. Je n’ai fait que révéler les crimes commis par l’Eglise. » Il haussa les épaules : « Il semblerait que je sois encore loin d’être un politicien qualifié. »
– « Un politicien ? Qu’est-ce que c’est ? Est-ce quelqu’un qui, comme l’astrologue étudie les étoiles, se consacre à l’étude de la politique ? »
Le Prince l’interrompit :
– « Je vais conserver ces documents. J’ai entendu dire que votre capacité était liée au contrôle du pouvoir magique ? »
– « Oui », répondit Sephora, renonçant à le questionner. « Pour être plus précise, je prends le pouvoir magique d’une sorcière pour le transmettre à d’autres. Bien entendu, je peux aussi extraire et récupérer mon propre pouvoir à des fins de consommation. Comme ce processus n’a pas grand impact sur le monde extérieur, je peux le répéter à n’importe quel moment. »
– « Comment avez-vous découvert que vous aviez cette capacité ? », demanda le Prince, curieux.
– « Après mon Éveil », répondit la Marquise. « Je ne sais pas comment les autres sorcières ont découvert leurs pouvoirs, mais personnellement, je le sentais. C’était comme… si j’avais soudain un membre supplémentaire. »
« Intéressante description », pensa le Prince.
– « Vous savez certainement que si j’ai envoyé Rossignol à la Crête du Dragon Déchu, c’était pour vous inviter. »
– « Vous avez besoin de mes capacités. » Sephora s’inclina : « C’est un honneur pour moi que de vous servir. »
Comme de toute façon elle n’avait aucun moyen pour le moment de retourner à la Crête du Dragon Déchu, mieux valait en profiter pour voir ce que faisait le Prince. Curiosité normale pour un Seigneur. Elle n’était arrivée que depuis une semaine, cependant la Marquise se rendait bien compte que la ville se différenciait des autres. Cette bande de terre isolée, fort éloignée du Centre du Royaume, était aussi énergique et vivante que la capitale.
Mais le plus surprenant aux yeux de Sephora, c’était la vie des sorcières, complètement différente de ce qu’elle avait imaginé. Loin de les contrôler, le Prince leur permettait au contraire de vivre librement, ce dont elle avait déjà pu s’apercevoir lors du retour de Rossignol : de toute évidence, il espérait qu’elle revienne au plus vite, cependant il avait accepté sa requête.
Son Altesse Royale ne les traitait pas comme des servantes.
Certains aristocrates recueillaient des sorcières en raison de leur beauté. Etant donné que le Prince les recrutait ouvertement, elle s’attendait à ce qu’il se montre encore moins scrupuleux mais au contraire, il était étonnamment respectueux.
Etait-ce là le prince lubrique et incompétent que décrivaient les rumeurs ?
Sa confiance en lui grandissant, elle se sentit ridicule d’avoir cette pensée. Rétrospectivement, tout ce que Rossignol lui avait dit était vrai.
Sephora quitta le château accompagnée du Prince pour se rendre dans une cour à l’arrière de la ville où elle aperçut deux autres sorcières.
Roland les lui présenta :
– « Voici Anna et Lune Mystérieuse, dont le pouvoir magique est considéré comme faible, mais qui en consomme de manière surprenante. »
– « Evidemment, je me situe à un niveau intermédiaire! », protesta la jeune fille.
– « Parmi les sorcières éveillées », ajouta le prince.
Lune mystérieuse se tut immédiatement.
– « Voulez-vous que je relie leurs pouvoirs magiques ? »
Sephora regarda Anna : « Est-ce elle qui a le plus de pouvoir au sein de l’Association ? Je suggère que vous invitiez d’autres sorcières à venir nous rejoindre. La quantité de pouvoir magique est généralement liée à l’âge. Certes, il peut y avoir quelques différences, mais elles ne sauraient être importantes. »
– « Ce n’est pour le moment qu’une expérience », répondit Son Altesse en se frottant le menton. « Si cela fonctionne, je les ferai appeler. »
La Marquise hocha la tête et invoqua un canal de pouvoir magique : une sphère brillante de lumière bleue qui flottait tranquillement dans les airs. Sous son contrôle, deux minces fils en forme de tentacules partirent de la sphère et se dirigèrent vers Anna et Lune Mystérieuse.
– « Au début, vous allez ressentir une étrange sensation mais détendez-vous et tout ira bien », expliqua Sephora. « Si vous résistez, je ne parviendrai pas à transférer vos pouvoirs magiques. »
Anna eut un choc lorsque le tentacule toucha sa poitrine.
« Que se passe-t-il ? »
On aurait dit que le tentacule était connecté à un cube de métal solide au lieu de l’orbe magique en rotation. Il était si grand qu’elle se sentait comme une fourmi debout tout au fond de celui-ci, contrainte de lever la tête pour en voir le sommet.