Le monde entier était sombre, du ciel à la terre en passant par la mer.

Même si les Régions Centre et Sud du royaume de Graycastle n’étaient pas sous la neige, elles ne pouvaient éviter l’influence des Mois des Démons. Une vaste étendue de nuages gris recouvrait le ciel, dissimulant le soleil. Un brouillard pâle montait du sol et recouvrait la terre, les rochers et les bois. On ne voyait plus au-dessus des nuages que les pics gris et noirs des montagnes qui s’étendaient vers l’extrême sud du continent, servant de repère à Rossignol et à ses compagnes.

En volant sur le dos de Maggie, la jeune femme réalisa à quel point le vent glacé était intense en plein air. Malgré les  vêtements coupe-vent que Son Altesse lui avait fait faire sur mesure avant leur départ, elle sentait le froid pénétrer son corps à travers son écharpe et ses manchettes. Ses oreilles et ses doigts, en particulier n’allaient pas tarder à être engourdis en raison de l’hypothermie. Elles avaient dû s’arrêter souvent pour se reposer un moment et de ce fait, le voyage qui devait durer une demi-journée se prolongea jusqu’au jour suivant, même à pleine vitesse.

– « Nous sommes arrivées », dit Foudre en se rapprochant.

Rossignol se pencha et s’aperçut que la crête était à présent beaucoup plus basse, comme si elle s’enfonçait dans le sol. Une ville construite à flanc de colline émergeait faiblement du brouillard : ce devait être leur destination, la Crête du Dragon Déchu.

– « Atterrissons », dit-elle à Maggie en tapotant sur son dos. « Soyez prudente, personne ne doit nous voir. »

– « Awh! » Fit Maggie. Elle resserra ses ailes et plongea vers le bas. La brume les enveloppa aussitôt alors qu’elles se posaient. Rossignol réalisa qu’en raison de la faible visibilité, elle avait déjà du mal de distinguer ce qui se trouvait à 50 pas, à plus forte raison sur une grande distance.

C’était une bonne chose pour les sorcières : au moins, elles ne se feraient pas remarquer facilement.  

Elle y verrait mieux une fois entrée dans sa brume, cependant, elle n’était pas inquiète d’avoir à pénétrer l’Armée des Juges de l’Eglise, étant donné l’épais brouillard blanc.

– « Attendez moi ici, je ne devrais pas en avoir pour longtemps », ordonna Rossignol.

– « Son Altesse m’a demandé de surveiller depuis les airs », répondit Foudre en secouant la tête.  

– « Et il m’a demandé de l’avertir d’urgence dans le cas où il vous viendrait à l’idée de kidnapper la cible, Goo! » dit Maggie qui se transforma en un gros pigeon et alla se percher sur les épaules de la jeune fille.  

« Les ordres du Prince n’ont aucun sens », se dit Rossignol.

– « Dans ce cas, allons-y ! »

Soudain, le monde lui apparut en noir et blanc. Le brouillard autour d’elle avait disparu ou s’était transformé en autre chose, mais ne gênait plus sa vision. Tout à coup, elle y voyait bien mieux. À 200 mètres de là se trouvaient les remparts qui s’étendaient de chaque côté de la montagne et la reliaient à la ville comme un dôme. Le mur de pierre était loin d’être aussi long que celui de la Forteresse de Longsong et il n’y avait pas de gardes pour assurer la sécurité.  

Rossignol se dirigea vers le côté du mur et trouva facilement l’entrée grâce à ses lignes courbes.  Elle fit un pas en avant et réalisa qu’elle avait déjà franchi les remparts.

La ville était deux fois plus petite que la Forteresse. Ce n’était qu’une petite ville au pied de la falaise, mais la Crête du Dragon Déchu se trouvait au cœur des montagnes et on apercevait de loin le Château Seigneurial.

S’étant assurée que Foudre et Maggie l’avaient suivie, Rossignol se dirigea droit vers le château.

Pour la sorcière, ce type de mission n’était pas une nouveauté. Elle avait de l’expérience.

À l’époque où elle était au service du vieux Gilen, elle avait l’habitude de s’infiltrer dans les manoirs et les châteaux des nobles. La plupart des bâtiments étaient construits de la même manière et les propriétaires aimaient demeurer dans la pièce la plus spacieuse, au centre de leur résidence. À l’époque, dans l’incapacité de traverser librement les murs, elle devait se cacher tout en évitant soigneusement les éventuels pièges et les Pierres du Châtiment Divin afin de dérober les lettres et documents  cachés dans le cabinet.

À présent, avec son brouillard, les choses étaient plus faciles pour elle puisque le trou noir indiquant l’emplacement de la Pierre du Châtiment Divin au détour de l’allée menant au château était aussi visible que la lune dans un ciel sombre. Les pièges cachés étaient facilement décelables car leurs contours tordus évoquaient des vers de terre. Une fois passé le mur, elle les détruirait sans difficulté. Lorsque Rossignol était sous l’influence de sa capacité, murs, portes et toits étaient tout à fait insignifiants et ne gênaient en aucune manière ses déplacements.

Arrivée au dernier étage de l’immense bâtiment, elle aperçût enfin sa cible.

Bien que les deux femmes ne se soient encore jamais rencontrées, Rossignol identifia immédiatement la Marquise Sephora Passi, Seigneur de la Crête du Dragon Déchu grâce à la lumière bleue émise par la magie qui tournoyait dans son corps. C’était la seule touche de couleur visible dans l’univers du brouillard.

Assise à son bureau, une plume à la main, la Marquise était visiblement en train d’écrire. Elle avait environ 30 ans, mais les rides au coin de ses yeux, les boucles argentées de ses cheveux et sa robe très simple la faisaient paraître plus âgée. Rossignol examina attentivement la pièce : il n’y avait ni Pierre du Châtiment Divin, ni piège et la seule arme de Sephora était une courte et délicate arbalète dissimulée dans sa manche.

Après avoir laissé une marque sur le côté de la fenêtre, elle sortit de la brume.

– « Je vous salue, Marquise Sephora Passi. »

Surprise, Sephora sursauta et levant la tête, elle aperçut Rossignol. Elle retrouva aussitôt  son calme et demanda :

– « Qui êtes-vous ? »

Rossignol se remémora  sa première rencontre avec le prince Roland. Sa première réaction ayant été de tenter de s’échapper, elle avait dû l’arrêter à l’aide de son poignard. Rétrospectivement, c’était plutôt amusant.

– « Je m’appelle Rossignol et je viens de Border Town, dans la Région de l’Ouest. Comme vous pouvez le voir, je suis une sorcière. »

– « Je m’en doutais. Qui d’autre qu’une sorcière pourrait entrer ici sans y être invitée », répondit calmement Sephora tout en glissant discrètement une main dans sa manche.  « Vous auriez dû frapper avant d’entrer. »

– « Si je l’aurais fait, c’est votre garde qui m’aurait accueillie et non vous », répondit Rossignol avec un petit rire. « Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de vous faire de mal. Je suis simplement venue vous parler. Vous n’aurez pas besoin de l’arbalète que vous dissimulez dans votre manche. »

Surprise, Sephora prit un air grave :

–  « Vous en savez beaucoup », dit-elle en croisant les mains sur sa poitrine. « Pourquoi êtes-vous ici ? »

– « Je suis venue vous apporter un message de la part du Seigneur de Border Town,  Gardien de la Région de l’Ouest et Quatrième Prince du Royaume de Graycastle, Son Altesse Roland Wimbledon », répondit Rossignol en s’inclinant légèrement. « Il est en train de construire un nouveau monde où les sorcières pourront vivre en paix avec le commun des gens et il espère que  vous pourrez l’aider. »

– « Le Prince Roland ? » La Marquise fronça les sourcils : « Cet aristocrate incompétent dont tout le monde se moque ? » Stupéfaite elle ajouta : « C’est une plaisanterie! Le Seigneur de Border Town n’est rien d’autre qu’un rebelle que son père a banni en l’envoyant dans une région déserte! »

– « C’est Timothy le véritable usurpateur », répondit Rossignol. « Le prince Roland aura tôt fait de le détrôner. Mais là n’est pas la question… Son Altesse a besoin de votre pouvoir magique pour renforcer la capacité d’une sorcière. Accepteriez-vous de venir à Border Town ? »