Mon ami Bi Yi an était un homme qui témoignait d’un esprit indépendant et se plaisait à agir suivant son impulsion avec désinvolture. Il avait un visage replet garni d’une barbe abondante; c’était une personnalité bien connu du milieu des lettrés. Pour une raison quelconque, il alla prendre du repos dans in pavillon du manoir de son oncle, préfet de la région. D’après les on-dit, ce pavillon était hanté par les renardes.
Or chaque fois que notre lettré lisait mon récit sur Qingfeng, son esprit se portait vers les renardes et il regrettait de ne pas pouvoir en rencontrer. C’est ainsi que dans ce pavillon il s’était absorbé dans de telles pensées.
Puis il était retourné dans son studio comme la journée sombrait peu à peu dans la nuit. C’était la saisondes grandes chaleurs, il dormait, la porte ouverte. Réveillé et levant les yeux, il vit une femme d’une quarantaine d’années, mais qui gardait néanmoins bien du charme. Surpris, il se leva et lui demanda qui elle était.
-Je suis une renarde, dit-elle, souriante; touchées de votre bienveillante sollicitude envers nous, nous vous sommes profondément reconnaissantes.
A ces mots, enchanté, il essaya de la lutiner.
-Je suis déjà assez âgée, dit-elle, quoiqu’on ne me trouve pas encore si mal, mais je me sens honteuse de moi-même. J’ai une fille qui a déjà planté l’épingle dans ses cheveux(Ce qui signifie atteindre l’âge de se marier); elle pourrait vous servir de compagne. Demain soir nous viendrons pourvu que vous n’ayez personne chez vous. Sur ce, elle s’en fut.
Comme la nuit tombait, il l’attendit assis, environné par la senteur des baguettes d’encens. Elle vint en effet avec sa fille qui était d’une grâce et d’une élégance sans pareilles.
-Ce jeune monsieur, dit la mère à sa fille, présente les signes d’une union prédestinée avec toi; tu dois rester ici et rentrer demain à l’aube. Ne t’attarde pas au lit. Bi prit la jeune fille par la main et l’amena derrière le rideau. Elle s’avéra docile à tous points de vue. Après quoi, souriante, elle dit:
-Gros, lourd et ardent comme tu es, j’ai eu du mal à te supporter !
Elle s’en fut avant l’aube et revint seule à la nuit tombée.
-Mes soeurs, fit-elle, veulent organiser une fête pour me féliciter d’avoir pris un époux, je te prie d’y aller avec moi.
-Où donc ?
-Pas loin d’ici; ma soeur aînée en sera l’hôtesse.
Bi attendit effectivement son amie, mais elle fut longue à revenir. Très las, il somnolait sur la table, la tête appuyée sur ses bras, quand elle entra soudain en disant:
-Excuse-moi de t’avoir fait attendre si longtemps!
Le prenant par la main, elle l’entaîna, et ils arrivèrent devant une vaste cour où se dressait un grand palais. Ils se rendirent directement dans la salle centrale illuminée d’une myriade de lampes et de bougies scintillant comme des étoiles. Puis la maitresse de maison d’une vingtaine d’années, habillée sobrement, mais d’une grande beauté, s’avança et félicita le lettré en le saluant en ajustant ses manches. Avant de se mettre à table, une servante entra et annonça:
-La Deuxième soeur est arrivée!
On vit entrer une jeune femme âgée de dix-huit ou dix-neuf ans qui dit en riant à la troisième:
-Tu as perdu ta virginité pour de bon. Est-ce que le nouveau marié est à ton goût?
La cadette lui donna un coup d’éventail sur le dos en lui fisant les gros yeux.
-Souviens-toi, lui dit la Deuxième, lorsque nous étions jeunes enfants, nous nous amusions à nous taquiner. Tu avais toujours peur qu’on ne compte tes côtés; même si l’on faisait semblant de loin, tu étais déjà prise d’un fou rire. Une fois, dans ta colère, tu m’as lancé une malédiction, me prédisant que j’épouserais un prince nain du Jiaoyao, (Le roi des Pygmées d’un pays au sud-ouest de la Chine.) alors, moi, je t’ai souhaité d’épouser un barbu qui piquerait tes jolies lèvres. Eh bien ma prédiction s’est réalisée!
-Ce n’est pas étonnant, dit l’aînée des soeurs, que la Troisième te maudisse puisque tu te livres encore à de telles espiègleries même devant le nouveau marié!
Puis les invités, assis côté à côté, se mirent à boire du vin ensemble. Le rire et la joie régnaient au cours du banquet quand une fillette d’onze à douze ans arriva, un chat dans ses bras. Toute jeune, tel un poussin dont le duvet est encore mouillé au sortir de la coque, elle était déjà pourtant d’une beauté saisissante et d’un charme prenant.
-Ma quatrième petite soeur, dit l’aînée; tu veux donc aussi faire la connaissance du beau-frère? Mais il n’y a plus de place pour toi ici!
Là-dessus, elle la fit asseoir sur ses genoux et lui donna des friandises. Quelques moments après, elle la passa à la Deuxième en disant:
-Tu me donnes des courbatures dans les cuisses!
-Ma petite, répliqua la Deuxième, tu es déjà grande et lourde et je ne suis pas bien forte. Puisque tu veux voir le beau-frère qui est grand et robuste, va donc sur ses genoux bien rembourrés.
Et elle la déposa dans les bras de Bi. La petite, parfumée et souple, ne pesait rien du tout. Bi la fit boire dans sa coupe.
-Il ne faut pas, dit l’aînée, qu’elle boive de trop; si elle manquait de tenue, elle se rendrait ridicule au yeux de son beau-frère!
La fillette riait sans cesse tout en tripotant le chat qui poussait des miaulements aigus.
-Jette-le par terre, s’écria l’aînée, tu vas attraper des puces!
-Je propose un jeu de ”Qui perd boit”, dit la Deuxième; qu’on se passe une paire de baguettes; celui qui les aura en main lorsque le chat miaulera devra vider sa coupe.
On accepta sa proposition et le chat miaula chaque fois que les baguettes arrivaient à Bi. Celui-ci, grand buveur, eut vite fait de vider successivement plusieurs coupes. On finit par découvrir que c’était la fillette qui faisait miauler le chat. Tout le monde se mit à rire aux éclats.
-Va te reposer, ma petite, dit la Deuxième, tu as tellement écrasé ton beau-frère que la Troisième va t’en vouloir.
La fillette s’en fut avec son chat dans les bras.
Comme l’aînée des soeurs avait constaté que Bi était un buveur de grande classe, elle défit l’ornement qui couvrait son chignon, le remplit de vin et le pria de boire. A première vue, l’objet semblait contenir une tasse de vin à peine, mais à le vider, on eût dit qu’il avait une capacité de plusieurs boisseaux. A regarder de près, c’était une coque en forme de feuille de lotus. La Deuxième soeur voulait lui en offrir autant, mais il la remercia en arguant de son incapacité à boire devantage. Elle sortit alors une petite boîte de rouge à lèvres, grosse comme une bille, et en y versant du vin elle dit:
-Puisque vous n’en pouvez plus, buvez ça symboliquement!
A voir ce petit récipient, Bi pensait qu’il pouvait le vider d’un trait, mais, après bien des gorgées, la boîte restait toujours pleine. Son épouse, restée à ses côtés, la lui retira et la remplaça par une petite tasse en forme de lotus tout en lui conseillant:
-Ne te laisse pas duper par ces filles!
Et en effet, la petite boîte, dès qu’elle l’eut posée sur la table, devint un énorme bol.
-Qu’est ce que ça peut te faire ? Quoi, tant d’amour après trois jours de mariage!
Bi prit la petite tasse et but d’un seul trait. Sentant sous sa main la douceur du récipient, il se rendit compte, à l’examiner de près, que ce n’était pas une tasse mais un soulier de satin finement ouvragé.
La Deuxième s’en saisit en maugréant:
-Méchante fille! Quand as-tu volé mon soulier? Pas étonnant que mon pied soit glacé!
Là-dessus, elle se leva et s’en fut dans sa chambre pour changer de chaussures.
La Troisième proposa alors à Bi de rentrer, et il fit ses adieux. Elle l”accompagna jusqu’à l’extrêmité du village et ensuit le laissa seul. Il s’aperçut soudain qu’il venait de se réveiller et qu’il sortait bel et bien d’un rêve. Mais son nez et sa bouche étaient encore tout imprégnés du parfum du vin. Tout ceci le plongea dans l’étonnement.
Vers le soir, la jeune femme revint et dit:
-N’étais-tu pas ivre mort cette nuit ?
-Je croyais, fit-il, qu’il s’agissait d’un rêve.
-Mes soeurs craignaient tes excentricités et ta pétulance, aussi ont-elles voulu que cela se passe comme dans un rêve, mais ce n’était pas vraiment un rêve.
La jeune femme jouait souvent aux échecs Weiqi(Aujourd’hui on appelle ce jeu: le jeu de go.) avec Bi qui perdait à chaque fois.
-Comme tu aimes tant ce jeu, je croyais que tu y étais très fort, mais je vois que ton niveau est très moyen.
Bi lui demanda des conseils.
-La science du Weiqi doit vous être insufflée par votre propre intelligence! En quoi pourrais-je t’être utile? Peu à peu en t’exerçant jour et nuit avec moi, tu pourras faire des progrès remarquables.
Au bout de quelques mois, Bi se croyait devenu plus fort, mais la jeune femme, le mettant à l’épreuve, affirmait:
-Pas de progrès! Pas de progrès!
Pourtant lorsque Bi sortait pour jouer avec ses partenaires habituels, ceux-ci le trouvaient formidable et, intrigués, lui demandèrent la raison de l’amélioration de son jeu. Bi avec son caractère franc était incapable de faire des cachoteries. Il dévoila donc un peu son secret. Quand la jeune femme le sut, elle le gronda:
-Voilà bien pourquoi mes consoeurs ne veulent pas se lier avec des lettrés extravagants! Je t’ai conseillé maintes fois d’être prudent, mais tu restes toujours le même!
Mécontente, elle voulut partir. Cependant elle se calma peu à peu quand Bi se fut confondu en excuses. Pourtant depuis lors elle espaça ses visites. Cela dura un an. Puis, un soir, elle vint et s’assit toute droite vis à vis de Bi qui voulait entamer une partie de Weiqi avec elle; elle s’y refusa. Elle resta morose pendant un bon moment, puis finit par demander:
-Regardez-moi, ai-je quelque attrait qui permettre de me comparer à Qingfeng?
-Peut-être la surpassez-vous!
-J’ai honte de ne pouvoir l’égaler! Mais l’auteur du Liaozhai *est l’un de vos amis des milieux littéraires; pourriez-vous lui demander d’écrire un récit sur moi? Qui peut savoir si dans mille ans, il n’y aura pas des gens qui aimeraient à se souvenir de moi avec autant de passion que vous ?
-J’ai déjà eu ce désir, dit-il, mais comme j’ai voulu respecter vos recommandations, j’ai gardé toujours notre secret.
-C’est vrai, dit-elle, mais puisque maintenant nous devons nous quitter, à quoi bon se taire.
-Où allez-vous donc?
-Ma Quatrième soeur et moi, nous sommes appelées en tant que messagères chargées des fleurs et oiseaux par la Reine mère de l’Ouest**; je ne pourrai plus revenir. Autrefois nous avions une soeur de notre rang qui s’était mariée à un cousin de votre famille. Quand ils durent se séparer, ils ont laissé deux filles qui ne sont pas encore mariées jusqu’ici. Heureusement nous n’avons pas cet inconvénient.
Bi implora quelques pariles d’adieu, alors elle lui donna ce conseil:
-Quand on réussit à contenir sa fougue, on commet moins d’erreurs. Là-dessus, elle se leva en lui prenant la main:
-Voulez-vous m’accompagner un peu?
A un li de là, ils se séparèrent en pleurant après qu’elle eut ajouté:
-Cela ne sera pas impossible de nous rejoindre un jour tant que nous en garderons le désir.
Et ils s’éloignèrent l’un de l’autre.
Le 19 de la 12e lune de l’année 21 du règne de Kangxi***, mon ami Bi et moi, nous nous sommes rencontrés dans la salle d’études Chuoran et il m’a raconté cette étrange histoire. Je lui ai répondu:
-Rédiger un récit sur une telle renarde constituera un bonheur pour le pinceau du Liaozhai .Alors je me suis mis à l’oeuvre.
*Liaozhai, Studio des Loisirs, nom du pavillon d’études de l’auteur de ce livre.
**En chinois: Xiwangmu
***C’est à dire l’an 1682 de la dynastie des Qing.