– « Monsieur Eltek, le dîner est prêt. »
Irène ouvrit la porte de la chambre et s’inclina, un peu rigide. Sa voix semblait plus retenue que d’habitude. C’était la première fois que Ferlin voyait sa femme se comporter ainsi. Même devant le Prince, elle n’était pas aussi nerveuse.
– « Père ? » Appela-t-il d’une voix plus forte en regardant le chevalier qui n’avait pas prononcé un mot depuis son retour.
Sir Eltek cligna des yeux comme s’il venait juste de se réveiller d’une longue période de méditation.
– « Euh pardon…oui, allons manger. »
Les plats posés sur la petite table étaient particulièrement somptueux. Pour Ferlin, il était évident que sa femme était allée au marché. Il la regarda et sourit, comme pour la féliciter et l’encourager. Comme d’habitude, il trancha le pain et divisa le plat principal en quatre portions égales, car Mlle May, l’amie d’Irène, était là elle aussi.
À leur retour, cette dernière discutait avec Irène du contenu d’une pièce. Il leur avait présenté son père, s’attendant à ce que May choisisse de s’éclipser, comme le feraient la plupart des gens en de telles circonstances. Mais celle-ci s’était contentée de froncer les sourcils, avait brièvement salué Sir Eltek et était restée aux côtés d’Irène. Plus curieux encore, avait proposé de rester pour le dîner.
Ferlin était abasourdi. Par le passé, pour la remercier, il l’avait à plusieurs reprises invitées à dîner, mais l’actrice déclina toujours l’invitation.
Même si, en surface, Lumière du Matin semblait calme et posé, son cœur était totalement chamboulé. D’abord parce qu’il s’inquiétait de ce que son père allait penser de son épouse et ensuite parce que l’attitude d’Ayesha le préoccupait. À voir la déception sur le visage de son père, il était évident qu’en tant que chef actuel de la famille Eltek, il accordait une grande importance à cette affaire. Les années de séparation ayant créé une certaine distance entre eux, Ferlin ne savait comment réconforter son père, aussi dût-il se contenter de manger en silence.
Heureusement que Mlle May était là.
Son sujet de conversation concernant la pièce ayant éveillé l’intérêt de Sir Eltek, tous deux se mirent à discuter de façon plaisante du charme de la Cité du Roi et de la vie de l’aristocratie. Finalement, le dîner ne fut pas aussi ennuyeux que Ferlin le redoutait. Irène prit part à leur conversation au sujet de la nouvelle pièce et Sir Eltek s’enquit même de ses dernières représentations. Ferlin se sentit soulagé.
Le dîner terminé, May prit rapidement congé.
Après qu’il eut aidé son épouse à laver les couverts, son père lui demanda de le rejoindre dans le bureau.
– « Votre femme s’est fait une très bonne amie. »
– « Mademoiselle May ? » Dit Ferlin, légèrement surpris. « C’est en effet une actrice exceptionnelle. Elle a énormément aidé Irène pour les pièces et a pris soin d’elle lors de la représentation donnée à la Forteresse… »
– « Non, je ne parle pas de théâtre », répondit Sir Eltek. « N’avez-vous pas remarqué qu’elle ne cessait d’affirmer son pouvoir face à moi ? »
– « Affirmer son pouvoir ? » Ferlin écarquilla les yeux. « N’étaient-elles pas en train de bavarder gentiment ? »
Le vieil homme se mit à rire :
– « Vous ne comprenez vraiment pas comment agissent les nobles. Son histoire au sujet de la Cité du Roi a été tirée d’une légende mettant en scène une jeune fille du peuple et un aristocrate. Elle a pour titre Cendrillon. Et lorsque nous avons parlé politique, elle a même fait allusion aux intentions du Prince de récupérer les terres féodales. Je crois qu’elle est au courant du fait que vous avez volontairement rompu les liens avec votre famille pour épouser Irène, sinon elle ne se serait pas opposée à moi à chaque phrase. »
– « Vraiment ? »
Sir Eltek sourit :
– « Sachez que les actes sont bien plus importants que les choses superficielles comme le statut ou le titre. Après avoir parlé à Mlle May, j’ai compris ce qu’il fallait faire au sujet de Mlle Ayesha. Que nos ancêtres aient menti ou non, nous lui avons rendu intacts les objets qu’elle nous avait confiés. Même si elle nous rejette, nous avons d’autres moyens de la servir. » Il poussa un profond soupir : « Même si, personnellement, je ne suis pas d’accord avec votre point de vue, maintenant que je vous vois ici, Irène et vous, je réalise soudain que ces efforts n’étaient peut-être pas si futiles. »
– « Merci… »
Le sens des paroles de son père émut Ferlin jusqu’aux larmes. Même si, à l’époque, il était fermement décidé à rompre avec ses proches, au fond de lui, le jeune homme n’avait jamais cessé d’espérer que son mariage serait un jour approuvé par sa famille.
Mais à sa grande surprise, Sir Eltek poursuivit :
– « Avez-vous déjà envisagé de réintégrer la famille Eltek ? »
– « Comment ? Non, je… vous… »
Stupéfait, Lumière du Matin ne sut que répondre. « Réintégrer la famille ? Pourquoi Père aborde-t-il ce sujet ? »
– « Puisque vous êtes conscient que votre décision initiale était une erreur, il n’est pas trop tard pour faire machine arrière », dit doucement le vieux chevalier.
Ferlin réfléchit un moment et répondit prudemment :
– « Je pense que mon emploi actuel est décent. Par ailleurs, la vie à Border Town est… »
– « Je ne vous demande pas de revenir à la Forteresse en tant que Chevalier », interrompit Sir Eltek. « Je pense que vous comprenez à quoi je fais allusion. Je veux que vous soyez l’héritier de la famille. »
Lumière du Matin déglutit :
– « Mais mon frère… »
– « Miso ne fera pas un bon successeur », répondit franchement Sir Eltek. « Au départ, il voulait, comme vous, devenir un chevalier célèbre dans la région de l’Ouest mais après la défaite du Duc, il a perdu toute motivation. Etant donné que notre famille se trouve du côté des perdants, nous devrions faire allégeance au nouveau dirigeant de la ville, mais votre frère a gardé un étroit contact avec les quatre autres grandes familles. Je ne parviens pas à lui faire entendre raison à ce sujet, je pense que vous en devinez pourquoi. »
– « Il a la certitude de devenir le prochain chef de famille », répondit Ferlin.
Lumière du Matin ayant quitté la famille, son père n’avait pas d’autre choix que Miso pour lui succéder. C’est sans doute pourquoi son frère lui avait réservé un accueil glacial lorsqu’il s’était présenté au manoir familial après tant d’années.
– « Cela n’a rien à voir avec ses aptitudes ni avec son instruction. Les aptitudes peuvent se développer et le savoir s’enseigner, mais un bon successeur doit savoir observer », poursuivit son père. « Non seulement Lord Petrov a annoncé la nouvelle politique de Son Altesse Roland mais je déduis également de la pièce, intitulée ײUne Nouvelle Citéײ, dans laquelle jouait Melle May à la Forteresse, que le Prince a l’intention de faire de toute la région de l’Ouest une seule entité. Je ne sais pas si les quatre grandes familles accepteront ce changement mais quoi qu’il en soit, la situation n’est pas des plus calmes. La meilleure chose que nous ayons à faire est d’observer tranquillement ce qui va se produire plutôt que de servir de pierres d’orientation à ces familles. »
Ferlin était déjà au courant. Son Altesse n’avait jamais caché ses intentions et politiques : avant de les mettre en application, il les faisait connaître à son peuple, y compris le projet de faire de Border Town une grande ville.
Cependant, il ne voulait pas prendre part à une dispute au sujet de qui serait à la tête de la famille. Quoi que son père en dise, Miso ne renoncerait certainement pas. Ferlin connaissait très bien son jeune frère.
Finalement, il secoua la tête :
– « Désolé, Père, je… »
– « Je ne vous demande pas de prendre une décision maintenant », dit le vieux chevalier avec un geste de la main. « Après tout, je suis encore en très bonne santé, et tant que je serai là, la famille sera bien dirigée. » Il sourit : « Si Miso pouvait comprendre tout cela, je n’aurais pas besoin d’en parler. Tout ce que j’espère, c’est que si jamais notre famille était dans la difficulté, vous nous feriez cette faveur. Je vous le demande, au nom de votre mère et au mien. »
Cette fois, Ferlin n’eût pas la force de refuser.