La phrase “Il ne nous reste pas beaucoup de temps” avait d’abord effrayé Roland. Mais il se sentit soulagé après avoir entendu l’explication complète.
– « Ne vous arrêtez pas à mi-chemin, cela ne ferait que présenter les choses sous un jour effrayant. »
– « Parce que vous vous imaginez que cinq ans, c’est long ? » Ayesha fronça les sourcils : « Le timing était précis lors des première et deuxième Guerres de la Volonté Divine. J’ignore pourquoi il s’est accéléré mais il se pourrait que les choses arrivent plus tôt que prévu. »
– « Je pensais que vous alliez m’annoncer l’arrivée de la Lune Sanglante pour cet hiver », répondit Roland.
Selon l’état des recherches et du développement actuels, il lui faudrait un an pour généraliser l’utilisation de nouvelles armes à feu à toute l’armée. Si les ennemis n’étaient pas imperméables aux lames et aux lances, ils avaient encore une chance de gagner la guerre. Le Prince devait avant tout se préoccuper de la construction et du développement de son territoire, celui-ci devant être en mesure de soutenir une guerre durable. Pour cela, il fallait que les terres, la population et les ressources répondent à des normes plus élevées. Le territoire devrait avoir suffisamment de ײtrous d’hommesײ et de possibilités de retraite où les gens pouvaient se rétablir face à une possible défaite.
La principale difficulté ne résidait pas dans la fabrication d’armes à proprement parler mais dans la création d’un nombre suffisant de villes industrielles qui soient en mesure de fournir de façon constante à la population des munitions et de la nourriture en temps de guerre. Une bonne logistique assurerait la victoire. Finalement, il réalisa ce dont il avait le plus besoin : des dirigeants, des gouverneurs et des commis fiables. Sans cela, même s’il parvenait à unifier le Royaume de Graycastle, il ne pourrait jamais en faire une machine de guerre et la noblesse le traînerait probablement par les pieds.
Il est vrai que les pays capables de mener une guerre ont toujours été ceux dont la population était la plus instruite.
– « Comment s’appelle cette arme ? » Demanda Ayesha en changeant soudain de sujet : « Je crois vous avoir entendu parler de Canon de Forteresse de 152mm… »
« Il s’agit de l’Artillerie Standard de Forteresse », répondit Roland « Par la suite, nous aurons également une artillerie navale. »
– « Si vous pouviez équiper les remparts avec des armes comme celle-ci avant l’arrivée de la Lune Sanglante, nous serions certainement en mesure de résister aux assauts des Diables. Si j’en crois Kyle Sichi, ce que j’ai fait au sein du laboratoire de chimie était directement lié au canon. C’est vrai ? » Déterminée, Ayesha ajouta : « Je ferai de mon mieux pour produire de l’azote liquide et de l’oxygène liquide, aussi longtemps qu’il faudra… »
– « Ne vous inquiétez pas », dit le Prince pour la réconforter : « Nous allons vaincre ces Diables. »
– « Est-ce là tout ce que vous attendiez de moi pour aujourd’hui ? » Demanda Evelyne en trempant son doigt dans le vin.
Elle le porta ensuite à sa langue. La saveur épicée lui semblait plus intense. Selon les exigences de Son Altesse, plus la liqueur blanche était pure, meilleur était son goût. Les meilleurs spiritueux ne contenaient pas d’eau et chaque goutte était moelleuse et riche. Même si elle avait le sentiment que la liqueur blanche qu’elle avait créée se rapprochait de la description qu’en avait faite Son Altesse, celle-ci s’éloignait de ce qui pourrait être considéré comme savoureux.
– « Oui. Excellent travail », dit le directeur de la brasserie en étiquetant les pots de vin. Avec un signe de la tête, il ajouta : « Lorsque vous parlerez à Son Altesse, ne m’oubliez pas. »
– « Croyez-vous vraiment pouvoir vendre ça ? » Demanda Evelyne, confuse.
Elle avait l’expérience de la gestion d’une taverne et craignait que rares soient les gens capables de supporter une saveur aussi audacieuse.
– « Pour cet alcool, je l’ignore », répondit le gérant, « Mais de temps à autre, quelqu’un vient et en emporte une cargaison. Je suppose qu’il y a des gens qui l’apprécient. »
Evelyne se sentit aussitôt soulagée. Si personne n’en buvait, non seulement Son Altesse aurait échoué, mais elle deviendrait du même coup inutile… Heureusement que les choses ne se passaient pas comme elle l’avait imaginé. Son Altesse était un grand aristocrate qui connaissait très bien les goûts de la noblesse. Elle sourit :
– « Dans ce cas, je file. »
Evelyne quitta la brasserie et traversa les rues où soufflait un vent glacé. En arrivant au château, elle se sentit accueillie par une douce chaleur. Entre l’extérieur et l’intérieur, c’était un tout autre monde. Elle prit une profonde inspiration et enleva son manteau.
Ce confort de vie aurait été inimaginable autrefois. En hiver, elle avait l’habitude de s’asseoir avec sa famille près d’un brasier ou de se blottir sous une couverture.
« En quoi cette vie au château diffère-t-elle du Royaume de Dieu que l’Eglise a décrit comme un éternel printemps ? En outre, Son Altesse a dit qu’elle allait populariser le système de chauffage central dans toute la zone résidentielle, permettant ainsi à ses sujets de vivre loin du froid glacial des Mois des Démons qui vous transperce le corps ».
Elle n’avait aucune idée du nombre de croyants de l’église qui étaient arrivés au Royaume de Dieu, mais ici, les sorcières, pourtant considérées comme des servantes du Diable et les gens du peuple, étaient les premiers à jouir de ce privilège. Si les croyants venaient à l’apprendre, sans doute grinceraient-ils des dents. »
Son Altesse Royale était vraiment capable de tout.
De l’autre côté de la grande salle, Andrea, Cendres et Shavi jouaient au poker.
– « Une paire de huit! »
– « Je passe. »
– « Une paire de deux! J’ai gagné », dit fièrement Andrea. « C’est Cendres qui a le plus de cartes, soit un total de 6. Mettez à jour vos reconnaissances de dette pour la crème glacée! » Puis elle se retourna et fit signe à Evelyne : « Hey, voulez-vous jouer avec nous ? »
Curieuse, Evelyne ne put s’empêcher de demander :
– « Qu’est-ce qu’une reconnaissance de dettes pour la crème glacée ? »
– « C’est un enjeu », répondit Cendres en agitant la main. « Celle d’entre nous qui aura le plus de dettes devra renoncer à sa prochaine part de pain à la crème glacée au profit du gagnant. Qu’en pensez-vous ? Voulez-vous essayer ? »
Evelyne hésita. C’était une des rare occasions qu’elle aurait de converser avec des sorcières de combat. Sur l’Île Dormante, Andrea et Cendres ne seraient que des proches de Lady Tilly, que l’on voyait rarement et elles ne l’inviteraient certainement pas de plein gré à se joindre à leur activité. De plus, ce jeu semblait très intéressant. Les règles étaient simples mais il offrait de nombreuses variantes. De plus, il fallait faire équipe. On aurait facilement pu passer toute la journée à y jouer.
– « Hum, ce sera bientôt l’examen final. Ne révisez-vous pas ? »
– « Vous voulez parler de l’examen concernant les cours de base du soir ? » Andrea fit la moue : « C’est tellement facile que je l’aurai certainement sans avoir besoin de trop étudier. »
Les deux autres approuvèrent.
« C’est vrai… Andrea est une aristocrate, elle est donc plus cultivée et plus perspicace que les gens ordinaires. » Cendres et Shavi sachant lire et écrire, elle était à présent bien loin derrière.
– « Je… je ferais mieux de m’abstenir de jouer », dit-elle après un moment d’hésitation. « Continuez sans moi, je vous prie, je retourne étudier dans ma chambre. »
Laissant les trois jeunes femmes un peu surprises, Evelyne se précipita en direction de la Résidence des Sorcières. Elle poussa la porte en bois et aperçut Chandelle qui, assise à la table du séjour, pratiquait les exercices d’arithmétique figurant au dos du manuel.
– « Vous voilà de retour ? »
– « Oui », répondit-elle, soulagée de constater que Chandelle travaillait elle aussi. « Comment se passent vos révisions ? »
– « Pas mal. Les sciences naturelles et l’arithmétique sont un peu difficiles à comprendre », répondit Chandelle en souriant. « Et vous ? »
– « Je suis comme vous », répondit Evelyne. « Faisons une liste de toutes les choses que nous ne comprenons pas. Nous poserons la question à Mlle Anna dans le courant de la soirée. »
– « Bonne idée. »
Selon Mlle Sophia, c’est Son Altesse en personne qui avait rédigé ces ouvrages basés sur ses propres connaissances. Si elle parvenait à les maîtriser, cela signifierait-il qu’elle posséderait aussi une partie de sa toute-puissance ? Evelyne pensait secrètement que même si elle ne pouvait pas changer la capacité avec laquelle elle était née, au moins pourrait-elle progresser en travaillant dur. Si les nobles n’appréciaient plus de boire de la liqueur blanche épicée, elle pouvait toujours travailler comme enseignante sur le territoire. Au moins ne serait-elle pas inutile. À cette fin, elle lisait son manuel et étudiait ces phrases et équations difficiles à chaque fois qu’elle en avait le temps et se rendait fréquemment dans les chambres d’Anna, Sophia et Wendy.
Lors du dernier test, c’est encore elle qui avait eu le score le plus bas, cependant, elle était persuadée que cette fois, ce ne serait pas le cas.
« Dans un premier temps, fixons-nous un objectif réalisable. Je veux dépasser Maggie! » Se dit-elle en elle-même.