« On dirait que l’Église a surgi tout à coup de nulle part. »

Cette pensée résonnait  dans l’esprit de Roland tandis qu’il retournait à son bureau.

Il ferma les yeux et regarda attentivement dans les souvenirs de l’ancien Prince mais ne trouva aucune information pertinente à ce sujet. Celui-ci n’en savait pas plus au sujet de l’Église que n’importe quel autre aristocrate. Lorsqu’il vivait au palais, le 4e Prince ne s’était jamais donné la peine d’apprendre quoi que ce soit d’utile, de sorte que ses connaissances en théologie se réduisaient à une case vide. Mais si Tilly avait dit vrai, la stratégie de propagande de l’Église était plutôt étrange.

Dans les mythes religieux de son ancienne vie, par exemple il y avait toujours eu des dieux depuis que l’univers existe et la plupart des gens soutenaient que les dieux avaient créé le monde. Les sept jours de la création, le karma, la réincarnation et autres, chaque religion avait son propre ensemble de traditions illustrant le pouvoir de leur Dieu.

En comparaison, l’Église de ce monde… manquait de substance.

Roland n’ayant pas d’autre indice qui lui aurait permis d’en apprendre davantage, il secoua la tête et repoussa ces considérations dans le fond de son esprit.

Peut-être aurait-il la réponse à ces questions lorsqu’ils iraient explorer les ruines dans la Forêt aux Secrets.

Il se dirigea vers la fenêtre et regarda en direction du jardin où un immense revêtement était étalé sur le sol. Au milieu de la vaste étendue de neige blanche, son aspect vert bleuté attirait particulièrement le regard.

Soraya était en train de préparer une plus grande poche à air. Le nouveau ballon aurait une capacité supérieure et pourrait, par conséquent, transporter davantage de personnes. Dans le cas où ils ne parviendraient pas à délivrer la femme prise au piège dans les ruines, Anna pourrait alors découper le ײcercueil de glaceײ et la ramener, ainsi que quelques-unes des pierres transparentes, à Border Town.

L’expédition aurait lieu dans deux jours.

On s’était déjà organisé pour savoir qui partirait. Tilly, Sylvie, Shavi, Cendres et Andrea pour les sorcières de l’Île Dormante et Anna, Wendy, Rossignol, Nana, Foudre et Maggie pour celles de l’Association. Ce groupe était d’une puissance sans précédent. Leurs capacités d’attaque, de défense et leur sensibilisation au champ de bataille étant du plus haut niveau, du moment qu’ils ne portaient pas de Pierre du Châtiment Divin, les Diables n’auraient aucune chance de les approcher.

– « Votre Altesse, l’Alchimiste en chef, Monsieur Kyle Sichi, demande à vous voir », annonça un garde depuis le seuil de la porte.  

– « Faites-le entrer. »

Cette fois, Kyle n’était pas seul. Son collègue Chavez l’accompagnait.

– « Votre Altesse, le système de production à grande échelle d’acide nitrique que vous avez demandé est pratiquement prêt. »

– « Vraiment ? » Roland demeura un moment comme abasourdi puis une explosion de joie inonda son cœur. C’était probablement la meilleure nouvelle qu’il ait apprise depuis quelques jours. Plein d’enthousiasme, il se leva pour servir une tasse de thé aux deux chimistes et demanda : « Dites-moi, comment avez-vous fait ? »

– « Tout le mérite en revient à Chavez », dit-il en riant, « aussi, je vais lui laisser la parole. »

– « Votre Altesse », commença le jeune Chavez en s’inclinant, quelque peu réservé. « Votre atelier d’alchimie… euh, je veux dire votre laboratoire de chimie utilise du salpêtre distillé pour produire de l’acide nitrique dilué qui est ensuite purifié avec de l’acide sulfurique concentré. J’ai donc essayé de combiner les deux procédés en mettant directement le salpêtre dans l’acide sulfurique concentré, puis j’ai chauffé le tout. Ce faisant, j’ai réussi à obtenir de l’acide nitrique, dont la pureté était très élevée. Au point que j’ai même pu observer la fumée dont on parlait dans la ײchimie élémentaireײ.

– « Vous les avez chauffé ensemble ? Mais  la combinaison des deux n’est pas la même chose », répondit Roland, déconcerté. « La température nécessaire à la distillation sèche est beaucoup plus élevée que celle requise pour les chauffer ensemble. De plus, le gaz obtenu lors de la distillation est de l’oxyde d’azote qui, mélangé à l’eau, devient de l’acide nitrique dilué. L’acide sulfurique concentré est seulement utilisé pour le purifier en raison de son point d’ébullition élevé et de sa forte absorption d’eau qui à son tour réduit la teneur en humidité de l’acide nitrique. Mais ce procédé n’implique pas de réactions chimiques. »

– « Moi non plus je ne comprends pas très bien comment je suis arrivé à ce résultat, mais M. Sichi, qui a fait d’autres expériences par la suite, pense que ma découverte n’était qu’une coïncidence. »

– « Une coïncidence ? » Demanda Roland en regardant le chef alchimiste.

– « En effet », répondit Kyle avec certitude, « Les deux procédés diffèrent, cependant ils produisent les mêmes effets. D’après la formule chimique, je suppose qu’il existe un composant dans le salpêtre qui réagit avec l’acide sulfurique avant de s’évaporer sous l’effet de la chaleur. Il ne reste plus alors que de l’acide nitrique. Si je reprends la formule, il semblerait que ce soit une sorte de… nitrate. »

Roland se rappela soudain avoir lu dans un manuel de chimie qu’avant l’invention de l’ammoniaque synthétique, on utilisait du nitrate de sodium ou de potassium que l’on faisait réagir avec de l’acide sulfurique concentré pour produire de l’acide nitrique. C’était le plus ancien procédé industriel. Le salpêtre étant principalement composé de ces deux types de nitrate, il était facile d’obtenir de l’acide nitrique. De plus, l’extraction était également très simple. Il suffisait de contrôler la température pour obtenir un flux constant d’acide nitrique par évaporation.

Par la suite, cette méthode, qui nécessitait énormément d’acide sulfurique et corrodait rapidement l’équipement, fut remplacée par une technologie plus avancée.

Mais pour Roland, ces deux points n’étaient pas vraiment un problème. Comme il n’avait pas encore instauré d’industrie des engrais et des pesticides sur son territoire, tout l’acide sulfurique produit pouvait donc être utilisé pour purifier l’acide nitrique. Quant aux problèmes de corrosion générés par les vapeurs d’acide, Soraya pourrait facilement les résoudre avec un revêtement spécial.

– « Bien joué », dit Roland tout en tapotant joyeusement l’épaule de Chavez, « Vous avez réussi à trouver cette méthode simplement avec un peu de chance. »

– « Vous ne le savez peut-être pas, mais Chavez avait déjà une chance exceptionnelle lorsqu’il étudiait au sein de l’atelier d’alchimie de Redwater City », répondit Kyle Sichi en haussant un sourcil. « Il ne connaissait pas la chimie et l’alchimie est une forme d’exploration qui demande de la chance. Au début de la vingtaine, ce gamin avait déjà découvert la méthode de préparation dioïque. C’est comme ça qu’il est devenu le plus jeune alchimiste de l’atelier, ce qui a fait rougir d’envie les autres apprentis qui avaient entre trente et quarante ans. Vous n’ignorez sans doute pas que la plupart d’entre eux resteront toute leur vie des apprentis. »

– « Quoi qu’il en soit, c’est une bonne nouvelle pour la ville », complimenta Roland. « Essayez à présent de construire un équipement adéquat, je vais vous envoyer des sorcières pour vous aider. Si possible, nous augmenterons alors l’échelle de production. »

– « Ce sera comme vous le souhaitez. »

– « Très bien, j’ai encore une autre tâche à vous confier », dit Roland d’un ton plus solennel cette fois. « Maintenant que nous aurons une source fiable d’acide nitrique, j’aurais besoin de vous pour fabriquer quelque chose de très dangereux : de la nitroglycérine. »

– « C’est vraiment très dangereux ? » Demanda Kyle.

– « Techniquement, c’est assez simple. Il suffit de faire réagir de l’acide nitrique concentré avec du glycérol et d’y ajouter ensuite de l’acide sulfurique concentré qui agit comme un catalyseur. Cependant, pendant le processus de réaction, vous devrez contrôler strictement la température et la ventilation. La nitrification produisant beaucoup de chaleur, il serait préférable de mettre le récipient dans de l’eau glacée pour réaliser cette expérience. Gardez à l’esprit que les fluctuations de température, les vibrations, les chocs ou les frottements sont susceptibles de provoquer une explosion. »

Roland n’était pas certain que ses connaissances, en tant qu’amateur, étaient fiables, mais les ingrédients étaient indubitablement les bons. Même si cela présentait des risques, il fallait essayer. « Au cours de l’expérience, il est préférable de n’utiliser qu’une petite quantité d’ingrédients, de sorte que si jamais un accident se produit, Melle Nana pourra vous porter secours. »

– « C’est… »

Chavez s’apprêtait à répondre mais avant même qu’il ait eu le temps de dire un mot, Kyle avait déjà donné sa promesse.

– « Je comprends. La puissance de ce produit est-elle comparable à celle de la poudre de neige ? »

– « C’est complètement différent. »

– « Cette expérience me semble intéressante », répondit Le chef Alchimiste.

« On a donc raison de dire que neuf chimistes sur dix sont des amateurs potentiels d’art explosif », pensa Roland.

La nitroglycérine étant extrêmement instable, Nobel ajoutait de la diatomite à sa dynamite pour en minimiser les dangers. Mais cela réduisait également sa puissance explosive. Naturellement, Roland n’utiliserait pas cette méthode classique. Il avait l’intention d’y ajouter de la nitrocellulose ou du nitrostarch qui, tout en stabilisant la nitroglycérine, augmenteraient au contraire l’effet explosif. Avec la première, on obtiendrait un excellent explosif sans fumée, tandis qu’avec le second, l’explosion serait bien plus forte. Leur noms à eux seuls laissaient entrevoir qu’une grande quantité d’acide nitrique était la clé pour passer de la poudre noire à l’explosif chimique.

Roland était maintenant en possession de cette clé.