Le lendemain, Roland fit ses adieux à Lotus et Honey dans la cour du château.
Les deux femmes auraient bien voulu ne pas partir si vite, mais ayant appris que la ײJolie Dameײ et son équipage attendaient sur la plage, le Prince avait décidé de ne pas retarder davantage leur départ. Il ferait ainsi montre de magnanimité et ne mettrait pas Tilly dans une position embarrassante. Il devait reconnaître que dans sa situation, alors qu’il était nécessaire pour elle de construire à grande échelle sur l’Île Dormante, le fait d’envoyer des sorcières importantes à Border Town était une preuve de sa sincérité. Ceci étant, il serait malvenu de sa part d’exiger davantage.
Afin de leur éviter de faire un long voyage dans la neige, Anna et Wendy les accompagneraient à bord de l’Observateur des Nuages, ce qui réduirait la durée du trajet à trente minutes.
– « Nous sommes reconnaissantes à Votre Altesse d’avoir pris soin de nous ces derniers mois », déclarèrent les deux sorcières en s’inclinant devant Roland.
– « C’est plutôt à moi de vous remercier », dit-il. « Vous avez toutes deux beaucoup contribué à la construction de Border Town c’est pourquoi je voudrais vous offrir ces cadeaux. »
– « Des cadeaux ? » Les joues de Lotus, embarrassée, s’empourprèrent.
Honey se toucha la poitrine, regarda Lotus et demanda, toute excitée :
– « J’en aurai un moi aussi ? »
Roland prit deux sacs des mains de Rossignol et les lui tendit :
– « Bien sûr! Allez-y, ouvrez-les. »
Incapable d’attendre plus longtemps, Honey ouvrit le paquet et en sortit un linge blanc.
– « Hey, qu’est-ce que c’est ? Serait-ce un corset ? »
– « Héhé… C’est une écharpe », répondit le Prince en s’avançant pour enrouler le linge de coton autour de son cou. « De cette façon, vous n’aurez plus à redouter le vent et la neige sur votre cou. Si vous le montez un plus haut, vous pourrez même couvrir vos oreilles. »
– « Hmm… c’est doux et chaud », répondit la jeune femme, satisfaite.
C’était peut-être une illusion, mais on aurait dit que le visage de Lotus était encore plus rouge.
– « Il y a autre chose », dit Honey lorsqu’elle eut terminé de jouer avec l’écharpe. Elle tira du sac une seconde boîte et demanda : « Votre Altesse, est-ce un autre cadeau ? »
– « Oui, ouvrez-le et vous verrez. »
– « Wow, ça brille! » s’exclama-t-elle toute joyeuse en soulevant le haut de la boîte : « Lotus, regardez! Je me vois dedans! »
C’était un petit miroir encastré dans un coffret de bois, également disponible sur le marché de proximité. Roland savait d’expérience que les femmes étaient incapables de résister à un cadeau brillant comme celui-ci.
L’enthousiasme de Honey eut tôt fait d’attirer l’attention des autres sorcières. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les sorcières de l’Île Dormante étaient réunies dans la cour. L’une après l’autre, elles se regardèrent dans le miroir et ne purent dissimuler leurs regards envieux et admiratifs. Ce miroir de cristal, recouvert à la main par Soraya, était bien supérieur aux miroirs d’argent en termes de réflectivité et de précision. Roland venait de découvrir un nouveau moyen de les amadouer.
La distribution des cadeaux terminée, le ballon, entièrement gonflé, était fin prêt à partir. Les sorcières montèrent dans la nacelle et saluèrent de la main Roland et les sœurs restées à terre. Maintenant que le départ approchait, elles se sentaient tristes à l’idée de la séparation.
– « Je dois admettre, cet endroit est très agréable à vivre », chuchota Tilly, qui s’était approchée, à l’oreille de Roland. « L’approvisionnement en eau est très pratique et les chambres sont extrêmement confortables. J’ai peine à croire qu’en un an seulement, vous ayez réussi à faire de cet endroit précaire ce qu’il est devenu. »
– « Regrettez-vous ? »
– « Vous voulez dire de vous avoir envoyé des sorcières ? » Elle se mit à rire : « Comment le pourrais-je ? Comment pourrais-je jamais regretter de leur avoir permis de vivre une vie meilleure ? N’oubliez pas que je suis moi aussi une sorcière. »
Dans ce jardin d’un blanc immaculé, le sourire de Tilly étincelait tel un flocon de neige, pur et incolore. Si, dans le monde d’où il venait, Roland avait eu une jeune sœur comme Tilly, il leur aurait été impossible de sortir ensemble sans que tous se retournent sur elle. Mais Roland était conscient du fait qu’elle était plus pour lui une collaboratrice et une alliée qu’une sœur. Au vu de sa décision de la veille, il était clair qu’elle n’hésiterait pas à prendre personnellement des risques pour faire face à d’éventuelles menaces.
– « Avez-vous vraiment l’intention de vous rendre dans un endroit aussi dangereux ? » demanda le Prince. « Même si vous êtes une Extraordinaire, il n’est pas certain que vous soyez une sorcière de combat. »
– « Ne vous inquiétez pas, j’ai les moyens de me protéger », répondit Tilly. Elle étendit les mains pour lui montrer ses bijoux. À son annulaire gauche, elle portait un anneau de cristal bleu et sur sa main droite un gant de soie blanche sur lequel était incrustée une gemme rouge. En toute honnêteté, Roland dut reconnaître que cet assortiment était plutôt étrange et lui rappelait les robes asymétriques et les combinaisons étonnantes créées par les stylistes modernes que l’on pouvait voir sur les podiums. La veille, le Prince avait déjà remarqué ces détails mais par courtoisie, il s’était bien gardé de l’interroger ce sujet.
– « Celle-ci est une pierre magique que j’ai découverte dans des ruines antiques », expliqua Tilly. « Il vous suffit d’y insuffler votre magie et elle vous offre toutes sortes de capacités. Cette bague, par exemple, me permet de voler, tout comme Foudre. »
Elle avait à peine terminé de parler que, joignant le geste à la parole, elle fit décoller ses pieds du sol et son corps, comme en apesanteur, se mit à flotter dans les airs. Roland en resta stupéfait.
« Cette pierre magique aurait-elle le pouvoir de modifier la capacité d’une sorcière ? », demanda-t-il.
En clair, il comprit ce que cela signifiait :
Si l’on pouvait faire en sorte qu’un groupe entier de sorcières obtiennent la même capacité, l’efficacité du travail en serait considérablement augmentée. Par exemple, si toutes les sorcières pouvaient, par l’entremise de cette pierre, obtenir la même capacité que Lotus, il ne leur faudrait qu’une journée pour construire la zone résidentielle temporaire.
Tilly redescendit et tendit la main droite en direction du sol : une lumière brillante jaillit du bout de ses doigts, frappa la neige et, en un instant, se forma un cratère de la profondeur d’une cheville révélant la terre noire dissimulée par le manteau blanc.
– « Vous pouvez donc utiliser deux capacités en même temps ? » Demanda Roland, surpris.
– « Non », répondit Tilly en secouant la tête. « La plupart du temps, la pierre magique ne permet d’utiliser qu’un seule capacité à la fois. Si j’envoyais ma magie simultanément dans deux pierres, rien ne se passerait ». Elle sourit : « Au départ, je n’avais pas l’intention de vous en parler mais après notre conversation de la nuit dernière, j’en suis venu à penser que je m’étais peut-être méprise à votre sujet… Le fait que vous m’ayez parlé honnêtement de ce qui s’était passé dans les ruines antiques m’a fait grand plaisir… et en même temps, je me suis sentie un peu honteuse. »
– « Aucun souci, je peux comprendre. »
– « Oh! Pendant que j’y pense, il y a autre chose que je voulais vous demander : qu’est-ce que ce corset dont Honey a parlé tout à l’heure ? »
Roland faillit s’étouffer avec sa salive :
– « Hum… je n’en ai aucune idée… peut-être devriez-vous poser la question à Sylvie ou à Evelyne. »
– « Soit », répondit Tilly en haussant les épaules. « Il semblerait que vous ayez encore quelques réserves à mon sujet. »
Durant un moment, le Prince ne sut s’il devait rire ou pleurer.
– « Changeons de sujet », dit-elle avec un clin d’œil. « Depuis hier soir, quelque chose me préoccupe. Si ces sites appartenaient vraiment à l’Église, pourquoi auraient-ils laissé sur place ces pierres magiques ? Si j’en crois ce qui est arrivé à Cendres, il est très probable que l’Église élève ses propres sorcières. Ces pierres pourraient leur être très utiles. Même s’ils avaient délibérément voulu dissimuler certaine informations lorsque les Diables les ont contraints de fuir, cela ne devrait pas les empêcher de continuer à utiliser ces pierres. Tout ceci n’a aucun sens. »
– « L’Eglise ne se soucierait pas de ces pierres ? » se demanda Roland qui réfléchissait à voix haute. « Non, c’est peu probable. S’ils avaient pu produire ces pierres en quantité, l’Association de Coopération des Sorcières n’aurait pas réussir à fuir. Si ceux-ci avaient eu le pouvoir de voler, nulle n’aurait pu échapper à la chasse aux sorcières organisée par L’Eglise. »
« En effet, je me rappelle que j’ai trouvé quelque chose de très étrange au sujet de l’Eglise et de son dieu en parcourant les livres de la bibliothèque du palais… Non seulement leurs registres historiques s’arrêtent à il y a environ 400 ans mais les origines de leur dieu elles-mêmes sont plutôt floues. Il y peu de détails le concernant, ni nom, ni légendes épiques. Ils affirment qu’il est tout-puissant et omniscient mais à part cela, rien. Comparé aux Trois Dieux Antiques, il apparaît seulement comme une vague notion, sans rien de concret. Ces deux points mis bout à bout, je ne peux m’empêcher d’avoir une étrange impression à propos de cette affaire. »
– « Laquelle ? » Demanda Roland, le cœur glacé d’effroi.
– « On dirait que l’Église a surgi tout à coup. »