– « Dame Tilly! »
En arrivant au château du seigneur, conduite par Rossignol, la Princesse n’aurait jamais pensé que Sylvie soit la première personne à venir l’accueillir. Oubliant les salutations d’usage, celle-ci, toute joyeuse, accourut et la serra dans ses bras.
– « Vous êtes déjà là ? Mais nous sommes encore en automne! »
– « On se croirait presque en hiver » répondit Tilly. « Où sont les autres ? »
– « Lotus est occupée à construire des maisons pour les réfugiés, Evelyne et Chandelle sont encore dans la zone industrielle et Honey entraîne ses oiseaux messagers dans le jardin derrière le château », répondit Sylvie en comptant sur ses doigts. « Son Altesse les a envoyé chercher. »
– « Ne vous inquiétez pas, je pense qu’elles ne vont pas tarder », dit une voix quelque peu familière mais pourtant inconnue derrière Sylvie.
Tilly leva la tête et vit un jeune homme aux cheveux gris qui lui souriait. Physiquement, il n’était guère différent de ses souvenirs mais sa manière de sourire et son attitude n’étaient plus du tout les mêmes.
– « Bienvenue à Border Town, ma chère sœur. »
De nombreuses pensées se bousculaient dans l’esprit de Tilly. Elle aurait bien voulu exprimer tous ses doutes, mais elle s’abstint et suivit Roland dans une pièce qui ressemblait à une étude, le visage impassible.
– « Asseyez-vous, je vous en prie », dit le Prince en versant une tasse de thé noir bien chaud qu’il posa devant elle. « Il y a un an que nous ne nous sommes pas vus. J’imagine que, tout comme moi, vous avez beaucoup à raconter. Mais ne nous pressons pas. » Il regarda la neige qui tombait par la fenêtre et poursuivit : « L’hiver sera long cette année. »
Elle prit la tasse, s’assit près de la table en acajou et dévisagea silencieusement le Prince.
Les premiers mots qu’il avait dits ne ressemblaient guère à son frère. Celui-ci était timide et lâche. En dehors, il semblait fort mais au fond, c’était un être faible. Il cherchait toujours le moyen le plus rapide de fuir pour ne pas avoir à affronter un problème. Mais le Roland Wimbledon qui se tenait devant elle était complètement différent. Il s’efforçait de prendre l’initiative de lancer une conversation et malgré son ton aimable et doux, il avait l’attitude d’une personne qui assumait parfaitement son rôle de leader.
– « Rossignol ? », dit Roland en tournant la tête.
– « Mais Votre Altesse… »
La voix de la sorcière qui l’avait conduite jusqu’au château résonna quelque part dans la pièce.
– « Tout va bien, c’est ma petite sœur. »
– « Très bien », répondit Rossignol. Elle resta un moment silencieuse puis redevint visible et quitta la pièce à contrecœur.
– « À présent, il n’y a plus ici que vous et moi », dit-il avec un léger rire en revenant vers la table.
– « Mais enfin, qui… êtes-vous vraiment ? », demanda Tilly au bout d’un moment.
Elle pensait que son interlocuteur hésiterait ou ferait tout un mystère. Jamais la Princesse n’aurait imaginé qu’il lui répondrait aussi vite :
– « Je suis bien Roland Wimbledon, votre frère aîné, quatrième Prince du Royaume de Graycastle. » Puis il ajouta en riant : « Je sais que j’ai beaucoup changé, mais je vais tout vous expliquer tranquillement. »
Tilly se remémora soudain ce qu’il avait écrit dans sa lettre :
« Quant à ce qui me pousse à prendre cette décision et la raison pour laquelle je ne suis plus indifférent comme je l’étais par le passé, nous pourrons discuter de ces petits détails lors d’une prochaine occasion. » C’est probablement cette phrase qui l’avait décidée à venir dans cette ville reculée.
Elle ne put s’empêcher de répondre :
– « Je serais heureuse d’entendre ce que vous avez à me dire. »
Son histoire n’était pas compliquée mais très excitante.
Lorsque Roland acheva le récit de ce qui lui était arrivé depuis qu’il avait été envoyé à Border Town, Tilly s’aperçut que sa tasse était vide depuis longtemps. Elle laissa échapper un long soupir puis revint sur son histoire.
En résumé, une sorcière nommée Anna avait ému Roland. Il l’avait sauvée et, à travers elle, pris conscience des actes pervers de l’Église et des sinistres mensonges que ces gens racontaient au peuple. Par la suite, le fait que Garcia ait tenté de l’assassiner l’avait amené à s’apercevoir du côté obscur du pouvoir royal. Même caché dans un endroit reculé du royaume, il ne pourrait pas échapper à leur malice, aussi avait-il décidé de tout changer.
Bien que ce récit semblât quelque peu théâtral, il pouvait à la limite être considéré comme une explication. Restait cependant la question de ses étranges connaissances. Qu’il s’agisse de la machine à vapeur ou des revolvers, il était impossible qu’ils soient le résultat d’un moment d’inspiration.
– « Vous dites que finalement, tout ceci résulte de souvenirs complémentaires qui vous sont soudain revenus en mémoire ? », demanda Tilly.
– « En effet », répondit Roland avec franchise. « Je sais que c’est difficile à croire, mais c’est la vérité. J’ai eu la chance de survivre à la tentative d’assassinat de notre sœur et de me réveiller du coma avec ces souvenirs. Ma rencontre avec Anna a été l’impulsion et le contenu de ces souvenirs la force motrice derrière mon désir de changer le statu quo. »
« Serait-ce l’œuvre d’une sorcière ? » Se demanda Tilly. « Il est peu probable qu’il ait été remplacé ou soit manipulé. Sylvie me l’a confirmé : Les capacités des sorcières de l’Association ne sont pas un mystère. Chaque jour, elles subissent un entraînement particulier et aucune d’entre elles n’a de pouvoir relatif à ces deux domaines, pas même de loin. »
Il ne restait qu’une explication : la possession. Elle n’avait pas éliminé la possibilité qu’une des sorcières ait la capacité d’infester son corps et de contrôler son esprit. Mais cette hypothèse était elle-aussi improbable.
« Quelles qu’aient été les pensées de Père au sujet de Roland, il est indubitablement Prince de Graycastle. Porter une Pierre du Châtiment Divin est quelque chose de normal pour lui. De plus, il est constamment entouré par ses chevaliers et ses gardes personnels sont là pour le protéger. À moins qu’une sorcière ait la capacité de se rendre invisible, elle n’aurait jamais pu l’approcher. »
« Et en admettant qu’une telle sorcière existe, comment connaîtrait-elle toutes ces choses qui sortent de l’ordinaire ? »
Lorsqu’elle était enfant, Tilly aimait fouiller dans la bibliothèque du palais. Elle bénéficiait également des leçons de précepteurs érudits aux cheveux blancs, mais jamais ceux-ci n’avaient fait la moindre allusion à la vapeur ou à la poudre de neige pour remplacer la puissance animale et les épées.
Vu sous cet angle, ses étranges connaissances avaient certainement quelque chose à voir avec ses rencontres bizarres.
– « Comment pourriez-vous me prouver que vous êtes bien Roland Wimbledon ? Y a-t-il encore en vous une part de celui qui vous étiez avant que ces souvenirs venus de nulle part n’apparaissent ? »
Tilly savait que cette question était plutôt grossière. S’il s’agissait du Prince qu’elle connaissait, il se serait sans doute déjà mis en colère, aurait renversé la table d’un coup de pied et quitté la pièce.
– « Je me souviens encore de ce qui s’est passé à la cour », répondit calmement le Prince. « Je pense que l’on peut reconnaître une personne à ses souvenirs qui n’appartiennent qu’à elle. Même si une sorcière qui vous connait bien pouvait prendre votre apparence, ses propres souvenirs n’étant pas les vôtres, elle resterait par essence une autre personne. J’ai peut-être d’étranges souvenirs dont j’ignore la provenance mais le jour où je vous ai fait pleurer en vous jetant sur du verre brisé est encore bien ancré dans ma mémoire. La preuve est là. » Il marqua une pause : « Je n’ai jamais eu l’occasion de m’excuser. J’espère qu’il n’est pas trop tard. »
Tilly resta silencieuse. Roland était assis devant elle avec ses vêtements propres et son visage reflétant la sincérité, comme pour lui dire de ne pas douter de la véracité de ses propos. De toute évidence, quel que soit l’angle sous lequel elle le considérait, le nouveau Prince était bien meilleur que le dandy qu’elle connaissait. Cependant, quelques doutes subsistaient dans son cœur.
– « C’est vraiment… incroyable. »
– « C’est normal », répondit Roland comme s’il avait lu dans ses pensées. « Beaucoup de choses sont inimaginables lorsqu’on ne les a pas vécues personnellement. Moi, par exemple, je n’aurai jamais pensé que ma petite sœur deviendrait une sorcière et parviendrait à le cacher à tous les résidents du palais. Mais… Comme je l’ai dit tout à l’heure, l’hiver ne fait que commencer. Nous aurons tout le temps d’apprendre à nous connaître. »
« C’est probablement la meilleure solution dans l’immédiat » pensa Tilly.
Elle acquiesça :
– « Je suis désolée, je risque de vous déranger durant ces prochains mois. »
– « Ne vous inquiétez pas pour ça. Je suis certain que vous allez aimer cet endroit. »