Roland avait déjà en tête le plan approximatif du futur système de sécurité publique de son territoire.

Pour l’heure, la population de Border Town était d’environ vingt mille habitants. Outre les autochtones, celle-ci comprenait également des personnes en provenance de la Forteresse de Longsong ainsi que des réfugiés qui avaient fui la Région de l’Est. Lorsque les messagers envoyés par Barov seraient de retour, ils ramèneraient sans doute des gens issus des régions Nord ou Sud du royaume. Les choses risquaient de se compliquer avec une population pluriculturelle et les conflits comme celui qui venait d’avoir lieu seraient de plus en plus fréquents eu égard aux différences de meurs.

Par conséquent, il était impératif que le Prince établisse un système de sécurité publique afin de bien séparer le rôle de la Première Armée qui consistait à patrouiller, de la gestion des violences internes. Il avait déjà réfléchi à ce problème mais n’avait rien prévu de précis en raison du peu de personnel dont il disposait. Mais maintenant que la Première Armée était mobilisée pour lutter contre les bêtes démoniaques et que, parallèlement, la population augmentait très rapidement, le moment était venu de mettre en œuvre son plan.

Étant donné qu’il conserverait seul le droit d’interpréter les lois et de présider les procès pour les crimes majeurs, son verdict serait sans appel.  La sécurité publique serait chargée de l’arrestation des criminels conformément à la loi et réglerait également les conflits civils. Le Bureau de la Sécurité aurait pour mission le maintien de l’intégrité du système et d’empêcher la corruption des services publics. Ils pourraient avoir recours aux services du personnel chargé de la sécurité publique pour mener à bien des opérations de ײnettoyageײ relatives à la corruption, économisant ainsi des ressources humaines. C’étaient là les grandes lignes du projet de Roland concernant le système de sécurité.

L’idéal serait de faire d’abord un essai à Border Town. Lorsque la ville aurait été officialisée, il pourrait alors étendre ce système à l’ensemble du territoire.

À ce moment-là, la totalité de ses terres, y compris les domaines gérés de façon autonomes par un noble, seraient tenues d’appliquer les mêmes lois et d’accepter les règles fixés par un unique département. Le Prince serait le seul à pouvoir se positionner au-dessus des lois.

En sa qualité de noble le plus haut placé du territoire occidental, Roland savait qu’il était totalement irréaliste de prétendre que les hommes étaient égaux devant la loi. De même, il n’avait pas le pouvoir d’abolir l’aristocratie. Mais il avait au moins la possibilité de s’assurer que le système féodal traditionnel n’existerait plus dans sa ville.  Ceux qui voudraient obtenir la protection du Territoire de l’Ouest devraient renoncer au pouvoir autonome.

Roland avait déjà une idée de qui serait le chef du ministère de la Sécurité Publique.

S’il voulait une personne dotée d’un fort sens de la justice et qui ne soit pas pédante,  Carter Lannis était précisément l’homme qu’il lui fallait.

Lorsque Vader revint à sa résidence temporaire, le vieux Kakusim sortit pour l’accueillir.

– « Tout…Tout s’est bien passé ? »

– « Ca va »,  grommela Vador, « Son Altesse ne m’a condamné qu’à dix coups de fouet. »

– « Laissez-moi jeter un coup d’œil », l’implora  Kakusim en s’approchant.

– « Rentrons d’abord », répondit Vader.

Il entra dans sa maison et aussitôt, la chaleur qui régnait à l’intérieur dissipa le froid qui envahissait son corps.  Une fois la porte fermée, il eût le sentiment de se trouver dans un monde complètement différent. Comparée à la cabane de bois où il vivait auparavant,  cette maison de terre, plus basse et plus étroite, lui donnait une sensation de confort.

« Il me semble que les autochtones appellent cela une ײmaison troglodyteײ, se dit-il.

Le vieil homme le pria de s’allonger sur le kang. Lorsqu’il souleva ses vêtements et découvrit le dos de Vader, il ne put s’empêcher de prendre une grande inspiration :

– « Votre dos est en sang! Je vais aller chercher de la cendre pour mettre sur vos blessures. »

– « Attendez, ce n’est pas nécessaire. Il y a un moment que le sang a cessé de couler », dit Vader. Il insista : « Le Chevalier en Chef m’a dit qu’il était préférable de laisser mes blessures à l’air libre et d’attendre deux ou trois jours. Elles guériront d’elles-mêmes. »

– « Deux ou trois jours ? », s’exclama Kakusim, inquiet, en secouant la tête. « Non, mon garçon. D’ici là, vous serez peut-être pris d’une forte fièvre et votre dos va enfler. Même si vous êtes fort et en bonne santé, il vous faudra au moins une semaine pour récupérer. Vous êtes mieux placé que moi pour savoir quand une maladie risque de se développer. »

– « Croyez-moi ou non », dit l’homme en humidifiant ses lèvres sèches, « Je n’ai quasiment pas mal. Au contraire, je ressens une sensation de froid et quelques démangeaisons : c’est signe que les blessures sont en train de cicatriser. Après ma peine, ils m’ont arrosé le dos avec de l’eau… »

– « De l’eau salée ? » Demanda Le vieil homme en fronçant les sourcils.

– « C’est ce que j’ai d’abord cru, mais je n’ai pas ressenti la douleur cuisante à laquelle je m’attendais », répondit Vader en riant doucement. « Le Chevalier qui venait d’exécuter la sentence m’a dit que cette eau éliminerait tout micro-organisme pathogène. Que si je voulais que mes blessures guérissent rapidement, je ne devrais rien faire de plus. Qu’il me fallait simplement les laisser sécher. »

– « Des micro… quoi ?

– « Des microbes », répondit Vader en serrant les lèvres, « Qui sait ce que ça peut être. Ca a probablement un rapport avec les sorcières. »

Le vieil homme baissa la tête et resta silencieux un long moment :

– « Vous n’auriez pas dû prendre ma défense. Ce n’étaient que des mots, c’était encore supportable… »  

– « Si nous nous montrions trop tolérants, nous risquerions d’endurer un traitement encore plus pénible. Je connais ce genre de types, qui ne sont vertueux qu’en apparence, comme la plupart des aristocrates », cracha Vader.  « J’ai entendu dire que la neige durait plusieurs mois dans cette région. Nous n’avons pas suffisamment d’argent pour tenir jusque-là. » Il marqua une pause : « De plus… j’ai délibérément choisi ce moment pour le frapper. »

– « Délibérément ? » Demanda Kakusim, incrédule.

– « Oui. Tous les jours à la même heure, j’aperçois le Prince sur le mur du côté Ouest. Etant donné qu’il avait promis de nous nourrir gratuitement et doit certainement haïr ce  genre de comportement qui porte atteinte à sa réputation. C’était le moyen le plus efficace pour attirer son attention. Si nous nous étions contentés de déclencher une bagarre, l’incident ne serait peut-être jamais remonté aux oreilles de Son Altesse. Après tout, Kohya Harvie a peut-être reçu des instructions de la part d’autres personnes. Si l’un des dirigeants de l’Hôtel de Ville voulait étouffer l’affaire, nous aurions beau protester, cela ne servirait à rien. »

-« Et si c’était le Seigneur lui-même qui lui avait commandé d’agir ainsi ? … »

– « Cela m‘étonnerait beaucoup. Si Son Altesse Royale voulait faire des économies,  il lui suffirait de réduire nos repas à deux au lieu de trois. De plus, je me suis renseigné sur lui : les serfs comme les résidents locaux ne tarissent pas d’éloges au sujet de la bonté et de la sagesse du Prince », répondit Vader en souriant avec fierté : « Comme vous pouvez le constater, ce n’était pas un jeu, n’est-ce pas ? »

– « Depuis le début… » Le vieil homme soupira longuement : « Alors vous aviez tout calculé. »

« Il n’y a qu’une chose sur laquelle je me suis trompé », pensa Vader, « c’est la sanction. »

Il avait servi dix ans comme officier de patrouille à Valencia et connaissait parfaitement  la laideur cachée sous la séduisante façade de la ville. De nombreux aristocrates usaient de leur pouvoir pour faire du chantage, même au sein de sa patrouille. Par conséquent, il savait comment les remettre à leur place.

Son Altesse Royale avait eu exactement la réaction à laquelle il s’attendait, à une exception près : les sanctions l’avaient laissé perplexe.

Dans ce genre de circonstances, tout seigneur soucieux de sa réputation aurait acquitté la personne lésée, mais le Prince avait puni toutes les personnes impliquées. De toute évidence, il se souciait davantage du système que de sa propre réputation.  

C’était une qualité plutôt rare chez un seigneur habitué à faire comme bon lui semble.

– « Qu’allez-vous faire à présent ? » Demanda le vieil homme après un silence.

– « Ce que le Chevalier m’a conseillé : me reposer deux jours et continuer à livrer les provisions à ces types qui portent des armes étranges. »

– « Vous auriez pu mener une vie décente avec les artisans du centre-ville. »

– « Mais vous n’auriez pas pu y entrer, Kakusim. Alors n’en parlons plus », répondit Vader en secouant la tête. « Je refuse de vous abandonner. »

Ce vieil homme n’était ni un membre de sa famille, ni son aîné. Six mois auparavant, celui-ci n’était encore qu’un détenu. Tout le monde savait que le vieil homme avait servi de bouc émissaire aux sombres rats des rues, mais ce genre de cas était si fréquent que la patrouille ne se donnait plus la peine de s’en préoccuper. Plus tard, alors qu’un important groupe de pirates pillait la ville de Valencia, Vader crut qu’il allait mourir dans la tourmente, mais alors qu’il était dans une situation critique, le vieil homme le cacha dans la prison et le recouvrit de ses draps malodorants ce qui lui permit d’en réchapper.

Vader n’aurait jamais cru qu’il puisse être sauvé par un de ces prisonniers auxquels, habituellement, il n’accordait pas un regard. Mais en cet instant, il réalisa qu’il ne valait guère mieux que de cette écœurante noblesse.

Les deux hommes qui vivaient dans la même pièce qu’eux savaient qui était Kakusim mais n’osaient pas le toucher en présence de Vader. Si jamais celui-ci venait à partir, ils causeraient sans doute des ennuis au vieil homme.  

– « Ne vous inquiétez pas, tout va s’arranger », dit Vader en tapota les épaules de son bienfaiteur.

Deux jours plus tard, il apprit que Son Altesse recrutait des agents de sécurité publique.