Le froid réveilla Roland de très bonne heure ce matin-là. Il sortit de son lit glacé, enfila son manteau de laine et plongea ses pieds dans un seau d’eau chaude.
C’était un des ײprivilèges perversײ dont il jouissait en tant que Prince : chaque matin, une femme de chambre plaçait un bassin d’eau chaude à côté de son lit, ainsi qu’une serviette propre et une tasse de lait chaud qui réchauffait son corps presque instantanément.
Même si les autres nobles avaient d’autres méthodes pour garder leurs lits au chaud, il était plutôt satisfait. L’ancien Prince tentait constamment de faire venir sa servante Tyr dans cette intention, mais malheureusement pour lui, celle-ci était morte avant qu’il ne puisse la convaincre. Roland, qui n’approuvait pas cette pratique, avait confié le poste devenu vacant à une femme plus âgée mais aussi plus expérimentée. C’était de toute évidence un choix judicieux car malgré le nombre de sorcières qui vivaient au château, elle avait toujours su le tenir propre, intérieur comme extérieur.
Dans la cheminée, il ne restait plus que de légères cendres blanches qui voletaient. Le feu était éteint depuis longtemps. Un vent glacé soufflait derrière les carreaux et il faisait si froid qu’on avait à se croire en automne. Roland essuya ses pieds, fit sa toilette avec un second bac d’eau chaude et referma la trappe de la cheminée qui était restée toute la nuit entrebâillée.
Même si les cheminées ouvertes étaient très courantes à cette époque, le Prince craignant l’empoisonnement au monoxyde de carbone, laissait toujours une petite ouverture avant d’aller se coucher. C’est pourquoi si grâce au feu, la chaleur perdurait la première partie de la nuit, une fois celui-ci éteint, il faisait aussi froid dans la pièce que dehors.
« Il faut absolument que je trouve une solution à ce problème », se dit Roland, « ou bien je ne pourrai pas dormir. »
Après déjeuner, Roland emmena Rossignol, son Chevalier en Chef et ses gardes personnels inspecter les murs.
La vaste étendue d’herbe qui séparait les nouveaux remparts des anciens n’était plus qu’une immense tache blanche. Leurs semelles crissaient sur l’épaisse couche de neige.
Le Prince leva la tête et constata que le ciel était d’un gris pâle. De temps à autres, des flocons s’insinuaient dans son manteau, apportant avec eux une sensation de froid. Il n’ignorait pas que ce genre de temps continuerait probablement jusqu’au printemps de l’année suivante… Peut-être même au-delà.
– « Quelle est la situation sur la ligne de défense ? »
– « Nettement meilleure que l’an passé », répondit Carter Lannis qui semblait détendu. « La plupart des soldats de la Première Armée ont déjà l’expérience des champs de bataille. De plus, grâce à ces révolvers, une dizaine de gardes suffisent pour protéger un segment de mur de cent mètres et supprimer toutes les bêtes démoniaques qui osent s’aventurer au pied des remparts. Le nouveau mur est plus haut de cinquante centimètre, ce qui est difficile à atteindre pour un loup démoniaque. Pour toutes ces raisons, la défense est devenue un simple entraînement de tir pour les soldats. À moins d’une espèce hybride, jamais ces monstres ne pourront franchir la ligne. »
– « Tout est donc pour le mieux. »
Tandis que Roland montait sur le mur, les soldats qu’il croisait le saluèrent, tête haute et poitrine bombée. Au vu de leur motivation, il était évident que ces derniers avaient complètement changé depuis l’époque où ils n’étaient que simples miliciens. À ce moment-là, s’ils se tenaient côte à côte sur le mur à poignarder avec leur pique, ce n’était rien de plus qu’un réflexe conditionné à force de répétition lors des entraînements. Ils avaient les yeux hagards et leurs mouvements étaient rigides. Quiconque, en y regardant de plus près, aurait pu s’apercevoir que leurs jambes tremblaient légèrement.
Mais à présent, le Prince pouvait lire dans le regard des soldats qu’ils étaient pleins de confiance. Après le cérémonial d’usage, tous retournèrent surveiller le champ de bataille.
Du côté de la Forêt aux Secrets, la région était beaucoup plus animée.
C’est dans ce secteur que se trouvaient les cabanes temporairement aménagées pour les serfs et les réfugiés. Depuis le haut du mur, Roland avait l’impression que les nombreuses bandes de terres alignées parallèlement aux remparts étaient autant de vagues qui montaient et descendaient. Au sommet de chacune d’elles se trouvaient une dizaines de logements dont la structure interne était semblable à celle des maisons troglodytes. Les murs étaient suffisamment épais pour conserver la chaleur, un Kang réchauffait la pièce et une couverture de lin suspendue à l’entrée empêchait le froid de pénétrer.
La zone toute entière était divisée en deux : près des remparts se trouvait le Secteur Ouest, où étaient logés les réfugiés, et à l’opposé, le Secteur Est abritait les serfs.
Chaque jour, l’Hôtel de Ville envoyait du personnel sur place pour distribuer de la nourriture et du charbon de bois. En contrepartie, les réfugiés assumaient la tâche d’effectuer les livraisons logistiques au profit de la Première Armée qui protégeait les remparts. Quant aux serfs, la majorité d’entre eux possédaient tout le blé nécessaire. À l’exception de certaines personnes qui partaient chercher du travail pour gagner un peu d’argent, les autres quittaient rarement leur maison bien chaude.
C’est alors qu’une sévère dispute éclata à la jonction entre le Secteur Est et Ouest. Roland s’en étant aperçu, il s’approcha et vit, au milieu de la route qui traversait la zone d’habitations, un groupe de personnes qui se querellait à voix haute. L’un d’eux, vêtu d’un uniforme bleu et blanc, était probablement un employé municipal. Quelques instants plus tard, la dispute dégénérait en bagarre. Les partis opposés échangeaient des coups : c’était un véritable désordre.
– « Votre Altesse ? » demanda Carter.
– « Allons voir », acquiesça Roland.
Parvenu sur les lieux de l’affrontement, le Chevalier en Chef prit les devants. Il se dirigea droit vers les hommes en conflit et envoya au sol deux ou trois fauteurs de troubles. Les gardes personnels du Prince eurent à peine le temps de tirer leurs épées et de les sommer de se calmer que la situation était déjà sous contrôle.
En apercevant le Seigneur, les deux camps cessèrent immédiatement de se battre et tombèrent à genoux à même le sol.
– « Comment vous appelez-vous ? » Demanda Roland au fonctionnaire qui venait de prendre deux coups de poings au visage. Il fronça les sourcils : « Que se passe-t-il ici? Qui vous a attaqué le premier ? »
– « Mon nom est Khoya Harvie, Votre Altesse », répondit l’homme d’une voix altérée en cachant son visage dans ses mains. « C’est ce maudit réfugié, celui qui porte une chemise de lin marron, qui m’a frappé le premier! Je distribuais la nourriture lorsqu’ il s’est précipité vers moi comme un chien enragé. »
En entendant ces paroles, le réfugié que Khoya venait de désigner releva la tête, se retourna et dit :
– « Votre Altesse, les choses ne se sont pas passées comme il vous l’a dit. Ces gens et les serfs ont conspiré pour nous faire chanter. Chaque fois qu’ils distribuent du porridge, ils réclament de l’argent. Lorsque vous nous avez accueillis, vous nous avez bien dit que la nourriture serait gratuite!
À l’écouter parler, Roland fut un peu surpris. Tous les réfugiés qui venaient de la côte Est avaient été passés au peigne fin par le personnel de l’Hôtel de Ville. Ils avaient répertorié tous les artisans, les personnes ayant des capacités spéciales et qui savaient lire et écrire. Ceux-ci ayant été déplacés vers le cercle intérieur, les personnes qui vivaient à cet endroit étaient supposées être des gens du peuple. Cependant, à en juger par le ton de sa voix et son vocabulaire, cet homme n’avait pas l’air d’en faire partie.
En revanche, le Prince était déçu d’apprendre que c’était l’employé municipal qui proféré des insultes comme ײsale chienײ et autres de ce genre. Son nom de famille était plutôt connu… selon toute vraisemblance, il s’agissait d’un homme de feu le Duc Ryan.
– « En effet, je vous ai fait la promesse que tant que vous ne seriez pas officiellement citoyen de Border Town, le porridge et le logement seraient gratuits », réitéra Roland devant tous les réfugiés. « C’est toujours valable aujourd’hui! »
– « Son Altesse est miséricordieuse! »
– « Vive le Seigneur! »
– « Merci, Votre Altesse! »
S’écrièrent les réfugiés en se prosternant tandis que Khoya Harvie blêmissait.
– « Cependant, les combats entraînant des blessures sont une violation de la loi sur mes terres, en particulier envers un fonctionnaire de l’Hôtel de Ville », déclara le Prince.
Sur ce, il ordonna à sa garde personnelle : « Emmenez tous les réfugiés et les serfs qui ont commencé le conflit au château. Je gèrerai ce cas personnellement. »
Il marqua une pause puis regarda Khoya avec intérêt : « Vous faites payer la farine d’avoine!?, J’ai quelques questions à vous poser. »