May n’aurait jamais imaginé qu’au moment où elle serait sur le point de retourner à Border Town, son cœur serait à nouveau plein d’espoirs.
Les bois le long de la rivière Redwater avaient commencé à jaunir et la brise qui soufflait sur son visage était plutôt fraîche. La rivière scintillante ondulait sous ses pieds et, de temps à autres, des feuilles survolaient le navire.
Débarrassée de l’anxiété et de l’agitation qu’elle avait ressentie lors de son dernier voyage, ce paysage d’automne exubérant lui semblait sortir tout droit d’un poème ou d’un tableau.
– « Mademoiselle May », dit derrière elle une voix pleine de respect, « Est-ce vrai que Son Altesse a écrit la pièce ײJournal d’une Sorcièreײ tout spécialement pour vous ? »
May se retourna et constata qu’une troupe d’actrices s’était rassemblée derrière elle. Celle qui les devançait la regardait avec une expression tendue. Elle se souvint du nom de cette personne : elle s’appelait ײHirondelleײ.
– « Je suis désolée », dit Irène avec un signe de la main. Elle s’inclina avec un sourire d’excuse : « Je n’ai pas su répondre à cette question. Je n’ai pas eu d’autre choix que de les laisser venir vous le demander personnellement. »
« Imbécile… » Pensa May en lui lançant un regard hautain. Autrefois, elle les aurait repoussés en ricanant, mais depuis qu’elle avait passé du temps avec Irène, sa patience s’était intensifiée de jour en jour. Aussi répondit-elle :
– « Non, Son Altesse ne l’a pas écrite pour moi. C’était Dame Scroll, Ministre de l’Education, qui a écrit le ײJournal d’une sorcièreײ.
– « Euh, c’est vrai ? » Pensive, Hirondelle cligna des yeux : « Lorsque vous vous disputiez avec Ella, nous avons tous cru que c’était la vérité. »
– « Son Altesse l’a écrit personnellement » et « Son Altesse l’a écrit personnellement pour moi » n’ont pas la même signification. Comment ces gens peuvent-ils ne retenir que la première moitié de la phrase et occulter complètement la seconde ? »
À cette pensée, l’actrice précisa :
– « Mais Son Altesse a approuvé à la fois l’écriture du scénario et la performance théâtrale. Par conséquent, en ridiculisant le script, c’était comme si Ella se moquait de Son Altesse. Sur ce point, je ne l’ai pas induite en erreur. »
– « Avez-vous déjà vu Son Altesse Royale ? »
– « J’ai entendu dire que, comme toute la famille Royale, il avait de longs cheveux gris et était incroyablement plaisant. Est-ce vrai ? »
– « J’ai également entendu dire qu’il était un romantique et avait beaucoup d’amoureuses. »
– « Hey, c’est vrai ? »
En regardant ces jeunes filles pleines de vie, May ne put s’empêcher de froncer les sourcils. « Malédiction! Je n’aurais jamais dû céder à leur curiosité. »
– « Allons, ça suffit les filles, n’importunez pas Miss May », dit Rosia en dispersant le groupe.
– « Ce n’est rien », dit cette dernière en haussant les épaules. Elle se retourna vers le paysage qu’offrait la région côtière. « Après tout, c’est moi qui suis à l’origine de tous ces ennuis. »
– « Je… ne comprends pas », dit Rosia en se grattant la tête. « Pourquoi les avez-vous emmenées avec nous ? Sur trente-cinq, seules deux d’entre elles sont déjà montées sur scène. Les vingt-six autres n’ont pas encore terminé leur formation dramatique. Comme vous l’avez dit précédemment, ce ne sont même pas encore des poussins. Elles sont encore dans leur coquille, prêtes à éclore… Même si le Seigneur n’est pas très exigeant quant à la pièce, j’ai bien peur que même lui ait du mal de les accepter. Si votre but était de vous venger d’Ella, vous auriez dû essayer de faire appel à des actrices de second rôle plus expérimentés. »
– « Je n’ai jamais eu l’intention de les faire toutes jouer. »
– « Ah ? »
Son interlocutrice resta un moment interloquée.
– « Elles sont capables de lire un script, non ? » Demanda May en riant, « Même si elles ont encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir monter sur scène, elles savent toutes lire et écrire. Ne me dites pas que vous l’ignorez! C’est précisément de cette compétence dont Son Altesse a actuellement besoin. » Elle s’interrompit un instant : « Pensez-vous vraiment que Son Altesse Royale Roland Wimbledon aime à ce point le théâtre qu’il nous a recrutés pour une simple pièce ? »
– « Ce… »
– « S’il s’agissait du Seigneur Petrov, la réponse serait oui. Avant de diriger la Forteresse de Longsong, il avait l’habitude de se rendre au théâtre une fois par semaine. Mais Son Altesse Roland n’a assisté qu’à la première représentation de chaque nouvelle œuvre. En dehors de cela, il n’a pas reparu sur la place. Ce n’est donc pas pour son propre plaisir qu’il fait la promotion du théâtre. Il se sert de ces pièces pour véhiculer ses idées. » May marqua une pause et reprit : « Alors que les premiers spectacles mettaient l’accent sur la résistance à l’oppression et le fait que les sorcières ne sont pas mauvaises, ײL’aube d’une Ere Nouvelleײ et ײUne Nouvelle villeײ ont évolué vers le recrutement de personnes et le message : ײdevenez riches par vos propres effortsײ. Je ne fais que me conformer à cette idée avec les petits moyens que j’ai actuellement. »
– « C’était donc pour ça. Je n’y ai jamais pensé… » Murmura Rosia, presque sans voix.
– « Pour parfaire et affiner le scénario d’une pièce, non seulement il faut vous mettre dans la peau du personnage que vous jouez mais il est également important d’essayer autant que possible de comprendre globalement l’histoire si vous voulez lui donner son véritable sens. Un bon acteur se doit également de posséder cette qualité. »
– « Merci pour vos conseils! », répondit-elle en s’inclinant.
– « Soyez tranquille », dit May avec un sourire rassurant, « si jamais vous décidiez de cesser de jouer, vous trouveriez certainement un bon emploi à Border Town. Peut-être même pourriez-vous entrer à l’Hôtel de Ville et devenir agent administratif. Après tout, Son Altesse n’exige aucun statut et ne regarde pas aux antécédents familiaux. Cette voie vous serait beaucoup plus facile que de monter sur scène. »
Lorsque le navire arriva, Mai aperçut Ferlin Eltek qui les attendait sur le quai pour les accueillir.
Naturellement, il était venu pour Irène.
En voyant la jeune femme s’élancer et se jeter joyeusement dans ses bras, elle soupira doucement.
– « Cet homme n’est-il pas Lumière du Matin ? »
– « Ainsi, Son Altesse Royale ne l’a pas envoyé en exil… »
– « Le Premier Chevalier du Territoire de l’Ouest est magnifique », dit Hirondelle. « Je pensais que l’étoile du théâtre et lui étaient… »
– « Qui a dit de telles absurdités ? » Le ton glacé de May réduisit tout le monde au silence. « Dépêchez-vous de prendre vos bagages et de débarquer. Gand et Rosia vous emmèneront à l’Hôtel de Ville afin que vous puissiez enregistrer votre identité. Ceux-ci se chargeront du reste. »
– « Entendu », répondit respectueusement le groupe.
En descendant la jetée, Ferlin, le bras autour de sa femme, s’approcha d’elle pour la saluer et lui dit :
– « Mademoiselle May, Irène vient de me parler de l’affrontement qui s’était produit au théâtre. Merci pour votre gentillesse à son égard. »
– « Ne me remerciez pas », répondit May qui ne pouvait l’accepter, « On aurait pu penser que ces gens lui cherchaient des ennuis mais en réalité, c’était moi qu’ils visaient. »
– « Je tiens tout de même à vous remercier », dit le chevalier. Il se mit à rire et poursuivit : « Si vous n’étiez pas intervenue, elle en aurait pleuré sur place. »
Après leur départ, May fit la moue, prit ses bagages et se dirigea seule vers le quartier résidentiel.
Elle avait déjà laissé aller ses sentiments, mais une telle scène lui causait encore un peu de regret. De plus, elle n’apercevait toujours pas la silhouette familière. Dans sa lettre, il avait pourtant promis de l’attendre avec une agréable surprise.
« Après tout, cet homme occupe un poste important auprès de Son Altesse, contrairement à Lumière du Matin qui peut se promener comme il le souhaite… »
De retour chez elle, May rangea ses bagages et fut frappée de constater qu’elle éprouvait un sentiment de détente qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps. Elle prit une longue inspiration, sortit le vin blanc du placard et s’apprêtait à s’en verser un verre lorsqu’elle entendit frapper à la porte.
Elle ouvrit et se trouva face à la silhouette impressionnante de Carter Lannis.
– « Je ne m’attendais pas à ce que vous arriviez avec demi-heure d’avance », dit-il en essuyant la sueur qui perlait à son front. « Sitôt que j’ai appris que le bateau en provenance de la Forteresse de Longsong était arrivé, j’ai immédiatement quitté la caserne. »
« Je ne sais pas pourquoi, alors que je ne l’ai pas aperçu sur le quai et qu’il n’est pas venu m’accueillir, il suffit que je le voie pour que je retrouve ma bonne humeur. »
– « Voulez-vous boire une coupe ? »
– « Non, je travaille cet après-midi », répondit Carter, accompagnant son refus d’un geste de la main.
– « Soit », acquiesça-t-elle, « Les affaires de Son Altesse sont plus importantes. »
– « Je suis venu vous remettre un cadeau », dit le Chevalier en Chef. Il sortit de sa poche une boîte en bois blanc et la lui tendit.
– « Est-ce le dernier produit du magasin de proximité ? » Demanda May, pleine de curiosité en prenant la boîte. Elle ouvrit le couvercle et découvrit une bague d’un jaune orangé qui reposait sur le fond. Au dessus était incrustée une pierre brillante et transparente sur laquelle la lumière du soleil automnal qui perçait à travers la fenêtre se reflétait en teintes colorées.
« Il ne fait aucun doute que cette bague vaut beaucoup d’argent. Il est donc peu probable qu’elle vienne du marché de proximité. Lorsqu’un noble offre une bague, ça veut dire… »
Elle porta la main à sa bouche.
– « Mademoiselle May, voulez-vous m’épouser ? » Demanda Carter avec le plus grand sérieux.