Au moment où Rossignol vit que Roland était touché, elle sentit son estomac se serrer.
Les bruits environnants devinrent incroyablement lointains. Elle tenta de le soulever et s’aperçut que son corps était raide et froid. Seules ses mains tremblaient encore légèrement. Outre son cri instinctif et terrifié, elle se rendit compte que le seul fait de faire un pas en avant était un véritable défi pour elle.
Elle avait peur que la température de Roland, qui reposait contre sa poitrine, ne cesse de baisser.
Elle craignait également qu’il ne reprenne jamais conscience.
À ces seules pensées, la jeune femme respirait difficilement.
Jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi impuissante.
Anna fut la première à réagir : elle s’accroupit et couvrit la blessure de sa flamme noire. Une fumée blanche s’éleva aussitôt de cette flamme sans luminosité, accompagnée d’un crépitement. Lorsqu’enfin la flamme se dissipa, l’endroit où le bras de Roland avait été blessé était noir et brûlé.
Cependant, le sang s’était enfin arrêté.
« C’est vrai, c’est la mesure d’urgence qu’il nous a enseignée durant les cours de premiers secours. Mais qu’y avait-il ensuite ? Pansez la plaie et courez-vite à l’hôpital voir Nana »
Rossignol ravala sa salive et balaya la nacelle du regard : « non, non, Nana n’est pas avec nous, elle est à Border Town. »
« Il faut rentrer. Et rentrer au plus vite! »
Elle tourna lentement la tête vers le sud-est et regarda en direction de Border Town.
Au même moment, la vue des Diables féroces montrant leurs crocs et brandissant leurs griffes ramena les pensées de Rossignol à leur situation présente.
Elle perçut à nouveau les cris de panique des sorcières, le bruit des revolvers et les grognements sourds de l’ennemi. Tandis que la sensation de froid s’estompait, ses pensées diverses et désordonnées se recoupèrent en une seule :
– « N’essayez pas de combattre les Diables, s’ils nous rattrapent, nous ne pourrons plus jamais rentrer à Border Town. »
– « Foudre! » S’écria Anna, « Protégez le ballon! »
Le teint de la jeune fille était très pâle, mais après avoir jeté un œil à Roland, toujours inconscient, elle serra les dents et s’envola hors de la nacelle.
« Non », pensa Rossignol, « À voir son apparence, il est clair qu’elle ne peut pas gérer les Diables. Comme la plupart des sorcières, Foudre n’a aucune expérience du combat contre un ennemi réel. Je suis la seule ici qui puisse vaincre les Diables. »
Rossignol prit une profonde inspiration et chassa toutes ses pensées concernant le Prince blessé derrière un voile de fortune au fond de son esprit.
« Les deux Diables volent toujours en tenaille, l’un à l’avant et l’autre à l’arrière. Les bras avec lesquels ils lancent leurs armes sont aussi maigres et racornis que du bois de chauffage. Peut-être cela leur prendra-t-il beaucoup de temps pour récupérer. Cependant, ils sont à environ cinquante mètres du ballon et je ne peux arriver jusqu’à eux. »
Si elle lançait son brouillard en plein ciel, la sorcière pourrait très facilement glisser au travers et tomber. Plus elle était éloignée du sol, plus les ײlignesײ le long desquelles elle voyageait se faisaient rares. Si elle restait trop longtemps sur l’une d’entre elles, celles-ci pouvaient changer de direction et la couper morceaux.
Peut-être les Diables étaient-ils également conscients qu’une fois que le ballon à air chaud aurait atterri, leur situation pourrait devenir difficile. L’un d’entre eux agita sa main gauche à trois doigts, cria quelque chose puis tira sur les rênes de sa monture et se précipita droit sur le ballon.
Dans le même temps, l’autre piqua farouchement en direction de Foudre. Tandis qu’elle battait de ses ailes immenses, la bête démoniaque ressemblait à un faucon s’emparant d’un oisillon et prenant son temps pour l’épuiser. Comme Rossignol l’avait prévu, Foudre avait déjà du mal à se protéger malgré son agilité. Elle ne pouvait ni viser ni tirer sur l’ennemi. De plus, les autres sorcières, qui à présent avaient peur de toucher accidentellement la jeune fille, avaient elles-aussi cessé de tirer.
Pendant ce temps, l’autre monture mordait et griffait la poche à air du ballon mais heureusement, le revêtement de Soraya était suffisamment résistant pour parer les griffes et les dents de la bête démoniaque. Réalisant que ses tentatives étaient vaines, le Diable rugit et s’envola au loin. Il semblait vouloir tirer profit de la puissance d’un impact pour déséquilibrer le ballon.
Rossignol se rendit compte que ce serait sa meilleure opportunité.
Elle libéra son brouillard et au moment où un fil légèrement brillant apparaissait au-dessus de sa tête, elle monta dessus sans hésitation. Elle profita du brusque changement de contours du ballon et, l’instant d’après, se retrouva sur la poche à air. Bien que son corps fut parallèle au sol, c’était comme si elle marchait sur un terrain plat, ce qui lui permit de courir vers le sommet du ballon.
Au même moment, le Diable se précipita lui-aussi vers eux.
Dans son monde de noir et blanc, Rossignol découvrit avec surprise que celui-ci possédait aussi un cyclone magique clairsemé qui tournait lentement ainsi qu’une pierre étincelante incrustée sur son bras maigre.
« Possèdent-ils eux-aussi un pouvoir magique ? »
Ce n’était pas le moment de s’y arrêter car une dizaine de mètres pouvait être franchie en un clin d’œil. Ainsi, alors que le Diable était sur le point de heurter le ballon, Rossignol sortit de son brouillard et réapparut juste derrière lui sur la bête démoniaque.
En raison de l’augmentation soudaine du poids, celle-ci se mit à chuter. Comme s’il avait senti que quelque chose n’allait pas, le Diable se retourna et fut reçu par le rugissement du révolver de 12mm de Rossignol.
– « Retourne en enfer! »
Accompagnée d’une flamme et de fumée, la balle jaillit et transperça avec une puissance considérable la tête du Diable, laissant un trou béant de la taille d’un bol à l’arrière de son crâne. En un instant, du sang collant éclaboussa la sorcière et une odeur piquante l’assaillit aux narines.
L’ennemi se tordit et bascula, ce qui dévia le mouvement de la bête démoniaque qui passa à côté du ballon à air chaud. Au moment où Rossignol s’apprêtait à sauter au sommet de la poche à air, un accident se produisit. Le cadavre, en tombant, tira sur les rênes. La bête se retourna brusquement et l’éjecta.
Avant même qu’elle ait eu le temps de réagir, Rossignol avait dépassé la distance pouvant lui permettre de remonter saine et sauve.
Bien que le ballon soit redescendu, il était encore à des centaines de mètres au-dessus de la mer. Avancer dans le brouillard en tombant relevait du suicide. Si Rossignol ne parvenait pas à contrôler sa posture et venait à heurter la première ligne qui se présenterait, elle serait immédiatement coupée en deux.
– « Rossignol! »
Elle entendait ses sœurs crier, horrifiées, mais tout lui semblait inutile. Foudre luttait contre l’autre Diable et même si Maggie se changeait en oiseau de mer, elle ne pourrait jamais la porter. La jeune femme savait ce qui l’attendait.
Sa chute s’accélérait de plus en plus et lorsque la sorcière baissa les yeux, l’océan, qui jusqu’ici était flou révéla sa véritable apparence. Les vagues qui roulaient et éclaboussaient devenaient de plus en plus claires. Elle n’avait pas l’impression de tomber, mais plutôt que la mer venait vers elle.
Plus l’instant fatidique s’approchait, plus ses pensées étaient claires.
Rossignol ferma les yeux et revit sa rencontre avec Roland. Assise au bord du lit, elle jouait avec le poignard qu’elle tenait à la main en attendant que le Prince aux cheveux gris pousse la porte et entre. Le feu vacillant, la porte et la chambre s’estompèrent lentement, seul persistait son visage souriant.
Son seul regret était de ne pas pouvoir l’accompagner jusqu’au bout.
– « Goo Goo! »
Soudain, une série de pépiements retentit. Rossignol ouvrit les yeux et aperçut une silhouette blanche qui se précipitait vers le bas. Celle-ci se jeta sur la poitrine de la jeune femme…
C’était Maggie.
Elle s’apprêtait à dire quelque chose lorsque le pigeon émit un rayon lumineux fulgurant. Immédiatement, son corps se dilata et une immense paire d’ailes semblables à de la chair se déployèrent dans son dos. Ses plumes tombèrent, et sa tête d’oiseau prit une apparence à la fois féroce et terrifiante. Elle ressemblait trait pour trait à une bête démoniaque volante!
– « Ahooooo —! »
Maggie lâcha un rugissement assourdissant, attrapa la jeune femme entre ses griffes et la tira d’un coup sec vers le haut. Le reste de son corps roula dans le ciel avant d’atterrir sur le large dos de l’oiseau.
– « Que se passe-t-il exactement ? », demanda Rossignol stupéfaite.
– « Ahoo Ahoo! » Cria Maggie. De toute évidence, elle tentait de lui remémorer quelque chose.
Cette fois, même sans traduction, la sorcière comprit ce que l’autre tentait de lui dire. Elle ne comprenait toujours pas comment Maggie était parvenue à prendre cette forme, mais le plus urgent dans l’immédiat était de s’occuper du Diable.
– « Allons-y! » Cria-t-elle.